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Venue glorieuse et pensée chrétienne

P. Edouard-Marie Gallez

Aborder aujourd’hui la question de la Venue glorieuse du Christ est hautement périlleux. Le Nouveau Testament nous la présente en rapport avec un jugement, celui de l’humanité qui sera présente sur terre à ce moment-là (Lc 17, 31-35 ; Mt 24, 37-41). Cette conviction de foi se heurte à une certaine pensée aujourd’hui dominante pour laquelle les êtres humains ne sont remplis que de bonnes intentions, et selon laquelle les systèmes de pensée qui dominent ce monde sont des préparations à l’Évangile, voire même des « semences du Verbe ». Bref, le monde est supposé évoluer vers sa spiritualisation, réalisant un Royaume de Dieu qui se bâtit jour après jour ; pourquoi donc devrait-il être jugé ?

De telles convictions sont assénées depuis deux générations maintenant ; seuls les jeunes les mettent en cause, eux qui, de toute façon, ne croient pas à ce christianisme idéologiquement évolutionniste et si éloigné de leur perception pessimiste du monde : ils croiraient davantage en la destruction du monde le 21.12.2012 (si Résurrection paraît après cette date, c’est que nous serons encore vivants).

Si ces questionnements sur le monde ne peuvent toujours pas être abordés en face, c’est parce qu’un blocage empêche encore toute discussion à ce sujet en notre Église occidentale latine. Il s’agit de la vieille pensée dialectique qui, en particulier après le Concile, a opposé ce qui serait le « progressisme conciliaire » à ce qui serait un « avant-Vatican II » – le « progressisme » se caractérisant par une condamnation de tout ce qui n’est pas lui comme étant un « retour en arrière » (réactionnaire), et cela au nom de « l’histoire » dont certains connaîtraient le « sens ». De cette manière, l’indéniable intention évangélisatrice du Concile – qui n’a sans doute pas été par la suite toujours adroitement exprimée – s’est vue détournée au profit d’une exaltation du monde : on a abusé ainsi de l’expression « ouverture au monde », en oubliant que toute cellule vivante qui « s’ouvre » meurt immédiatement en se dissolvant dans le milieu extérieur. Mais psychologiquement parlant, le Concile a été effectivement l’occasion d’une certaine ouverture.

En effet, on est passé d’une attitude de dénigrement de tout ce qui n’était pas ecclésial (et d’une conception de l’Église comme opposée à l’autre « société parfaite » que serait l’État) à un émerveillement pour tout ce qui n’est pas chrétien (et à une volonté d’harmonisation voire de symbiose). En forçant le trait, on pourrait dire qu’on est passé de « Hors de l’Église, point de salut » à « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » – pour reprendre les paroles du générique de la comédie burlesque de Jean Yanne (1973), où l’un des personnages secondaires est un évêque qui joue au militant prolétaire et qui célèbre dans une immense cathédrale moderne et complètement vide. Cependant, si l’on prend un peu de recul, notamment en s’ouvrant au regard que les chrétiens d’Orient portent sur nous latins, on s’aperçoit que l’une et l’autre attitudes psychologiques sont deux opposés dans le même genre et qu’elles procèdent d’un même postulat : l’Église doit se situer face au monde. Or la question est mal posée : et si l’un était imbriquée dans l’autre, et inversement, au sein d’une histoire ?

