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Vers une comptabilité en partie double : le Purgatoire

Sandra Bureau

Dans les premiers siècles chrétiens, (du IVe au VIe siècles), la seule pénitence qui se pratiquait était la pénitence publique dans les mains de l’évêque. Elle avait pour objet la rémission des péchés mortels tels que les définira Augustin – ils s’opposent aux péchés quotidiens qui sont remis simplement par la prière (en particulier le Notre Père), l’aumône, le jeûne et les autres mortifications corporelles – les péchés mortels donc sont ceux dénoncés par le Décalogue et ceux dont Paul dit qu’ils excluent du Royaume des Cieux : apostasie, idolâtrie, mœurs… Leur gravité entraînait un retranchement de l’Église – et donc de la table eucharistique – et de lourdes humiliations dues à la pénitence elle-même (cilice, cendre, tonsure…) mais aussi de graves séquelles dont la défense d’user du mariage même après la réconciliation. En théorie, le pénitent réconcilié était un moine vivant dans le monde, voué à une vie d’humilité, d’abnégation, de prière et de mortification. De plus la pénitence n’était pas réitérable, « il n’y a qu’une seule pénitence comme il n’y a qu’un seul baptême ». Le récidiviste était donc condamné à la damnation ! Ceci explique que rapidement, la pratique de cette pénitence ne s’étendait plus guère qu’aux moribonds et à quelques saints.

La pénitence privée

Dans un tel contexte, très rigide, un nouveau système pénitentiel ne demandait qu’à se développer, quelques âmes un peu plus scrupuleuses venaient trouver les évêques pour les entretenir en privé de leurs fautes et leur demander quelques conseils, mais l’évolution ne sera possible qu’avec l’arrivée des moines celtes au VIe siècle. Rappelons qu’au Ve siècle dans les églises celtiques, tant de Grande-Bretagne que d’Irlande, les institutions ecclésiastiques s’étaient profondément modifiées, et l’on dénotait l’absence de clergé séculier. Les communautés d’églises se groupaient en fait autour des monastères, les abbés étant en même temps les supérieurs des moines et les pasteurs des fidèles d’alentour.

Or, on ne peut comprendre la pratique pénitentielle de ces moines sans introduire ce qui allait alors de pair avec elle : les « pénitentiels ». Dans leur forme la plus sommaire, ces pénitentiels destinés à aider les confesseurs, étaient une classification plus ou moins exhaustive des différentes fautes avec en face de chacune d’elle la pénitence à imposer, le tarif pénitentiel ! Il va se soi que la rigueur de la pénitence était proportionnelle à la gravité de la faute. Très vite cependant un système de commutation de peine (arrea) était envisagé, il s’agissait de remplacer une peine donnée par une peine moins longue mais plus pénible. Ainsi un moine qui s’était enivré devait s’abstenir d’assaisonnement pendant soixante-dix jours ou bien jeûner au pain et à l’eau pendant sept jours !

C’est donc ce système, où rien n’empêche que la confession se renouvelle, tout chose se réglant entre le prêtre et le pénitent, que les moines, infatigables missionnaires, vont répandre autour d’eux – d’autant plus qu’ils en savaient par expérience l’efficacité – non seulement dans le voisinage de leurs monastères, mais également sur le continent : du VIe siècle au début de l’époque carolingienne, toutes les régions de l’Occident latin les ont entendus prêcher ! Le plus illustre d’entre eux fut saint Colomban qui, en 590, passa d’Irlande en Bourgogne. C’est lui qui fonda en Gaule le monastère de Luxeuil, dont le rayonnement ne manqua pas d’atteindre un grand nombre de monastères, et les moines de saint Colomban jouèrent un rôle important dans la diffusion de cette pratique pénitentielle. Mais ce qui est dit de saint Colomban devrait être dit de tous les missionnaires celtes.

Critique des pénitentiels

Le 17ème concile de Tolède dès 589, pas plus que l’arrivée de la réforme carolingienne du VIIIe au IXe siècle, ne purent lutter contre cette forme de pénitence, dont le succès allait croissant, et les pénitentiels, faute de mieux, continuèrent à circuler jusqu’au IXe siècle. Cela n’empêcha pas une certaine forme de pénitence publique de continuer à exister officiellement : la pénitence ne pouvait être négligée de ceux qui voulaient réformer dans l’Eglise la vie chrétienne. Un principe s’était dès lors établi « à faute publique, pénitence publique, à faute privée, pénitence privée ». Mais en fait la réforme visait beaucoup plus le laxisme et le manque d’autorité de ces pénitentiels, s’abritant aisément sous des noms fort vénérables comme Colomban ou Bède, que la pénitence privée en elle-même. Au cours des siècles en effet, les compilateurs de ces livrets, rencontrant dans les sources différents tarifs, n’avaient pas hésité à les inscrire les uns à la suite des autres ce qui fut source de nombreuses incohérences. De plus le système des redemptiones (ou arrea) s’était largement développé, et si les premières compensations introduites ne manifestaient aucun désir d’alléger la pénitence mais simplement la durée, ce ne fut pas le cas des systèmes qui se développèrent par la suite. La récitation de psaumes et l’aumône devinrent monnaie courante. Au fil des siècles une véritable comptabilité s’était mise en place.

