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« Vraie et fausse réforme dans l’Église », du P. Congar, soixante ans plus tard

Luc Perrin , P. Michel Gitton

Difficile de poser aujourd’hui la question de la réforme de l’Église ou dans l’Église (et de la réforme de la réforme) sans faire référence à l’ouvrage du P. Yves Congar, dont la première édition parut en 1950 et qui connut par la suite une réédition revue et corrigée en 1969. L’ouvrage fut à l’époque largement lu et commenté (le cardinal Roncalli, le futur Jean XXIII, l’annota, dit-on, de sa main, sans qu’on sût dans quelle intention... [1]) et il apparut comme l’expression la plus achevée des positions de l’aile marchante de l’Église de l’époque.

Pour se représenter le contexte, il faut percevoir l’ébullition réformiste qui saisissait l’Église de France (et d’ailleurs) dans les années de l’immédiat après-guerre.

Il y avait d’abord l’acquis des travaux engrangés depuis deux ou trois décennies en matière biblique, patristique et liturgique et dont on avait le sentiment qu’il n’avait pas encore pénétré suffisamment dans le courant de la vie de l’Église.

Ce qu’on a appelé le Renouveau biblique tenait à une nouvelle approche des questions relatives à l’Écriture, qui, après la crise moderniste, cherchait à reprendre à nouveaux frais l’analyse historique des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament en la dégageant de ses préjugés scientistes, tout en acceptant une honnête confrontation avec les données de l’archéologie, de la linguistique, des textes de l’Antiquité etc... On était persuadé qu’elle ne pouvait qu’enrichir la lecture de la Parole de Dieu. Derrière ce projet et ses réalisations se découpe la figure du P. Lagrange et de ses disciples de l’École biblique et archéologique de Jérusalem, qui contribuèrent puissamment à rapprocher les catholiques d’une compréhension intelligente de la Bible dans la fidélité à l’enseignement de l’Église. Dans l’élan donné par l’encyclique de Pie XII, Divino afflante Spiritu, véritable encouragement apporté aux études bibliques, des quantités de publications commencèrent à initier tout un public avide à la lecture des livres saints. Mais cela faisait ressortir d’autant plus le caractère abstrait de l’enseignement donné par ailleurs dans les séminaires, et le moralisme de la prédication courante.

Pendant le même temps et dans d’autres secteurs, s’opérait une féconde redécouverte des écrits des Pères de l’Église. Pour une part, l’impulsion était venue de la rencontre des chrétiens orthodoxes émigrés à Paris après la Révolution russe et qui amorçaient eux-mêmes un « retour aux Pères ». Toute une pléiade de grands jésuites réunis autour des RR. PP. de Lubac, Daniélou, Mondésert dans le scolasticat de Fourvière découvrait tout le parti qu’on pouvait tirer du patrimoine patristique, qu’un goût excessif de la théologie « scientifique » (c’est-à-dire néo-scolastique) avait amené à écarter en grande partie de l’enseignement courant, car jugé trop poétique et pas assez rigoureux, – là où les Docteurs du Moyen Âge avaient au contraire largement puisé à la source des Pères grecs et latins. C’est l’origine de la collection Sources Chrétiennes consacrée à la publication scientifique des écrits des Pères et qui commença non sans peine au lendemain de la Libération. Mais, derrière cette œuvre savante, d’autres menaient un travail de fond sur le mystère chrétien, relayé par des ouvrages d’intelligente vulgarisation et c’est ainsi que mûrissait une attente plus vaste : le souhait d’un autre langage de la théologie et d’une confrontation à nouveaux frais avec les penseurs de la modernité.

