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Voir Dieu dans le mystère eucharistique

selon saint Pierre-Julien Eymard
P. André Guitton
Nous avons le plaisir de faire une place dans ce numéro à un article rédigé par un des héritiers de ce grand saint de l’Eucharistie que fut Pierre-Julien Eymard, brûlé du désir de faire connaître aux hommes la Présence de Jésus dans le Saint Sacrement.

Passionné de l’Eucharistie, saint Pierre-Julien Eymard a fondé des instituts voués à en promouvoir le culte. Né le 4 février 1811 à La Mure d’Isère, Pierre-Julien Eymard est d’abord prêtre du diocèse de Grenoble de 1834 à 1839, puis membre de la Société de Marie de 1839 à 1856. Date à laquelle il quitte les maristes pour fonder à Paris la Société du Saint-Sacrement puis, peu après, celle des Servantes du Saint-Sacrement, enfin une branche séculière, l’Agrégation. Il meurt, épuisé, à La Mure, le 1er août 1868. Canonisé par saint Jean XXIII le 9 décembre 1962, il a été inscrit au calendrier de l’Église en 1995 par saint Jean-Paul II et proposé à la vénération des fidèles comme « un apôtre remarquable de l’Eucharistie » [1].

L’étude de sa pensée s’est enrichie récemment d’une documentation considérable avec la publication de l’intégrale de ses écrits, disponible soit en édition électronique soit en édition imprimée [2]. De ce fait, nous disposons d’une masse de documents et, sur internet, d’un moteur de recherche qui permet des recoupements aux possibilités presque illimitées.

Que dire sur le sujet qui nous est proposé ? Lui qui a passé des milliers d’heures d’adoration en présence du Saint Sacrement, que pouvons-nous dire de sa contemplation eucharistique ? Mon objectif est plus restreint. Je me propose d’étudier, de façon sommaire à partir de ses écrits, l’expression « voir Dieu », comment elle a marqué sa prédication et sa vie.

Dans ses écrits, le P. Eymard emploie 38 fois l’expression « voir Dieu », que nous pouvons regrouper sous 4 thèmes : le désir de voir Dieu, l’impossibilité naturelle de voir Dieu, par la foi vivre dans l’espérance de voir Dieu, enfin au ciel la joie de voir Dieu. Ce sont là des données communes de la foi chrétienne, qu’il a développées dans ses méditations et sa prédication. Ce qui lui est spécifique, c’est de « voir Dieu à partir du mystère eucharistique ». Une approche qui peut surprendre, mais qu’il revendique. C’est sa clé d’interprétation. Il écrit à Virginie Danion, désireuse de fonder la Société de l’Action de grâce : « La divine Eucharistie est assez grande, assez puissante pour se suffire : tout doit sortir d’Elle et revenir à Elle […] Tout est dans l’adorable hostie. » (27 septembre 1857, CO 698). Son désir de « voir Dieu » s’enracine dans sa propre expérience spirituelle à partir de l’Eucharistie. De la même façon, dans son ministère, il conduit les fidèles à unifier leur vie dans une spiritualité eucharistique. Dans cet essai, j’évoquerai d’abord sa « foi vive au très Saint Sacrement », qui apparaît comme « le fil rouge » de toute sa pensée selon l’expression du P. Fiorenzo Salvi dans la préface aux Œuvres Complètes [3], puis je chercherai à dégager sa ‘vision’ de Dieu dans sa prédication, enfin comment lui-même a vécu sa quête de Dieu jusqu’à atteindre un sommet de la vie mystique.

1 - « Une foi vive au très Saint Sacrement »

Quelle est la grâce propre du P. Eymard ? Quel a été son parcours dans sa quête de Dieu ? Comment Dieu s’est-il révélé à lui dans son histoire personnelle et quelle mission lui a-t-il confiée en l’appelant à fonder des instituts religieux pour promouvoir le culte de l’Eucharistie ? Notons tout d’abord un fait : dans la diversité de ses états et de ses situations, le P. Eymard a conscience d’une continuité, l’appel de Dieu qui l’a suscité et conduit pour être le fondateur d’instituts religieux voués à l’Eucharistie. Ainsi dans sa retraite de 1865, il perçoit clairement le plan de Dieu sur lui. Il note :

Comme le bon Dieu m’a aimé ! Il m’a conduit par la main jusqu’à la Société du Très Saint-Sacrement ! - Toutes mes grâces ont été des grâces de préparation. - Tous mes états, un noviciat ! - Toujours le très Saint Sacrement a dominé. (1er février 1865, NR 44,14).

Il fait l’examen de sa vie à la lumière de l’amour personnel de Dieu : c’est l’Eucharistie qui fait l’unité de sa vie, tout entière ordonnée à sa mission de fondateur. En réalité, c’est au terme d’un long cheminement, fait de ruptures et de recommencements que Pierre-Julien découvre sa vocation de fondateur. Lui-même le reconnaît :

J’ai bien été un peu comme Jacob, toujours en chemin. – Et tout cela, c’était pour m’amener à la vocation eucharistique. Il me fallait Marseille pour m’en donner l’amour exclusif, le centre. – Lyon, pour m’en donner l’exercice et me mettre sur le chemin du Cénacle. Puis, ce cher Cénacle, à l’heure de Dieu. (5 février 1865, NR 44,22)

De façon plus précise, dans sa dernière retraite au noviciat de Saint-Maurice-Montcouronne (91), il fait à nouveau une relecture de sa vie : il note sous le titre de « foi eucharistique » :