Ainsi, pour s’acquitter d’un an de pénitence, différentes solutions étaient offertes : d’abord le triduanum, c’est-à-dire un jeûne de trois jours consécutifs, celui-ci compte pour 30 jours ; ensuite le chant de psaumes : valent pour un jour de pénitence cinquante psaumes et cinq Pater, ou le psaume 118 avec soixante-dix prostrations, ou encore le psaume 50 et cent prostrations ; autre substitution possible : faire dire des messes, une pour douze jours, dix pour quatre mois, vingt pour neuf mois ou encore trente pour un an. Mais les pénitences peuvent aussi être directement pécuniaires : soixante-quatre solidi pour trois ans de pénitence, ou le prix d’un esclave pour une année de pénitence empêchée par la maladie. Les textes font toutefois remarquer que cela ne doit pas dispenser des larmes du repentir. Mais une fois les considérations pécuniaires prises en compte par les aumônes et les honoraires de messe, on ne tarda pas à dépasser les bornes : les gens fortunés trouvaient facilement des gens pour faire pénitence à leur place !

Le purgatoire entre en scène

Mais le champ des pénitentiels ne s’arrête pas là, certains, et cela dès le VIIIe siècle, font mention d’arrea susceptibles de sauver une âme du purgatoire, c’est-à-dire de défunts dont la mort est survenue avant qu’ils aient acquitté les pénitences fixées pour leurs fautes ! Qu’en est-il à cette époque de la doctrine du purgatoire, comment vient-il s’insérer dans notre comptabilité ? Rappelons que les premières élaborations datent de saint Augustin. Les péchés véniels (quotidiens) et les peines des péchés déjà pardonnés qui n’ont pas été expiés sont objet de peines purificatrices temporaires. Si, lors du jugement dernier, une purification est encore nécessaire, le feu du jugement achèvera cette purification. Les peines du purgatoire sont donc des peines qui complètent la purgation pénitentielle commencée ici-bas, mais pour l’intensité de ces peines, il ne faut pas se faire illusion, elles dépasseront toutes les douleurs de la terre, c’est pourquoi Augustin demande à Dieu d’être purifié dès cette vie par les tribulations. C’est aussi pourquoi, avec la tradition de toute l’Église primitive, il affirme, tout aussi fermement que l’existence des peines purificatrices, l’utilité de nos prières, aumônes et offrandes du saint sacrifice pour les défunts, à condition que ceux-ci aient mérité durant leur vie.

Ainsi qui n’a pas en tête les Actes du martyre de sainte Perpétue, où celle-ci implore Dieu en faveur de l’âme de son petit frère Dinocrate, et lui obtient de passer du lieu de misère où il était retenu dans un lieu de rafraîchissement, de rassasiement et de joie ? Augustin lui-même, dans ses Confessions, rapporte que sa mère Monique demandait qu’on fasse mémoire d’elle au cours du saint sacrifice de la messe, « où que vous soyez, devant l’autel du Seigneur » (Livre 9, 27). Et quelques siècles plus tard Césaire de Heisterbach relate l’histoire d’un moine ayant, avant de mourir, pour pénitence deux mille ans de purgatoire ( !), et demandant à son évêque de prier pour lui. Celui-ci fait alors prier pour lui tous les clercs de son diocèse. Un an après, le moine apparaît vêtu de noir, blême et décharné, mais le remerciant pour cette année qui lui enlève mille ans de purgatoire, et prie pour que l’on continue à l’aider encore. Il réapparaît alors en coule blanche, l’air serein annonçant son départ pour le paradis.

Les indulgences, la comptabilité dénoncée

Mais, quand Augustin affirme qu’il y a proportionnalité des peines, c’est-à-dire du temps passé au purgatoire et de la gravité des péchés, il ne voit pas cela de façon quantitative, mais bien qualitative. C’est pourtant l’idée contraire qui va se développer, et l’on va retrouver notre comptabilité, cette fois en partie double ! On compte le temps du purgatoire selon la gravité des péchés, le temps de remise de purgatoire selon l’importance des « suffrages ». Suffrages qui se développent. Ainsi, certains pénitentiels indiquent comme « prix » de la libération d’une âme trois cent soixante-cinq pater accompagnés d’autant de génuflexions et de coups de fouet, récités chaque jour jusqu’à la fin de l’année et un jeûne mensuel. Aux VIIIe-IXe siècles, était apparue la pratique des trente messes (trentain grégorien) dont Grégoire le Grand relate le bienfait pour l’âme du moine Justus. Mais ce sont surtout, aux siècles suivants, les indulgences dont saint Thomas dit qu’elles ne peuvent servir que secondairement et indirectement, mais qui vont entrer dans notre comptabilité. Indulgences qui sont venues se greffer sur les redemptiones ou arrea, les « rédemptions » n’en diffèrent que parce que les conditions en sont déterminées par le prêtre dans chaque cas, tandis que pour les indulgences les équivalences sont fixées par les évêques ou par le Pape qui, lui, définit des conditions générales (œuvre pie, pèlerinage, aumône…).