C’est en effet ce que révèle un regard théologique et historique. La Révélation est histoire, non seulement parce qu’elle s’est dite (et se transmet) dans l’histoire, mais parce qu’elle a changé complètement le cours de cette histoire. Le monde païen a commencé à changer par la prédication quasiment mondiale des Apôtres, et a atteint sa complète disparition avec la mort du dernier païen, au début du XXe siècle, quelque part au fin fond de la jungle inexplorée de Bornéo. Désormais, il n’y a plus de païens : plus un seul homme sur terre n’est étranger au christianisme… ou à telle ou telle de ses contrefaçons. Car le changement de monde n’est pas le fruit seulement du rayonnement de la foi chrétienne ; peu de temps après la prédication des Apôtres, des « copies » de la Révélation sont apparues, qui se sont bientôt organisées en contre-Églises, et elles ont eu une vaste postérité jusqu’à nos jours [1]. Ces phénomènes post-chrétiens, quasiment jamais pris en compte dans notre théologie (sauf par exemple par Henri de Lubac, mais il ne remonte pas au-delà du Moyen Âge), se sont répandus eux aussi dans le monde ancien, y causant des destructions de plus en plus grandes. En ce sens, on pourrait dire que la Révélation a donné le meilleur – le salut –, mais aussi, indirectement, le pire – des faux saluts (Mt 24, 24 ; Mc 13, 22). Cette situation tient à la nature même de la Révélation, qui est un don fait aux hommes : une fois qu’elle est remise par Dieu entre leurs mains, les hommes ont le pouvoir de la servir aussi bien que de l’asservir et de la détourner. Déjà, le thème de l’infidélité court au long de l’Ancien Testament, et le Nouveau nous indique pire encore : Judas était l’un des douze. Non sans raisons, le vieux saint Jean parle des petits « anti-christs » qui sont déjà à l’œuvre (1-2 Jn), et qui préfigurent celui qui se manifestera (2 Th 2, 3-5.8). On comprend ainsi que l’Église n’est pas face au monde, mais inextricablement mêlée à lui, au sein d’une histoire, et surtout dans un combat causé par les anti-christianismes, ce qui apparaîtra pleinement lors du Jugement. D’où l’importance qu’il y a à regarder ce Jugement.

Cette année, nous avons probablement pu constater que les célébrations de la fête du Christ-Roi n’ont pas été davantage que par le passé l’occasion de dire notre attente de la Venue glorieuse de Jésus et du Jugement qui en découlera pour ceux qui seront sur terre à ce moment-là. On a certainement plutôt entendu de beaux développements moralisants (« Il viendra n’importe quand, c’est une manière de signifier qu’il faut être toujours prêt »), spiritualisants (« Il revient en chaque baptisé et en chaque Eucharistie ») ou idéologico-allégoriques (« petit à petit, nous le faisons revenir en bâtissant son Royaume »). Bref, à en croire ces dires habituels, il ne s’agirait pas d’un événement. Or, c’est pourtant bien de cela que Jésus parle dans les évangiles, ainsi que de nombreux autres passages du Nouveau Testament. Il n’est pas possible de reprendre ici ce qui a été développé dans Le Malentendu islamo-chrétien (éd. Salvator, 2012) ; je me limiterai à aborder la question sous l’aspect pointu et apparemment très difficile de la « date ». Car il n’y a pas d’événement sans date.

Quelle date ? Ce qu’il faut comprendre, c’est que des conditions doivent être remplies pour que la Venue glorieuse puisse advenir, à cause du Jugement qui lui est concomitant. Jésus ne prendra personne en traître : la confrontation avec l’évidence de sa Lumière n’est juste et donc possible que si, d’une certaine manière, tous les hommes de ce moment-là auront déjà pris position pour ou contre Lui ; le Jugement fera apparaître alors ce qui doit l’être. Il « faut » que tous ceux qui « doivent » se convertir aient eu le temps de le faire, et inversement pour ceux qui refuseront de se convertir, selon des manières bibliques de parler. Des textes trop nombreux pour être cités ici éclairent l’affirmation très concrète de l’Apocalypse : « Voici, il viendra au milieu des nuées, et tout œil le verra, et ceux mêmes qui l’ont transpercé : toutes les tribus de la terre seront en deuil à cause de lui. » (Ap 1, 7) Quand ? Les allégorisants, moralisants et autres spiritualisants insistent sur le fait que Jésus dit ignorer le jour – mais sans se demander pourquoi le Père, Lui, est dit le connaître. La perspective esquissée ici tient en quelques mots : parce que cette date change tous les jours – et donc, ni les anges, ni Jésus en son humanité, ne peuvent la connaître à l’avance.