La plus grande grâce de ma vie a été une foi vive au très Saint Sacrement, dès mon enfance : – grâce de communion : le désir de ma 8e [année] : tout vers elle. – grâce de dévotion : visite journalière au très Saint Sacrement. – grâce de vocation : - à Fourvière : Notre Seigneur est au très Saint Sacrement, seul, sans un corps religieux qui le garde, l’honore, le fasse glorifier ! Pourquoi ne pas établir quelque chose, un Tiers-Ordre, etc. - à La Seyne (saint Joseph), grâce de donation, de fusion, de bonheur, et qui a duré jusqu’à l’approbation apostolique, si douce. – grâce d’apostolat : foi en Jésus. Jésus est là. Donc à Lui, pour [ou par] Lui, en Lui. (28 avril 1868, NR 45,2)

Ainsi, si la foi c’est chercher Dieu, sans jamais le voir dans notre condition présente, la foi du P. Eymard est caractérisée par cette note « eucharistique. » C’est à travers ses visites quotidiennes à l’église de La Mure, son ardent désir de communier dès l’âge de 8 ans, alors qu’il lui faudra attendre l’âge règlementaire de 12 ans, et tant d’événements qui ont jalonné sa vie qu’il découvre la présence de Dieu, sa miséricorde, son amour, de façon spéciale dans le sacrement de l’Eucharistie. Aussi loin qu’il remonte dans ses souvenirs, La Mure, où il est né et où il a reçu le baptême et les sacrements de l’initiation chrétienne, apparaît comme le terreau où s’enracine la grâce de sa vie : « une foi vive au très Saint Sacrement », qui est à l’origine de « sa grâce de vocation ». Suivent d’autres étapes qui s’inscrivent dans d’autres lieux : Marseille avec son essai de vie religieuse chez les Oblats de Marie immaculée, Lyon avec le sanctuaire de Fourvière en 1851 où il reçoit une « grâce de fondation », La Seyne-sur-Mer où, supérieur du collège Sainte-Marie, il reçoit en 1853 une grâce de force pour tout entreprendre, enfin Paris où s’inscrit l’acte de fondation. Sa grâce d’apostolat prend sa source dans sa foi en la présence réelle et offerte du Christ eucharistique : « Jésus est là. Donc à Lui, pour [ou par] Lui, en Lui », selon le mouvement même de la doxologie de la messe

Dans ses retraites personnelles comme dans sa prédication, les termes de voir / ne pas voir, de voir / croire, de cacher / montrer, de voiler / dévoiler, de lumière / ténèbres s’entrecroisent dans un jeu où l’idéal est de s’approcher, dans la mesure du possible, de cette « foi vive », qui constitue la trame de son existence.

2 - Croire en l’Eucharistie

La foi en l’Eucharistie s’appuie sur la Parole de Dieu, interprétée par la tradition de l’Église, Pères de l’Église et auteurs spirituels, et définie par le magistère, le Concile de Trente notamment. Dans ses écrits, les témoignages sont abondants. Pour illustrer le thème de cet essai, nous pouvons relever deux textes bibliques qu’il a souvent utilisés et médités :

  • L’un tiré d’Isaïe : Vraiment, tu es un Dieu caché,
  • L’autre de l’évangile de saint Jean : Heureux qui a cru sans avoir vu.

2.1 - Un Dieu caché

À 38 reprises, le P. Eymard utilise le texte d’Isaïe 45,15, Vere, tu es Deus absconditus - Vraiment, tu es un Dieu caché, et, sauf une occurrence où il est question de Jésus durant sa vie mortelle (PA 29,1), c’est toujours en relation avec la présence du Christ dans l’Eucharistie. Nous trouvons là une interprétation fréquente chez Eymard, où ce qui est dit de Dieu est attribué directement au Christ en son Sacrement. Dans cet ensemble, l’aspect ‘caché’ du Seigneur est associé à la notion de ‘voile – voile eucharistique’.

Plutôt que de reprendre l’ensemble de ces textes, aux thèmes répétitifs, j’ai pensé faire le rapprochement avec l’hymne Adoro te, où affleure la même comparaison. En réalité, si la table alphabétique indique 8 occurrences de l’hymne, 5 se réfèrent aux exercices de piété inscrits dans les Constitutions de ses congrégations religieuses où l’Adoro te est prescrit, une autre (PT 8,1) fait mention de l’unique goutte de sang qui aurait suffi à opérer la rédemption du genre humain [cujus una stilla] (6e strophe) et les deux autres utilisent l’image du ‘voile eucharistique’.

Ainsi à la question : Quelle forme de vie prend Jésus-Christ en son divin sacrement ?, le P. Eymard répond :

Jésus réside véritablement, réellement, substantiellement au très Saint Sacrement, sous une forme étrangère, voilé, sous des apparences sans sujet.
Ici son amour cache sa divinité et son humanité – latet simul et humanitas [ici se cache également l’homme, hymne Adoro te]. Ce voile eucharistique est la folie de l’incrédule, le scandale des faibles, mais c’est la sagesse divine pour le fidèle, car ce voile eucharistique est 1° un voile de miséricorde, 2° un voile d’amour. (PO 14,4)

De l’hymne cité, il ne relève que le 2e verset de la 2e strophe où est soulignée l’absence de visibilité de l’humanité du Christ.