Au départ, aux XIe-XIIe siècles, les indulgences n’étaient que partielles, un quart de la pénitence imposée au confessionnal, puis du quart on passa à la moitié. Les faveurs papales remettaient ensuite un certain nombre de jours de pénitence, de huit jours on passe à quarante. Aux XIIe-XIIIe siècles, elles devinrent plénières dans le cas unique des croisades, avec une certaine efficacité sur l’au-delà, les bulles insistant sur le cas des croisés morts au combat. Les indulgences viennent alors à s’étendre aussi à ceux qui fournissent des subsides à la croisade et à ceux qui ont fermement eu l’intention de faire la croisade. Au XIIIe siècle, l’indulgence sera appliquée à certaines églises, Sainte-Marie des Anges à Assise notamment.

Le XIVe siècle fut sans doute le siècle d’or des indulgences qui se multiplièrent, sans oublier le Jubilé de 1300 pour les visites répétées des églises de Rome. Les conditions d’accès devenaient de plus en plus faciles et les aumônes une des conditions les plus habituelles des remises de peine. Différents conciles condamnèrent les quêteurs qui dépassaient leurs instructions promettant la libération du purgatoire à bon marché. Et en 1482, la Sorbonne devra rappeler que les indulgences ne permettent pas à une âme de s’envoler immédiatement du purgatoire au ciel dès qu’une pièce tombe dans le tronc ! Peu à peu s’impose (surtout face à la critique protestante) la conviction que l’Église (la hiérarchie ecclésiale n’a pas juridiction sur le purgatoire, même si celui-ci reste le terrain où s’exerce la communion des saints, l’Église puisant dans le « trésor des mérites » des martyrs et des saints pour venir en aide aux défunts non encore libérés de leurs peines.

Du XVIe au XIXe siècle, les indulgences sont liées à des pratiques de dévotion et connaissent une véritable prospérité. Au XIXe siècle, le pape en devient le dispensateur principal, indulgenciant des prières et précisant les conditions d’attribution de la remise de la peine (notamment la pratique de la confession, de la communion et des prières aux intentions du Saint Père).

En 1967, le Pape Paul VI, en rappelant la légitimité de la pratique rénovée des indulgences, a explicitement affirmé leur efficacité pour les âmes du purgatoire. Mais, en retirant toute mesure de temps (pour ne plus conserver que l’indulgence plénière ou partielle), trop liée à une pénitence tarifée, il a coupé court à toute transposition dans la durée du purgatoire.

Au terme (provisoire) de cette histoire, il faut souligner d’abord le sérieux avec lequel l’Église a envisagé la « pénitence temporelle due au péché », corollaire de son extrême indulgence pour les pécheurs : plus elle abaissait en fait les conditions d’accès à la miséricorde, plus elle prenait soin de marquer le sérieux avec lequel il convenait d’accueillir cette miséricorde. La doctrine du purgatoire est née de là. Si l’on veut croire que beaucoup d’âmes, même partagées, échappent au feu de l’enfer, on ne peut croire digne d’elles ni digne de Dieu que cet accès à la vie bienheureuse se fasse sans une véritable étape purificatrice. Par contre l’Église manifeste son respect du mystère des voies de Dieu en refusant de légiférer sur la durée du purgatoire, en renonçant à donner au Pape et aux évêques « juridiction » sur les âmes du purgatoire. Tout au plus dit-elle un lien (par mode de suffrage) entre l’intensité de la prière et l’accélération des peines purgatives.

Néanmoins, la pratique des siècles passés est très liée à une discipline pénitentielle qui n’est plus la nôtre. Aux pénitences plus ou moins tarifées, ont succédé des démarches généralement symboliques qui ne donnent plus lieu à un « arriéré » dont on verrait la nécessité de s’affranchir. La peine temporelle est plutôt comprise aujourd’hui comme un manque à gagner global, engendré par le péché des chrétiens, et qui pèse sur le corps tout entier, en même temps qu’il retarde l’ascension spirituelle de chacun. La nécessité de « satisfaire » n’en est pas supprimée pour autant, et elle peut éclairer d’un jour nouveau la croyance du purgatoire : le pécheur même réconcilié a reçu dans l’absolution la responsabilité d’œuvrer pour contribuer à son relèvement, pour remédier aux séquelles de son péché, en lui et dans les autres.

S’il ne l’a pas fait, ou pas fait assez avant sa mort, il lui reste à l’accomplir dans l’au-delà. Il pourra y être aidé par la solidarité de ses frères.

Sandra Bureau, consacrée de la communauté Aïn Karem, prépare une thèse de théologie sur l’inversion trinitaire chez Hans Urs von Balthasar.

Réalisation : spyrit.net