Mais ce qui secoua le plus sensiblement l’opinion des catholiques, ce fut certainement le « renouveau liturgique », héritier de ce qu’on a appelé le « mouvement liturgique », amorcé dans le monde des abbayes bénédictines (Solesmes, Maria Laach), mais qui, dans l’entre-deux-guerres, avait commencé à déborder plus largement et à trouver un écho sympathique auprès de nombreux pasteurs. L’expérience des mouvements de jeunesse avec les messes de camp, les paraliturgies évocatrices, les tentatives faites par ailleurs pour rendre accessibles les richesses de la liturgie de l’Église dans des publications bon marché, tout cela créait une attente qui n’entraînait encore que peu de changements dans la pratique générale des paroisses.

Le P. Congar prend acte en 1950 (en fait le livre est écrit trois ans plus tôt) de ces courants et de ces tendances. Il n’est pas le seul : le pape Pie XII avait parfaitement saisi l’importance des renouveaux qu’on vient de retracer et il s’efforçait de les encourager, tout en pointant ce qui risquait d’amener des déviations préjudiciables. Ses grandes encycliques de ces années-là sont consacrées à ces sujets : Mystici Corporis Christi (1943, renouvelant la théologie de l’Église à partir d’une vision patristique), Divino Afflante Spiritu (1943 également) dont on a parlé, Mediator Dei (1947, sur la Liturgie), et Humani Generis (1950, sur les risques d’un retour aux sources qui méconnaîtrait les acquis successifs de la pensée de l’Église). Peu de temps après viendront les réformes de la vigile pascale et des offices de la Semaine Sainte. Et également les projets réformateurs en direction des ordres religieux (avec l’amorce audacieuse des instituts séculiers en 1947, par la constitution Provida Mater Ecclesia).

Un sentiment de malaise

Mais le courant réformiste auquel Congar prête sa voix ne se caractérise pas seulement par ces ouvertures, il souffre d’un sentiment de malaise face au monde en train de se construire. L’ouvrage des abbés Henri Godin et Yvan Daniel paru en 1943, et devenu vite un ouvrage de référence, La France pays de mission, avait donné la note de la mauvaise conscience des catholiques : comment avons-nous pu perdre le contact avec les masses ? Par derrière les analyses sociologiques qui se multiplient dans ces années-là, se profile un sentiment taraudant d’échec : nous croyions que l’Église était sortie plutôt victorieuse de l’affrontement avec les régimes totalitaires (après la guerre une majorité de voix s’était portée sur le MRP, parti connoté de catholicisme), en fait c’était une illusion, le monde s’est édifié sans nous, nos banlieues obéissent à d’autres rites et à d’autres mots d’ordre que ceux du catholicisme, nos campagnes sont païennes, etc. Le P. Congar cite le sentiment d’un militant chrétien plongé pendant la guerre dans les camps de travail : « Je croyais connaître la masse. Je ne la connaissais pas. C’est beaucoup plus sérieux que nous ne l’imaginions. » (p.51) [2]

Ce malaise est attisé par une comparaison implicite avec les « autres » : ces idéologies qui arrivent à soulever des foules, à mobiliser de grands élans de générosité (« le parti des soixante-quinze mille fusillés ») [3], à imprimer leur marque à l’histoire. L’inefficacité, le manque de prise sur le réel dans les entreprises d’Église sont par contraste souvent soulignés. Avec le recul, ces constats nous étonnent un peu, car nous sommes portés à voir l’Église de l’après-guerre comme bien plus forte en hommes et en ressources que celle que nous connaissons [4]. Mais le malaise est là, qui cherche des responsables et qui rêve d’une efficacité retrouvée. « Beaucoup de nos contemporains se rendraient à un christianisme des sources, qui achoppent devant l’Église [...]. Ce qui les rebute, ce n’est pas le christianisme, c’est le monde chrétien. » (p. 57). Le souhait de réforme correspond à ce malaise, qui ne veut plus se contenter des appels à la réforme intérieure, comme si la seule chose que nous puissions réformer, c’était nous-mêmes. Les moyens surnaturels (la prière contemplative, la pénitence, l’obéissance) ne sont pas rejetés, bien sûr, mais on a le sentiment que là n’est pas le problème.