Nous retrouvons la même approche dans l’ébauche d’une prédication sur l’amour de Jésus au saint Sacrement :

Mais pour constituer son être sacramentel au milieu de nous, que de sacrifices, que d’amour !… Sacrifice de sa gloire. Voyez : un nuage est comme son vêtement, les saintes espèces sont comme le corps de sa personne divine – elles lui sont inséparablement unies.
Il s’humilie non jusqu’à la forme d’esclave, mais jusqu’à la forme du pain. Il s’anéantit en quelque sorte et mieux que dans l’incarnation où au moins on voyait, on touchait une partie de son être ; ici rien – sa substance quoique réelle, y est d’une manière spirituelle inaccessible aux sens : latet simul humanitas et divinitas [Il voile en même temps son humanité et sa divinité, cf. hymne Adoro te, Office du Saint Sacrement].

À la question : ‘Pourquoi se cacher, se voiler’, il répond par ce développement :

Si la foi a besoin d’un voile, l’amour en a encore un plus grand besoin. L’amour de l’homme a besoin de chercher : Quæram quem diligit anima mea [Je chercherai celui que mon cœur aime] [Ct 3,2]. – Cette recherche est comme le vent qui attise le feu, comme l’action qui double les forces. Puis l’amour de l’homme pour être parfait a besoin de se spiritualiser ; il veut l’infini, et cet infini pour nous, c’est Jésus-Christ voilé. L’amour s’enfonce dans ces nuages pour le voir comme Moïse sur le Sinaï [cf. Ex 24,12-16] ; il s’avance de plus en plus dans les mystères de sa grâce et de son amour et quand il croit avoir tout son Jésus, il découvre des splendeurs nouvelles – de claritate in claritatem [de gloire en gloire] [cf. 2Co 3,18] – aussi toujours rassasié et toujours affamé – image du ciel, océan sans fond comme sans rives.
Oh Dieu ! vous me comprenez, âmes eucharistiques, mieux que je ne peux le dire. Si l’amour naturel est un mystère, comment [?] expliquer l’amour divin ! (PG 281)

L’exposé s’achève par cet aveu d’impuissance pour ‘expliquer l’amour divin’. L’hymne de saint Thomas d’Aquin offre des approches autrement plus riches et plus solides pour méditer sur le mystère de cette présence ineffable : qu’il suffise de reprendre la 2e strophe, qui s’achève dans la dernière par le ‘désir d’en savoir davantage, désir de voir, enfin !’, comme on l’a écrit : Jésus qu’aujourd’hui j’adore voilé,/ Quand donc arrivera ce dont j’ai soif ?/ Quand, Te découvrant la face dévoilée / À la vue bienheureuse, jouirai-je de Ta gloire ? [4]

Mais Le P. Eymard n’entend pas prouver ou tirer argument en explorant l’hymne en son ensemble. Il lui suffit de souligner que, dans l’Eucharistie, même l’humanité du Christ est voilée. Du moins, laisse-t-il pressentir cette découverte d’un amour ‘toujours rassasié et toujours affamé’.

2.2 - Croire sans avoir vu

Pour parler de la foi, le P. Eymard utilise à bien des reprises l’exemple de saint Thomas, lui qui a voulu voir pour croire. De façon explicite, il emploie 12 fois le verset de l’évangile de saint Jean, Jn 20,19 : Parce que tu m’as vu, tu as cru : bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru. Le fait de ne pas voir est associé souvent au thème du Christ voilé. Voici quelques extraits de ces occurrences.

Dans un acte avant la communion, comme on le faisait à cette époque, il écrit :

La sainte Communion est une invitation personnelle et toute miséricordieuse de l’amour de Jésus pour moi.
Or, en son état sacramentel, Jésus se déguise [5] et se cache sous une forme étrangère, les sens ne peuvent le reconnaître, la foi divine seule me le découvre et me le montre en me disant par la sainte Église comme autrefois le divin Précurseur : « Voici l’Agneau de Dieu, voici le Sauveur du monde, caché sous les espèces sacramentelles, venez l’adorer et le recevoir. »
Donc le 1er acte de préparation est un acte de foi. […]
Je n’ai pas besoin de vous voir pour vous croire, votre parole est plus vraie que ma vue ; je n’ai pas besoin de vous toucher pour vous reconnaître, mes sens sont trop impurs pour vous toucher [cf. Jn 20,29]. (PA 33,1)

Évoquant la présence physique du Christ en Galilée et sa présence glorieuse dans le ciel, le P. Eymard pose la question :

Mais alors, me direz-vous, comment continuera-t-il du haut du ciel sa mission de Sauveur sur la terre ? Et si les avantages des fidèles qui doivent croire en lui après sa mort doivent être plus grands, comme il l’a promis, que ceux qui l’ont vu de leurs yeux et touché de leurs mains [cf. Jn 20,29], où sont donc ses avantages ?

Il poursuit en évoquant non seulement sa présence dans l’Eucharistie, mais aussi dans sa Parole, qui est comme une incarnation continuée :

Il s’est incarné, il s’est personnifié dans sa vérité, et la parole qui révèle cette adorable vérité devient son second corps, et l’apôtre chargé par Jésus-Christ lui-même de prêcher partout sa vérité […] porte partout Jésus-Christ qui alors se montre et prêche dans tout l’univers à la fois et répète avec la langue du prêtre ses enseignements divins. […]
Et voilà pourquoi il a dit de ses prêtres : « Qui vous écoute m’écoute, qui vous méprise me méprise. » [Lc 10,16] Et voilà pourquoi encore le grave Tertullien a dit : « Le fils de Dieu en nous donnant sa parole vivifiante, l’appelle aussi sa chair », itaque sermonem constituens vivificatorem, eumdem etiam carnem suam dixit (lib. de Resurrectione). Et le savant Origène (hom. 35 in Matth.) dit que la parole qui nourrit les âmes est une espèce de second corps dont le Fils de Dieu s’est revêtu : Panis quem Deus verbum corpus suum fatetur, verbum est nutritorium animarum [Le pain que Dieu le Verbe affirme être son corps, c’est le Verbe qui est la nourriture des âmes]. (PG 14,16)

Autant qu’on peut en juger, ce texte appartient au début du ministère du P. Eymard. Il est singulier parce qu’il dissocie la présence du Seigneur dans sa Parole de sa présence dans le Sacrement, alors que l’Eucharistie est constituée précisément de la double table de la Parole et du Pain.

