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« Vous verrez le ciel ouvert » : l’Ascension, ou les noces du ciel et de la terre

Isabelle Rak

La théologie de l’Ascension est discrète : peu de traités lui sont consacrés, et au sein des polémiques du XXème siècle concernant l’historicité des mystères de la vie du Christ, elle tend purement et simplement à disparaître, ou à être confondue, temporellement et théologiquement, avec le moment de la Résurrection. D’autre part, la notion de « ciel » a pu sembler parfois naïve ou réductrice, même si peu le confondent, à l’instar de Gagarine, avec le ciel des astronautes ; comment imaginer en Dieu un lieu, voire une durée comme celle qu’est supposé vivre le Christ glorieux durant les quarante jours qui séparent la Résurrection de l’Ascension ? Toutes questions souvent mal posées, mal éclaircies, et qui doivent être considérées au regard de l’Écriture et de la tradition théologique.

L’échelle de Jacob, ou la possibilité d’un échange

La première question qui vient à l’esprit quand il s’agit d’évoquer l’Ascension est donc celle du « ciel » et de sa relation avec « la terre ». Lorsqu’on a dit que l’un comme l’autre sont des créatures, que le ciel est un terme symbolique pour désigner ce qui concerne le divin, par opposition à la terre, habitation des hommes, on est loin d’avoir épuisé la richesse de l’enseignement biblique.

Certes, la séparation entre ciel est terre est réelle, voire irréductible : « le ciel, c’est le ciel du Seigneur, aux hommes il a donné la terre » dit le Psalmiste (Ps 115, v. 16). La Bible affirme d’emblée la différence incommensurable entre Dieu et ses créatures, et dénonce par là toute tentative purement humaine de « monter au ciel » par une conquête qui se vivrait sous la forme d’un défi lancé à Dieu : tel est en effet le cas de Babel, dont on connaît l’échec immédiat. Du moins cet épisode traduit-il, au-delà de sa fin tragique, l’aspiration universelle de l’homme vers la demeure divine. Et cette aspiration est bien souvent évoquée dans l’Ecriture sous diverses formes : la montée de Moïse au Sinaï, d’où il redescend pour donner aux Hébreux les Tables de la Loi (Ex 24, 12-18), l’enlèvement d’Élie (2R 2, 11-13), la vision d’Isaïe (Is 63, 19), et surtout le songe de l’échelle de Jacob (Gn 28, 12).

Arrêtons-nous brièvement sur cette dernière vision, reprise par le Christ en Jn 1, 51 : « vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’Homme » ; cette image est profondément originale, car seule dans l’Ancien Testament elle atteste d’une possibilité de réciprocité dynamique entre le ciel et la terre. Les autres tableaux précédemment cités évoquent la montée d’un personnage auprès de Dieu, mais sa redescente, quand il y en a une, n’est pas contemporaine de son ascension. Ici au contraire, le va-et-vient incessant des angles témoigne d’une possibilité de relation entre Dieu et les hommes qui est précisément rendue possible par la distance signifiée par l’infini éloignement du ciel et de la terre. Et la simultanéité des mouvements ascendant et descendant constitue précisément, nous le verrons, un des traits principaux de l’Ascension du Christ.

La notion d’ascension est donc liée à cette aspiration de l’homme à entrer en relation avec Dieu. Mais tant que la mort n’a pas été vaincue, c’est elle qui ferme à l’homme l’accès ultime à la présence divine. Après la mort, il n’y a plus de louange, plus de relation possible : « dans la mort, nul souvenir de toi, dans le shéol, qui te louerait ? » (Ps 6, v. 6). L’ancien Israël perçoit de manière aiguë cette séparation irréductible que constitue la mort, son caractère définitif, et l’inconnu total qu’elle représente, au point que l’Ancien Testament est presque totalement muet sur la vie après la mort. Le « blocage » a été si total que même après que la Résurrection du Christ nous a rouvert les portes du ciel, celui-ci nous paraît encore tellement éloigné que le retour du Fils auprès du Père peut être compris comme un abandon, comme une absence dont nous resterions inconsolables jusqu’au Jugement. Comment cette absence devient-elle supportable, et même source de grâce ?