Le P. Congar note, à juste titre, que cette génération a fait l’expérience de la désobéissance pour la bonne cause. De jeunes bourgeois, élevés dans le respect de l’ordre établi, ont dû, pour être fidèles à leur conscience, enfreindre des ordres reçus, voler, tuer parfois. Tous ont fait l’expérience que la légalité pouvait camoufler l’injustifiable. Comment ne pas transposer cela dans la vie de l’Église et se dire que le respect de la Tradition ne justifiait pas tout et qu’il fallait parfois des désobéissances prophétiques pour faire avancer les choses ?

Face à ce constat, la tâche que se fixe le P. Congar est double : il s’agit de donner ses lettres de noblesse chrétiennes à ce mouvement réformiste et de préciser le domaine où il peut être légitime, sans entraîner de nouvelles déchirures dans l’Église.

Qu’est-ce qu’une Réforme ?

Pour réussir le premier point, le P. Congar mobilise sa connaissance hors pair de l’ecclésiologie et sa familiarité avec l’histoire. Oui, le désir de réforme fait partie du mouvement même de la vie de l’Église, comme on le voit à taille réduite dans l’histoire des ordres religieux. Tous les grands moments de la vie de l’Église ont été des réformes : réforme grégorienne, naissance des ordres mendiants, renaissance catholique, il n’est pas jusqu’au pontificat de saint Pie X qui n’ait été marqué par une volonté réformatrice ! C’est un malheur si la saine critique qui inspirait ces volontés de réforme, et qui était si répandue et si franche naguère, est devenue suspecte dans l’Église catholique du XXe siècle, comme si c’était une marque de défiance vis-à-vis de l’institution. Il n’est pas difficile de voir que cette frilosité vient des suites de ce courant qui s’est précisément appelé la Réforme. Le protestantisme, confisquant indûment le thème de la réforme, a amené trop de catholiques à s’inquiéter de toute remise en cause du fonctionnement de leur Église. C’est pourquoi le P. Congar consacre toute une troisième partie (dont il dira dans la seconde édition qu’elle ne le satisfait pas complètement, dans une optique œcuménique) à la Réforme protestante, discutant en quoi elle est une réforme et en quoi elle est une remise en cause plus radicale.

Reste à montrer dans quel domaine une option réformatrice peut être légitime, sans mettre en cause les données fondamentales, que sont la structure de l’Église (sa constitution hiérarchique) et son dogme. Le Congar de 1950 est très net, il s’agit de mieux adapter l’Église au monde qui l’entoure, il n’est pas question de modifier ses principes fondamentaux, ce qui ne pourrait que provoquer une rupture entre ceux qui acceptent cette évolution et ceux qui s’en défendent. Donc la réforme ne portera que sur la « vie », la réalité vécue au quotidien par les chrétiens, dont Congar pense qu’on s’est insuffisamment préoccupé jusqu’ici. Cette réforme sera donc « pastorale »... Voilà le grand mot lâché, il va marquer les décennies à venir et on sait sa fortune lors de Vatican II. Les domaines esquissés semblent effectivement assez bien délimités : la formation dans les séminaires, la catéchèse des enfants et des adultes, la liturgie bien sûr, les relations entre prêtres et laïcs dans le fonctionnement concret des paroisses, etc. Ce primat de la pastorale ne signifie pas le désintérêt pour le reste, mais la conviction (qui était sans doute aussi celle de Jean XXIII) que le dépôt de la foi n’est pas en cause, que l’on est suffisamment solide par ailleurs pour ne pas lâcher un pouce du terrain gagné dans les débats antérieurs (y compris lors de la crise moderniste). Il vient aussi de cette fascination pour le « vécu », ce sentiment que les grandes idées ont à s’incarner et que le christianisme, c’est avant tout cela : des relations entre des personnes concrètes, une prise en compte des problèmes du monde « réel » (le réel étant, pour tous ces hommes élevés dans l’institution, ce qui se passe ailleurs que chez nous), un engagement.