Enfin, dans un schéma où il esquisse quelques thèmes sur la « foi en l’Eucharistie en parallèle avec la foi des mages », il note :

Ils croient sans voir, – ils croient contre le témoignage de leurs sens, – ils croient contre le témoignage de leur raison, – ils croient sur l’autorité divine, sur la manifestation du ciel, sur le témoignage de l’autorité des prophètes et du sacerdoce. La foi est une soumission de notre raison à la souveraine raison de Dieu, argumentum non apparentium [La preuve des réalités qu’on ne voit pas] [He 11,1].
Ainsi la foi du chrétien en l’Eucharistie a les mêmes conditions : il croit sans voir – quis ? Qui [est-il, que je croie en lui] ? [Jn 9,36] – il croit contre le témoignage de ses sens, de sa raison ; il croit sur la véracité divine de Jésus-Christ disant […] ; il croit sur le témoignage de l’Église qui dit : Ecce Agnus Dei [Voici l’Agneau de Dieu] [Jn 1,29].
Voilà l’essence, la perfection de la foi – les miracles, les consolations, les douceurs sensibles, n’en sont que l’édification. Beati qui non viderunt et crediderunt [Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru, Jn 20,29]. – saint Louis IX. (PR 20,2)

Ainsi ce schéma d’une instruction à ses religieux le 7 janvier 1862 résume de façon sommaire l’enseignement du P. Eymard sur la foi eucharistique. Il est intéressant de noter que les miracles ne fondent pas la foi : ils sont des grâces sensibles, utiles pour l’édification des fidèles. L’exemple de saint Louis, ici évoqué, se réfère à un trait rapporté par le roi à Joinville et transcrit par le chroniqueur : il s’agit, en réalité, du comte Simon de Montfort qui, sollicité pour aller « voir le Corps de Notre-Seigneur qui était devenu en sang et en chair entre les mains du prêtre », a répondu : « Allez le voir, vous qui ne le croyez pas ; car moi je le crois fermement, tout comme la sainte Église nous raconte le Sacrement de l’autel ». Chez Eymard, la réponse est attribuée au roi de France.

3 - La foi qui conduit à aimer

Dans une note où il commente le texte de saint Paul, Nous voyons, à présent, dans un miroir et en énigme, mais alors ce sera face à face [1Co, 13,12], le P. Eymard écrit :

Deux modes de connaître Jésus-Christ : face à face dans la gloire, au ciel, [et] maintenant par la foi – qui nous élève à sa connaissance non à travers des ombres et des figures comme dans l’ancienne loi, mais tempéré, voilé, caché sous une forme étrangère en l’Eucharistie.
Qu’est-ce que la grâce de foi au très Saint Sacrement ? C’est la révélation divine de Notre Seigneur Jésus-Christ réellement et substantiellement présent au très Saint Sacrement. Examinons sa nature.
1° La révélation de Jésus sacramentel est la plus grande grâce qu’un chrétien puisse recevoir sur la terre, c’est la foi en Jésus-Christ présent en sa divine personne, présente sous les espèces sacramentelles. […]
2° La foi en la divine Eucharistie n’est pas seulement une soumission à un mystère qui échappe à nos sens et surpasse notre raison, c’est de plus une vue. Dans la foi aux mystères passés : représentation de souvenirs ; ici en l’Eucharistie : foi et vue en même temps, vue véritable, réelle – Jésus y résume tous les états de sa vie mortelle, il y est même dans son état glorieux.
Eucharistie : contemplation avec tous ses suaves effets.
Science de Notre Seigneur Jésus-Christ par Jésus-Christ en Jésus-Christ lui-même. Quelle suave et forte conviction produit l’adoration ! Repos de l’âme en la divine Eucharistie, c’est que [elle est] centre et fin. Avec l’Eucharistie, l’âme ne d […] voisinage du feu, du soleil, éclaire et échauffe, [comme le] parfum des fleurs embaume, on sent Jésus-Christ.
3° La foi eucharistique n’[est] pas seulement la science, la connaissance de Jésus-Christ, elle porte [?] produit l’amour – impossible de voir [?] Jésus-Christ sans l’aimer – on devrait plutôt l’appeler la foi de l’amour, sa vie et sa perfection.