L’Ascension, don d’une présence à travers l’absence

Dans une belle formule toute paradoxale, Antonio Sicari affirme que l’Ascension impose à la présence du Christ la forme de l’absence [1]. Plus positivement, le philosophe Jean-Luc Marion présente l’Ascension comme « le don glorieux d’une présence » [2]. Comment lever cette contradiction manifeste ? Ici le rapprochement avec l’épisode des disciples d’Emmaüs est particulièrement éclairant. Dans les deux cas, Jésus commence par expliquer l’Ecriture à ceux qui l’accompagnent, leur démontrant en quoi elles ont annoncé sa mort et sa Résurrection. Puis il prononce une bénédiction et, ce faisant, il disparaît à leur regard. Et fort étrangement, les disciples, au lieu de ressentir frustration et déception de voir ainsi leur Maître se dérober, reviennent à Jérusalem, tout joyeux, pour annoncer à leurs compagnons la bonne nouvelle de la résurrection de Jésus.

Dans le récit de la rencontre d’Emmaüs, il est frappant de constater que les disciples sont incapables de reconnaître le Christ tant qu’il se montre à eux sous sa forme corporelle habituelle : ils sont comme aveuglés par cette présence physique devant laquelle ils se lamentent sur… l’absence, qu’ils croient définitive, de leur Maître. Ce n’est qu’à la fraction du pain, qui évoque bien évidemment la transsubstantiation eucharistique, que les yeux des disciples s’ouvrent et qu’ils l’identifient alors même que sa présence corporelle leur est dérobée. Comme si ce n’était que sous le mode du retrait, du don de soi dans le pain de l’Eucharistie, de l’invisibilité de son corps d’homme, que le Christ ressuscité peut se rendre réellement présent à chaque homme, de manière si prégnante que les disciples d’Emmaüs comme les Apôtres reviennent tout joyeux de ce qu’ils ont vécu.

Le Christ nous est rendu présent par le même mouvement qui le soustrait à notre vision : « je m’en vais, et je viens vers vous » (Jn, 14, 28). Cette stricte contemporanéité entre le départ et la venue, entre la montée et la descente, constitue alors le sens ultime du songe de l’échelle de Jacob : un aller-retour continuel entre le ciel et la terre, entre l’habitation du Fils auprès du Père et la bénédiction qu’il nous donne dans ce même mouvement de retrait. Et ce don qu’il nous fait en bénissant les Apôtres est précisément la capacité de bénir à leur tour. Le départ du Christ permet aux Apôtres d’agir comme si c’était lui, d’accomplir les œuvres qu’il a lui-même accomplies. « Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes, parce que je vais vers le Père » (Jn, 14, 12). La distance ainsi établie permet aux disciples de devenir, non plus les serviteurs, mais les « amis » de leur Maître, des acteurs de sa mission. Ils sont chargés, par la mission qu’ils ont reçue de lui, de Le rendre présent « jusqu’aux extrémités de la terre », de « christifier » le monde.

On comprend alors que les limites spatio-temporelles d’un corps humain, fût-il pourvu de propriétés un peu spéciales comme celles du « corps glorieux » de Jésus, ne permettent pas en effet une rencontre intime, particulière, et non limitée dans la durée, si le corps en question n’est pas re-pensé de manière profondément différente que ce que nous apprend notre expérience quotidienne de la présence de l’autre. Le Corps glorieux du Fils ne se réduit pas à son apparence humaine : l’Eucharistie en est un exemple quotidien. C’est par ce sacrement que nous pouvons toucher le Christ, nous l’assimiler et s’assimiler à lui, et cela vaut simultanément pour des centaines de milliers de personnes chaque jour dans le monde. Quel corps « humain », dans l’acception usuelle du terme, pourrait réaliser cette intimité physique autant que spirituelle ? Une autre dimension du corps glorieux est donnée par l’Eglise, Corps mystique du Christ, appelé à augmenter, à se dilater comme la Jérusalem nouvelle (Is 60, 8). Comme l’écrit le P. de Lubac : « La chair du Christ qui, avant la Passion, était la chair du seul Verbe de Dieu, a tellement grandi par la Passion, elle s’est si bien dilatée et elle a si bien rempli l’univers que tous les élus… par l’action de ce sacrement… il les réunit en une seule Eglise, où Dieu et l’homme s’embrassent éternellement » [3]. Cette dilatation à l’infini du Corps du Christ est le fruit de son extrême « réduction » ou « contraction » qu’il a acceptée de vivre dans son Incarnation [4]. Là encore, c’est le retrait, l’invisibilité du divin cachée dans l’humanité du Christ, qui permet sa suprême diffusion, le plus haut degré de sa glorification.