La condition à la fois centrale et ultime de la Venue, c’est la prise de position par rapport à Jésus. Comment peut-elle advenir universellement ? De deux manières, dont la première est infiniment préférable à la seconde. De la première manière, le positionnement de l’Humanité pour ou contre Jésus se fait dans la lumière du rayonnement de l’Évangile. Un tel positionnement ne s’est que partiellement réalisé dans le passé, dès l’époque apostolique qui a vu les Apôtres porter l’Évangile dans toutes les grandes civilisations de leur temps, jusqu’en Chine ; par la suite, ce rayonnement est toujours resté partiel, et il le restera. Croire que l’Évangile va toucher un jour tous les hommes est une projection idéologique qui ne voit même pas que, en réalité, tous, aujourd’hui, ont déjà été touchés, au moins par des contrefaçons de l’Évangile. C’est la réponse non totale du peuple hébreu à ce qui était sa vocation qui a empêché le rayonnement de l’Évangile d’être vraiment mondial dès le temps des Apôtres : dans le cœur de Dieu, cette possibilité existait (cf. Mt 24, 34 et parallèles : « En vérité je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé. »). Il ne sera plus jamais totalement universel par la suite. Jésus, qui connaît le cœur de l’homme, savait très bien que les choses ne se passeraient pas aussi bien ; et il évoque l’autre manière par laquelle l’humanité va avancer malgré tout vers le jour du Jugement.

Cette seconde manière ne relève plus du rayonnement paisible de l’Évangile mais des souffrances provoquées par la diffusion et le développement des contre-Évangiles. En effet, ces contrefaçons du salut s’avèrent être des mécanismes autant d’opposition à l’Église que de destruction progressive de tout ce qui est humain (notamment les « traditions »). C’est ici qu’il faut comprendre ce que le Nouveau Testament dit de l’Anti-Christ, « l’homme de perdition » (2 Th 2, 3), qui réunira entre ses mains les pouvoirs de domination de ce monde, et qui, n’ayant plus de concurrent, n’aura aucun scrupule à se manifester et même à se faire adorer. Nous n’en sommes pas là, il y a (encore) beaucoup de concurrences entre les diverses tentatives d’hégémonies mondiales, mais toutes déjà utilisent les ressorts d’un soi-disant salut pour se justifier et enfermer les hommes dans leur système où ils sont à la fois victimes et bourreaux : les ressemblances mutuelles de ces hégémonies deviennent frappantes. Et il est clair qu’un effort mondial est réalisé en vue de leur convergence. À ce point de vue, la collusion de Wall Street avec les théocraties du Golfe et leur islamisme constitue une illustration frappante, ce que Samuel Huntington n’a ni vu ni compris.

Pour nous, chrétiens, ce phénomène de « mondialisation » a un sens profond – il devrait être un objet de la théologie de l’histoire si celle-ci, en Occident, n’était tombée depuis des siècles dans l’oubli, sinon dans des mysticismes aberrants. En voulant faire des hommes leurs esclaves, les systèmes post-chrétiens vont rendre ce monde de plus en plus invivable, parce qu’ils ne marchent jamais. Le clivage va apparaître de plus en plus fortement entre d’une part ceux qui, du fond d’eux-mêmes, participeront aux mensonges et à l’oppression, et d’autre part les (vrais) chrétiens et tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, s’opposeront aux systèmes – au moins au fond de leur cœur. Étant donné qu’ultimement, il n’y aura plus qu’un seul système, celui d’un Maître unique (celui-ci ne se gênant plus pour le faire savoir et paraissant clairement comme l’Anti-Christ aux yeux des chrétiens), tous les gens ne pourront plus qu’être pour ou contre lui. Et donc contre ou pour le Christ. Ce n’est pas par intérêt que d’aucuns se détourneront de l’oppression et du mensonge, car ils n’y auront pas intérêt. Éventuellement par dégoût. Peut-être par compassion pour ceux qui en souffrent plus encore qu’eux-mêmes. Ces gens-là seront chrétiens sans le savoir – des « chrétiens anonymes » en quelque sorte (sans rapport avec la fiction de Karl Rahner), mais qui ne resteront pas « anonymes » longtemps, juste le temps que le Christ se manifeste.