Et notant les trois formes de l’amour – l’amour par les sens – l’amour de raison, il développe ainsi l’amour divin :

Le troisième amour c’est l’amour divin, l’amour eucharistique puisque l’Eucharistie seule en est le dernier terme de puissance et de bonté, puisque seule elle a pour l’homme voyageur les conditions de vie et d’union. La foi eucharistique affranchit l’amour de l’homme de toute servitude des sens, [de toute] imperfection.
Ici rien à juger, à examiner, mais seulement à se soumettre et à adorer. C’est l’amour dégagé des formes extérieures et qui va se concentrer dans la vérité vue en elle-même – Jésus à Thomas [cf. Jn 20,26-29].
Foi eucharistique : élève la raison de l’homme à l’adoration et à l’amour de la souveraine raison de Dieu.
La raison est venue jusqu’à la porte de Jésus-Christ, du Tabernacle ; l’amour seul y entre, mais pur et libre ; ici commence sa vie, sa vue, sa contemplation mystérieuse, elle entre dans les profondeurs de Dieu, elle invente un nouveau langage etc. (PO 240, 4,5)

Sous sa forme schématique, nous avons là une synthèse de la foi en la Personne du Christ eucharistique, qui produit une vue du Seigneur et qui conduit à aimer, à la foi de l’amour. Elle donne accès à la connaissance supérieure de l’amour de la souveraine raison de Dieu. La raison humaine s’efface devant la Sagesse de Dieu, L’amour seul y entre pour y commencer sa vie, sa vue, sa contemplation mystérieuse jusque dans les profondeurs de Dieu.

4 - Aimer et se laisser transformer

Cette révélation du Christ s’effectue de façon privilégiée dans la communion eucharistique. Le 8 mai 1868, le P. Eymard prêche les Quarante Heures chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, de la rue Monsieur à Paris. Il a choisi comme thème le texte de saint Jean : Ils seront tous instruits par Dieu. Dans son exorde, il évoque l’éducation d’un prince par les personnages les plus distingués ; mais seul le roi peut l’initier à sa fonction royale, car seul il l’exerce. Ainsi en va-t-il du chrétien : c’est le Christ lui-même qui fait son éducation :

Le Christ vient alors lui-même, par la première communion, donner le sens de toutes les instructions que nous avons reçues. Jésus vient se révéler lui-même à l’âme, ce à quoi les livres, les paroles étaient impuissants. C’est vraiment le triomphe de l’Eucharistie, de former l’homme. […]

Le P. Eymard évoque l’aveugle-né qui rencontre Jésus sans le connaître : Quand Jésus-Christ s’est déclaré à lui, il voit Dieu, il l’adore [Jn 9,17.35-38]. Et il poursuit :

L’âme qui communie, qui avait avant une idée de Notre Seigneur, le voit, le reconnaît à la table sainte. On ne connaît bien Notre Seigneur que par lui-même. Voyez Thomas [Jn 20,24-28], les disciples d’Emmaüs [Lc 24,13-35]. C’est l’apprentissage de la vérité par la vérité elle-même. Et la première communion vous donne le sens de tout ce que l’on vous disait depuis longtemps. On s’écrie tout hors de soi : Deus meus et Dominus meus ! [Mon Seigneur et mon Dieu !] [Jn 20,28].
Le Sauveur est comme le soleil, il ne se prouve pas par des démonstrations étrangères, mais par lui-même, par sa propre lumière. Et cette révélation pousse le cœur, l’esprit, à rechercher les raisons intimes des mystères, à sonder l’amour, la bonté de Notre Seigneur. Elle mène à aimer, car c’est peu de savoir, il faut être enflammé et agir. C’est l’effet de cette manifestation. L’adoration ne doit pas rester à l’écorce, mais entrer dans l’intérieur des mystères. L’adoration qui ne se fait bien que par la communion, voit, raisonne, contemple. L’adoration aime. Et on va comme au ciel de clartés en clartés. Le Sauveur est toujours le même et on n’a jamais fini de le connaître. C’est l’apathie, la paresse qui se contente des données extérieures ; l’amour entre, sonde. Ah ! si on osait sonder Notre Seigneur, comme on l’aimerait ! Ainsi l’Eucharistie forme l’esprit à la foi, mais foi active et travaillante. […]
Personne n’a la mission de donner l’amour, personne ne l’infuse. On peut vous dire d’aimer, mais comment on aime, on ne peut vous l’apprendre. On le sent. Notre Seigneur s’est réservé cette mission. Lui seul aussi veut être aimé ; aucune créature, même angélique, ne peut se faire fin d’amour. Et que c’est difficile d’inspirer à l’homme un amour surnaturel et divin ! Notre Seigneur nous donne dans la communion d’abord le sentiment de l’amour, puis la raison, puis l’héroïsme. Mais cela ne se donne qu’à la communion. Nisi manducaveritis carnem Filii hominis, non habebitis vitam in vobis. [Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, vous n’aurez pas la vie en vous, Jn 6,53] – vitam : c’est l’amour, la vie agissante ; car la simple vie de la grâce se donne par le baptême et par la pénitence, et non par l’Eucharistie. On ne prend cette vie, qui est celle de Notre Seigneur, qu’à sa source.[…]
À la communion, c’est le bonheur pur. Là seulement, on voit, on pèse les sacrifices de Jésus-Christ et on finit par éclater et par dire : “Comment pouvez-vous tant m’aimer ?” Et on se lève de la table sainte, ignem spirantes [Soufflant du feu], comme dit saint Chrysostome. On sent combien grande serait l’ingratitude de la paresse en face de tant de bonté. On se plonge dans son néant, dans son humilité et on va aux autres vertus ensuite. Voyez Zachée. L’amour senti produit toujours le dévouement de correspondance. Ce qu’il y a à faire, l’amour l’indique. Il fait sortir de soi, nous élève jusqu’aux vertus de Notre Seigneur. Et l’éducation ainsi commencée par Notre Seigneur va loin et vite. […]
Ah ! mes frères, prenez donc Jésus-Christ pour maître, faites-le entrer dans toutes vos actions. N’allez pas vous contenter de l’Évangile, des traditions chrétiennes. Ne vous contentez pas des mystères passés. Jésus-Christ est là, il est là pour remplacer toutes les figures, il les accomplit toutes en lui. Laissez-vous donner à Jésus-Christ. Qui manet in me et ego in eo, a-t-il dit, hic fert fructum multum [Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit] [Jn 15,5], pour le temps et pour l’éternité. (texte Tesnière, PO 37,4-6)

Voir Dieu dans le mystère eucharistique, ce n’est pas seulement contempler le Corps du Christ dans l’adoration, mais d’abord l’accueillir dans la communion qui suscite une foi active et travaillante, qui suscite le dévouement en correspondance, qui fait sortir de soi et conduit à se donner à Jésus-Christ.