L’irruption de l’humanité en Dieu et le don de l’Esprit

Lorsque nous affirmons que le Christ est « monté aux cieux » avec son corps, nous ne réalisons guère la nouveauté et la subversion de l’idée du divin qu’implique cette profession de foi. L’humanité du Fils en effet vient habiter, pour la première fois, au sein de la Trinité. La vie du ciel est « touchée » par la corporéité humaine du Christ. La chair assumée dans l’Incarnation est glorifiée par l’Ascension. Ce n’est que lorsque cette humanité du Fils a pris résidence au sein de la Trinité que l’Esprit peut être envoyé sans pour autant annihiler la présence corporelle du Christ en ce monde. S’il n’y a avait pas d’humanité dans la Trinité après l’Ascension, l’effusion de l’Esprit réduirait la présence divine à sa seule immatérialité, et la Pentecôte serait plus platonicienne que chrétienne. Or, puisque le Christ introduit dans la Trinité même sa propre humanité, tout ce qui par la suite descendra du ciel sera en quelque sorte marqué par cette dimension charnelle :

L’Ascension n’est pas une mise en scène inutile : c’est la révélation que la vie du ciel a été pénétrée par la vie humaine, et que par la suite, tout ce qui en descendra à l’avenir (et donc aussi la Pentecôte) descend en étant en quelque sorte déjà incarné, déjà familier à la chair, tendant intrinsèquement vers elle. [5]

C’est ainsi que l’on peut interpréter la parole de Jésus : « Il prendra de ce qui est à moi pour vous en faire part » (Jn, 16, 14). C’est paradoxalement l’Ascension qui permet de nous accepter comme êtres de chair. Contrairement à ce qu’on risque de déduire du départ du Christ auprès du Père, l’Ascension n’est pas le rétablissement de la supériorité de l’esprit sur la matière, droit qui aurait été quelque peu, mais momentanément, malmené, par l’Incarnation. Elle n’est par le dépassement du corps incarné en faveur d’une « loi de l’esprit », elle oblige au contraire l’homme à vénérer la chair de l’Incarnation maintenant glorifiée au sein même de Dieu, à se garder de tout spiritualisme gnostique où la corporéité du Fils ne serait qu’un incident de parcours, un « mal nécessaire » pour notre salut. Il y a un danger de voir l’Ascension comme une purification de notre perception trop « matérielle » de l’humanité du Christ. Celui-ci devrait donc se dérober à nos regards pour que notre représentation du divin soit dégagée de toutes les scories d’une vision « charnelle ». Or, l’Ascension est exactement le contraire de cette prétendue purification : elle est le triomphe ultime du monde matériel créé, qui est, dans le Christ, entièrement divinisé.