Cela, on peut le comprendre de nos jours déjà, à une échelle certes réduite et avec une portée limitée, en voyant comment beaucoup se sont libérés intérieurement d’un système post-chrétien, par exemple du marxisme-léninisme ; parfois, il est vrai, ils ont été séduits ensuite par le néo-libéralisme, mais la plupart ont été attirés par la foi chrétienne. De même, un nombre important de musulmans dans le monde est attiré par la foi chrétienne, souvent en vertu d’une sorte de raisonnement affectif a contrario  : l’islam dit que le christianisme est frelaté et faux ; or mon expérience m’indique que ce que dit l’islam n’est pas vrai ; donc le christianisme est vrai et Jésus est le Sauveur.

Cette évolution vers le Jugement est-elle linéaire, et donc prévisible par supputation – un domaine où les anges excellent et dépassent tous nos ordinateurs ? Évidemment pas : l’homme est libre, et ceci rend caduque toute prospective humaine autre qu’à très court terme. Les paroles de Jésus peuvent néanmoins être très affirmatives, car elles ne décrivent pas une évolution historique présumée mais les conditions qui vont marquer l’histoire à venir de l’humanité. Et saint Pierre précise que la fidélité des chrétiens hâte le jour de la Venue (2 P 3, 12), étant donné que, alors, la préparation du Jugement s’opère de la première manière, pacifique et rapide. Et inversement : du fait de la compromission des chrétiens avec les anti-christianismes, le Jugement est retardé et se prépare plus lentement, à travers les terribles souffrances qu’ils provoquent. Aussi, le jour de ce Jugement n’est pas prévisible : sa date se modifie tous les jours, en fonction de la liberté des hommes. Globalement donc, nous nous en approchons, mais il peut également s’éloigner relativement.

Pour la pensée occidentale particulièrement formatée en mode binaire (ou bien ceci, ou bien cela), la perspective d’une date constamment changeante jusqu’à ce qu’elle arrive est un terrible paradoxe (elle défie tout algorithme mathématique). Un autre paradoxe est le fait que les post-christianismes conduisent, au moins ultimement, l’humanité à se positionner pour ou contre le Christ, simplement a contrario. C’est l’unique raison pour laquelle Dieu les permet, malgré leur monstrueuse nuisance. Avec ces paradoxes, on touche au cœur de l’espérance chrétienne, qui n’est fondée sur aucune prospective humaine (celle-ci serait d’ailleurs particulièrement pessimiste au regard du monde actuel) mais sur la certitude du Jugement qui accompagnera la Venue glorieuse selon les promesses de Notre-Seigneur lui-même. Bienheureux ceux qui ne sont pas des intellectuels fatigués mais qui sont tout simplement intelligents. On n’a pas besoin d’expliquer cette espérance aux musulmans convertis. Du reste, on pourrait difficilement le faire puisque, en Occident, la pensée théologique dominante (catholique ou protestante) a précisément évacué depuis longtemps de son horizon la Venue du Christ, en la vidant de toute réalité historique et en la remplaçant par un « message » (moral, social, philanthropique, spirituel ou symbolique). Ce message évite soigneusement de mettre en cause et de juger l’emprise qu’a sur le monde celui qui « dès le commencement, est meurtrier de l’homme : il ne s’est pas tenu dans la vérité car il n’y a pas en lui de vérité. Quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds parce qu’il est menteur et père du mensonge. » (Jn 8, 44) Redécouvrir l’attente de la Venue glorieuse, c’est retrouver et anticiper le sens du Jugement qui se prépare : la vitalité de la vie chrétienne en dépend – autrement, il est à craindre que notre christianisme occidental continue de péricliter, laissant le champ de plus en plus libre au « Prince de ce monde » (Jn 12, 31), non sans de terribles conséquences pour le monde et pour l’Église elle-même. En Orient, et même chez nous dans la vie du peuple jusqu’à la Renaissance, l’attente de la « seconde Venue » a été primordiale. Heureusement, le christianisme n’est pas limité aux pays d’Occident.

P. Edouard-Marie Gallez, Né en 1957, membre de la Congrégation Saint-Jean, a soutenu en 2005 à l’Université de Strasbourg sa thèse de doctorat, intitulée « Le Messie et son prophète. Aux origines de l’islam ».

[1] Voir en particulier : www.lemessieetsonprophete.com/annexes/2derives.pdf.

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