5 - Croire dans la nuit obscure

Si le P. Eymard a prêché avec un zèle aussi ardent l’Eucharistie, c’est qu’il en vivait avec cette « foi vive » qu’il évoquait dans sa retraite de 1868. Ses notes de retraites personnelles permettent de suivre son itinéraire spirituel depuis sa première communion à La Mure jusqu’à la dernière à Saint-Maurice, trois mois avant sa mort [6]. Ses retraites comme fondateur nous livrent le secret de sa grâce eucharistique. Dans sa première retraite à Rome au mois de mai 1863, alors qu’il va recevoir de Pie IX le bref d’approbation de son institut, il se propose de faire cette retraite pour devenir un saint – à mourir à tout. Le gros travail extérieur de la Société est fait. Reste l’intérieur et ce sera le plus difficile, note-t-il. Au terme, il note cette grâce : J’ai demandé le Saint-Esprit, non plus pour les autres, mais en moi. - J’ai compris enfin que Dieu aime mieux un acte de mon cœur, le don de ma personne, que tout ce que je puis faire au-dehors ; qu’un acte intérieur lui est plus glorieux et aimable que tout l’apostolat de l’univers.(NR 17 -24 mai 1863, 42, 1,9).

En 1864, il consacre une partie importante de ses activités à un projet de fondation au Cénacle à Jérusalem. En face de difficultés quasi insurmontables, le P. Eymard part à Rome au mois de novembre 1864 pour suivre le cours des démarches auprès de la Propagande, qui a la charge du dossier. Les semaines passent, une nouvelle année commence. Il reste sur place et commence le 25 janvier 1865 une retraite qui s’achèvera avec la réponse de la Commission cardinalice concernée : elle durera neuf semaines [7]. En cette fête de la conversion de saint Paul, il s’interroge à la suite de l’Apôtre : Seigneur, que veux-tu que je fasse ? Il transcrit régulièrement chaque jour ses trois méditations. Les thèmes sont divers, suivant la liturgie, les événements, tantôt d’action de grâce pour les dons reçus, ou d’examen sur ses propres manquements, ou de méditation sur les mystères du Christ, avec une lecture assidue de l’Imitation de Jésus-Christ. Un thème revient, comme un leitmotiv, le don de soi qu’il renouvelle à plusieurs reprises. Il reçoit des grâces de lumière. Ainsi au jour anniversaire de son baptême, malgré son désir qui lui tient à cœur de fonder au Cénacle, il note :

Ce qui m’a fait du bien, c’est de comprendre qu’un acte de mépris sur moi rendrait plus de gloire à Dieu que le succès de la Société par moi, ou même du Cénacle, parce que ce serait le cénacle en moi, et la gloire de Dieu en moi – ce que Dieu préfère à tous les hommages que je lui ferais sans moi, en dehors de moi. Voilà une royale vérité. (5 février 1865, NR 44,23)

Le 16 février, après une nuit difficile, il est saisi par ce texte de l’Imitation, qu’il transcrit en latin et dont voici la traduction :

Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour posséder tout, et que rien en vous ne soit à vous-même. Pourquoi vous consumer d’une vaine tristesse ? Pourquoi vous fatiguer de soins superflus ? – Demeurez soumis à ma volonté, et rien ne pourra vous nuire. Nul lieu n’est un sûr refuge (retraite Salaise), si l’on manque de l’esprit de ferveur ; et cette paix qu’on cherche au-dehors ne durera guère, si le cœur est privé de son véritable appui, c’est-à-dire si vous ne vous appuyez pas sur moi. Vous changerez, et vous ne serez pas mieux. – Soutenez-moi, Seigneur, par la grâce de l’Esprit Saint. Fortifiez-moi intérieurement de votre vertu […]. – Donnez-moi, Seigneur, la sagesse céleste, afin que j’apprenne à vous chercher et à vous trouver, à vous goûter et à vous aimer par-dessus tout, et à ne compter tout le reste que pour ce qu’il est, selon l’ordre de votre sagesse. – Donnez-moi la prudence… Donnez-moi la patience. (16 février 1865, NR 44,42)

Quelques jours plus tard, alors qu’il médite sur Mon service eucharistique, il note :

À la fin de ma méditation, une très belle pensée m’est venue, assurément de la miséricorde de Notre Seigneur. Je lui demandais comment il me voulait à son service. Et alors, il me semble entendre cette parole : « Sois à moi, dans mon sacrement, comme j’ai été à mon Père dans mon incarnation et ma vie mortelle. » Cette pensée m’a vivement frappé. J’en ai remercié ce bon Maître. Et je me suis donné de nouveau à lui, pour être tout à lui comme il était à son Père. Mais comment Jésus est-il à son Père dans sa vie divine de Verbe, comment était-il à son Père dans sa vie mortelle, comment est-il à son Père en sa vie sacramentelle, voilà ce que je dois examiner, répéter en moi.
Oh ! quelle belle pensée ! Je dois être à Jésus ce que Jésus est à son Père : Ego in eis et tu in me [Jn 17,23]. – Sicut dilexit me Pater et ego dilexi vos. Manete in dilectione mea [Jn 15,9]. C’est le vivit vero in me Christus [Ga 2,20] de saint Paul [Moi en eux, et toi en moi. – Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour. – C’est le Christ qui vit en moi].
Mais prions pour voir cette vérité, et nous y livrer corps et biens. (21 février 1865, NR 44,57)