L’Ascension, une « re-création » du Ciel

Cette irruption de l’humanité au « ciel », c’est-à-dire au plus profond de la Trinité, modifie profondément la nature de ce « ciel », et tout d’abord par les propriétés liées à la corporéité du Christ. Nous n’insisterons pas ici sur l’aspect « spatial » dont nous avons vu les possibilités e dilatation et d’extension à l’infini. Considérons plutôt la dimension temporelle du corps glorieux de Jésus, dimension qui a posé des problèmes à bien des théologiens, jusqu’à nos jours. En particulier, certains auteurs ont cherché, pour résoudre le problème de la temporalité de ce corps glorieux, qui introduit donc, très logiquement, le temps dans l’éternité divine, à identifier, du point de vue du Christ¸ l’Ascension avec la Résurrection, pour en faire un événement unique. Il n’y aurait donc aucun « délai », pour le Fils, entre le moment de sa Résurrection et sa montée auprès du Père. Les quarante jours perçus par les disciples et attestés par le Nouveau testament ne seraient qu’une illusion temporelle, obligeamment aménagée par le Christ lui-même par souci de pédagogie, afin « d’habituer » les Apôtres, et ceux qui les suivront, à la réalité de la Résurrection. Or, ce tour de passe-passe relève de la même méfiance envers toute manifestation visible et historique du mystère de la Résurrection, qui a conduit nombre d’auteurs à donner à l’expérience sensible de l’événement un statut très inférieur à la connaissance du mystère qui nous est communiquée par la foi « pure ». Selon ces théologiens, « la réalité surnaturelle pourrait être crue sans manifestation sensible » [6]. Si donc nous nous refusons de céder à ce genre de facilité, il nous faut bien admettre qu’une temporalité subsiste pour le Corps glorieux de Jésus, du moins durant les quarante derniers jours de son séjour sur terre. « L’état de ressuscité comporte donc un rapport au temps »5. La discussion de ce problème montre bien qu’il y a quelque chose de « nouveau » dans le ciel, au sein de la divinité, du fait de l’habitation de l’humanité du Fils dans le sein même du Père.

Hans-Urs von Balthasar pousse encore plus loin cette idée de l’intrusion du créé dans l’incréé en suggérant que l’Ascension inaugure une « création » (ou au moins une re-création) du ciel [7]. Parce que l’homme peut alors accéder à Dieu, parce que Dieu a « déchiré les cieux » (Is 63, 19) par la descente et la remontée du Fils, « le ciel est une grandeur qui ne fait que commencer à croître ». D’autres êtres humains sont appelés à rejoindre le Christ, et l’un d’entre eux au moins y habite avec son Corps, la Mère de Jésus. Les saints et bienheureux y ont part eux aussi. Il s’agit donc d’un « lieu » en croissance, celui de l’inhabitation de l’homme dans la Trinité, qui a été entièrement renouvelé par l’Incarnation et l’Ascension du Fils. Joseph Ratzinger précise et radicalise cette idée en rappelant que le « ciel » est essentiellement le mot désignant l’entrée de l’homme dans l’intimité divine par l’intermédiaire de l’humanité du Fils :

Il est insuffisant de dire que l’Ascension a rouvert un ciel préexistant dont l’accès aurait été interdit à l’homme par une disposition de Dieu. Le ciel a été fondé par l’Ascension du Christ qui a établi et rendu possible cette nouvelle relation, la communion entre l’homme et le mode d’existence de Dieu » [8].

Le ciel n’est pas à proprement parler un lieu, il est la rencontre intime de Dieu et de l’homme réalisée par le Christ en son Ascension. Rencontre déjà inaugurée dans le monde présent, car le Christ nous a dit « je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20), et qui sera pleinement réalisée à la Parousie, lorsque descendra d’auprès de Dieu la Jérusalem nouvelle, réalité créée et transfigurée par l’humanité glorieuse du Fils.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] Antonio Sicari, « Nécessité de l’Ascension », Communio, VIII , n°3, p. 5 (1983).

[2] Titre de l’article de J-L. Marion, dans Communio, op. cit., pp. 35-51

[3] Henri de Lubac, Corpus Mysticum, Aubier, Paris, 1949, p. 294. Il s’agit d’une citation de Rupert de Deutz, De divinis Officiis, II, 11.

[4] Hans-Urs von Balthasar, « Le premier-né du monde nouveau », in Communio, op. cit., p. 34.

[5] Antonio Sicari, article cité, p. 7.

[6] Michel Gitton, « Théologie des quarante jours », Communio, numéro cité, pp. 18 -28.

[7] Hans-Urs von Balthasar, La Dramatique Divine, IV, p. 344, Le Sycomore, Paris, Lethielleux – Namur – Culture et Vérité.

[8] Joseph Ratzinger, « Himmelfahrt Christi II. Systematisch », in Lexicon fûr Theologie und Kirche, t. 5, Fribourg, Herder, 1960, col. 361.

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