Le 21 mars, sa première méditation porte sur les « croix des saints ». Il est accablé par des épreuves, et il s’offre totalement. Il note :

Il n’y a pas de saint qui n’ait été crucifié par le monde, – qui ne se soit crucifié, – que Dieu n’ait crucifié d’une manière admirable. - Ce sont surtout les saints Apôtres, les fondateurs des familles religieuses qui ont le plus souffert. - Fonder, c’est creuser la terre de son cœur, tailler des pierres, les marteler, les cimenter, les unir, leur ôter leur état brut, les polir, leur ôter leur liberté et même leur forme. […]
Mon Dieu ! me voici, avec Jésus au jardin des Olives. Voulez-vous que tous m’abandonnent ? que tous me renient ? que personne ne me reconnaisse plus ? que je sois comme une charge, un embarras et une humiliation ? Me voici, Seigneur… (NR 44,118)

Il célèbre l’Eucharistie et, durant son action de grâce, il reçoit une grâce qu’il transcrit le jour même, celle du don total de sa personnalité au Seigneur, qui opère en lui l’union transformante des mystiques :

Action de grâces - À la fin, j’ai fait le vœu perpétuel de ma personnalité à Notre Seigneur Jésus-Christ, entre les mains de la très sainte Vierge et de saint Joseph, sous le patronage de saint Benoît (sa fête) : rien pour moi, personne, et demandant la grâce essentielle, rien par moi. Modèle : Incarnation du Verbe.

Suit un texte tiré du Catéchisme chrétien pour la vie intérieure de M. Olier qui explicite la teneur de ce don [8] :

Or, comme par le mystère de l’Incarnation, l’humanité sainte de Notre Seigneur a été anéantie en sa propre personne, de sorte qu’elle ne se cherchait plus, elle n’avait plus d’intérêt particulier, elle n’agissait plus pour soi, ayant en soi une autre personne substituée, [à] savoir celle du Fils de Dieu, qui recherchait seulement l’intérêt de son Père, qu’il regardait toujours et en toutes choses ; de même, je dois être anéanti à tout propre désir, à tout propre intérêt et n’avoir plus que ceux de Jésus-Christ qui est en moi afin d’y vivre pour son Père. Et c’est pour être ainsi en moi qu’il se donne dans la sainte communion. Sicut misit me vivens Pater et ego vivo propter Patrem ; et qui manducat me et ipse vivet propter me. [De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi]. [Jn 6,57].
C’est comme si le Sauveur disait : en m’envoyant par l’Incarnation, le Père m’a coupé toute racine de recherche de moi-même, en ne me donnant pas la personne humaine, mais en m’unissant à une personne divine, afin de me faire vivre pour lui ; ainsi, par la communion, tu vivras pour moi, car je serai vivant en toi. Je remplirai ton âme de mes désirs et de ma vie qui consumera et anéantira en toi tout ce qui est propre. Tellement que ce sera moi qui vivrai et désirerai tout en toi, au lieu de toi. Et ainsi, tu seras tout revêtu de moi. Tu seras le corps de mon cœur ; ton âme, les facultés actives de mon âme ; ton cœur, le réceptacle, le mouvement de mon cœur. Je serai la personne de ta personnalité, et ta personnalité sera la vie de la mienne en toi. – Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus. [Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi] [Ga 2,20]. (21 mars 1865, NR 44,119).

Par la suite, le P. Eymard développe ce mystère d’union, qui lui donne de vivre dépouillé de son moi égoïste et revêtu du Christ, comme il l’avait entrevu un mois plus tôt : « Sois à moi, dans mon sacrement, comme j’ai été à mon Père dans mon incarnation et ma vie mortelle. » Désormais, il est appelé à vivre, au milieu de nombreuses difficultés, dans la foi pure, avec au cœur une exigence radicale :

Il faut donc que je sois uni à Notre Seigneur Jésus-Christ comme l’était à la direction de sa personne divine la nature humaine, comme l’était tout Jésus-Christ à son Père.
Mais pour cela, il faut être uni d’une union de vie reçue, communiquée. Il faut que cette branche soit échauffée par le soleil pour recevoir la sève liquéfiée. Or, ce soleil préparateur qui attire cette sève divine, c’est le recueillement, c’est le désir, c’est la prière, c’est le don de soi, c’est l’amour ! Veni, Domine Jesu [Ap 22,20], – Vita mea et unica spes mea ![Viens, Seigneur Jésus – Ma vie et mon unique espérance !]. (23 mars 1865, NR 44,124)

Le 29 mars 1865, il reçoit la décision du Collège des cardinaux : sa demande est rejetée. Il acquiesce en silence, non sans souffrir. Et dès le lendemain, il quitte Rome pour rejoindre sa communauté à Paris. Il renonçait au Cénacle, mais il recevait la grâce inestimable du « cénacle en moi », comme il l’avait pressenti dans sa méditation du 5 février.

Sa dernière retraite au noviciat de Saint-Maurice est un chant d’action de grâce, comme au terme de sa vie. En quelques pages, il évoque les grandes étapes de sa vie, il s’en remet à la miséricorde du Seigneur. Dans la nuit qu’il traverse, il confie sa désolation intérieure :

[1°] Il faut que l’amour de Jésus ait bien décru en moi, si j’en juge par l’état de ma vie : depuis deux [ans] et demi. Quelque temps [= jadis]
– mon esprit vivait de la vérité, du travail pour Jésus, des sacrifices pour sa gloire. Il était libre et fort, joyeux. La peine n’entrait pas dans son état intérieur. Et maintenant, il vit de ses peines en soi-même. Il souffre du prochain au fond de son être. C’est une tentation presque continuelle. L’amour-propre de l’esprit est froissé, est humilié, est dépité. Ce qui ne serait pas, si Jésus était sa vie. Donc…
– Mon cœur est occupé, tenté, des consolations humaines, – et faible dans les témoignages d’estime et de dévouement. Il est trop faible quand sa vanité ou sa petite vertu est flattée.
Ah ! quand Jésus le remplissait, il n’avait même pas la pensée de dire ses peines. Rien ne transpirait sur ses traits. Il n’y avait de place que pour Jésus.
Quand les épreuves venaient du dehors ou du dedans, un quart d’heure devant le très Saint Sacrement me fortifiait, me rassérénait. Et aujourd’hui, des heures me laissent le cœur brisé.
Puis j’ai de la peine à me recueillir, à entrer dans l’intérieur des vérités, de Jésus, de moi. Je suis comme un malade qui ne sait parler que de ses douleurs ou de ses déceptions. Je suis dans le négatif.
Aussi le sentiment intérieur est-il mort dans mes adorations. Mon âme est glacée. Jésus ne fait plus luire son bon soleil. Quel galérien je suis ! (30 avril 1868, NR 45,11)

À la fin de sa retraite, il note comme résolution : « faire de l’adoration le pivot de ma vie. - L’âme de mes adorations : le don du [moi] propre, la vertu qui honore ses anéantissements eucharistiques. – Je suis le journalier de Dieu. » (2 mai 1868, 45,16).

Cette confidence du P. Eymard, trois mois avant sa mort, laisse entrevoir l’état de souffrance, d’abandon, de déréliction qu’il connaît. Néanmoins, il poursuit sa mission jusqu’au bout dans un esprit de service, tel le ‘journalier’ à sa tâche quotidienne. Sa foi est intacte, sans vision, sans consolation, dans l’obscurité de la nuit, comme une ultime préparation à la vision de Dieu face à face.

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Au terme de cette recherche sommaire, nous percevons que le P. Eymard prend place dans la lignée des apôtres et des mystiques qui ont cheminé dans la foi avec le désir intense de « voir Dieu ». Avec la place centrale de l’Eucharistie dans sa vie spirituelle, cette quête provient de sa foi en l’Eucharistie, où il trouve comme condensé tout le mystère du salut célébré et contemplé. La célébration de l’Eucharistie conduit à une connaissance toujours plus profonde de Dieu lui-même. Célébrer le Christ en son Sacrement, communier au corps du Christ, le contempler dans l’adoration, c’est accéder à une foi plus profonde, à la foi vive - pour être au terme tout revêtu du Christ, n’être plus qu’un en Christ, tel est l’itinéraire du P. Eymard et son message.

P. André Guitton, , membre de la Société du Saint Sacrement, a été supérieur de la Province de France de son Institut. Secrétaire de la Commission des écrits, il a contribué, à l’édition, électronique et imprimée, des œuvres complètes de saint Pierre-Julien Eymard, récemment parues. Auteur de L’Apôtre de l’Eucharistie, biographie de saint Pierre-Julien Eymard (éd. Nouvelle Cité, 2012).

[1] Cf. la biographie, récemment rééditée : André Guitton, L’apôtre de l’Eucharistie, Biographie de saint Pierre-Julien Eymard, nouvelle édition. Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2012, 384 p. - Pour une approche de sa spiritualité, Manuel Barbiero, Prier 15 jours avec Pierre-Julien Eymard, le saint de l’Eucharistie, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2012, 128 p. (Prier 15 jours avec).

[2] Pierre-Julien Eymard, Œuvres complètes, Ponteranica (Ialie), Centro eucaristico / Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 17 vol. – dont le 1er Introduction générale. L’édition compte 16 518 documents regroupés en 4 sections : correspondance (3 vol.), notes personnelles (2 vol.), constitutions et statuts (2 vol.) enfin prédication (9 vol.), soit au total plus de 10 500 pages. – L’édition électronique est disponible sur le site internet : http://www.eymard.org –– Chaque document est identifié par une cote, ce qui permet un repérage facile par l’index ‘N° Document’ de l’édition électronique.

[3] Œuvres complètes, vol. I, Présentation, p. 9.

[4] Cf. Catherine Pickstock, Thomas d’Aquin et la quête eucharistique, Genève, 2001, p.17.

[5] L’expression est singulière, mais familière à Eymard : ainsi il évoque l’histoire (ou la légende) du roi Henri IV se déguisant pour se rendre comme un ami auprès d’un de ses amis qui est meunier (PG 91,7).

[6] L’ensemble des retraites personnelles d’Eymard forme le volume V de l’édition imprimée, Notes personnelles / 1, 408 p.

[7] La Grande retraite de Rome 1865 occupe les pages 250 à 380, sous la cote NR 44, 1 – 138.

[8] Le P. Eymard modifie quelque peu le texte d’Olier en l’adaptant à sa propre situation. Je souligne, dans le texte en mettant en italique, ce qui constitue le double mouvement de désappropriation et de plénitude.

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