Le Congar de 1969 (la réédition remonte en fait à l’année 67) est beaucoup moins net. Certes, il peut claironner par un certain côté, l’évolution de l’Église a donné raison au courant réformateur dont il s’était fait le porte-parole, les ambitions des années 50 ont été largement atteintes et même dépassées par le Concile et ce qui a suivi : réforme de l’enseignement dans les séminaires, aggiornamento des ordres religieux, mise en place de conseils pastoraux dans les paroisses et surtout réforme liturgique, qui ont fait tomber la barrière qui séparait clercs et laïcs, qui ont mis fin à une pompe désuète, qui ont ouvert à la collégialité et à la coresponsabilité ; on respire désormais un air neuf, la vie entre à pleins poumons dans la vieille institution. Que désirer de plus ?

Celui dont l’Église fera finalement un cardinal doit avouer qu’on est encore loin du but et que la perspective entre-temps a changé : « Les questions demeurent des questions d’adaptation, mais elles sont devenues plus radicales, non seulement parce qu’elles sont plus dures, plus exigeantes et plus urgentes, mais parce qu’elles se posent aujourd’hui au niveau des racines mêmes de l’Église et de la foi. » (p. 9) Autant dire que la distinction entre la vie et les structures ne fonctionne pas comme prévu : on ne peut toucher à la « vie », sans amener des questions plus fondamentales sur la constitution même de l’Église et sur le dogme. L’adaptation entrevue n’est pas seulement un ravalement de façade, elle oblige à reconstruire des pièces et peut-être à toucher aux fondations. L’aveu est de taille. Il prouve a contrario le lien qui existe dans l’Église entre sa structure fondamentale déposée dans ce qu’on pourrait appeler son code génétique et les questions les plus concrètes de sa vie communautaire et liturgique. Autant dire que la pastorale n’est pas le domaine miracle où l’on pourrait promouvoir des réformes et des adaptations selon les impératifs du jour sans toucher à la nature de l’Église. L’effet attendu, qui devait amener en foule les incroyants de bonne foi rebutés jusque là par les lourdeurs de la société chrétienne, ne s’est pas vraiment produit. Et, dans peu de temps, une nouvelle déchirure (ce qu’on avait voulu précisément éviter) allait s’ajouter à celles du passé.

En 2011, que reste-t-il ?

Quarante ans se sont écoulés depuis, peut-on dire qu’ils ont confirmé les espoirs qu’on avait placés dans la réforme entrevue ? Il serait bien imprudent de le dire. D’un certain côté, on pourrait soutenir que beaucoup de réformes (au pluriel) ont eu lieu dans l’Église, pour certaines positives, d’autres plus discutables, mais qu’on ne s’est jamais tant éloigné d’une perspective de Réforme, au sens traditionnel du mot : c’est-à-dire un retour aux sources de la foi, qui déterminerait un nouvel élan apostolique et spirituel. Pire : on ne voit pas qu’elle soit désirée ou attendue, comme si l’Église fonctionnait très bien comme elle est et que nul n’ait le droit, sans outrecuidance, de lui demander autre chose que ce qu’elle nous offre aujourd’hui. Les méthodes pastorales sont devenues intouchables, comme autrefois les dogmes, et, malgré la faillite de plus en plus patente de la catéchèse et de la formation des prêtres, toute critique des années récentes est mal venue.

Pourtant le souhait d’une nouvelle Pentecôte est toujours porté dans l’Église. Paul VI, en tendant la main au Renouveau charismatique dans les années les plus noires de l’après Mai 68 avait osé l’exprimer. La formule wojtylienne de la « nouvelle Évangélisation » répondait sans doute au même souci, que l’on voit assez largement partagé dans le milieu des communautés nouvelles, face à l’immobilisme des structures en place. Mais il faudrait sans doute emprunter d’autres chemins que ceux que le R.P. Yves Congar recommandait en 1950. Une réforme fondée sur la pastorale ne peut être une vraie réforme, car l’Église repose d’abord sur la foi. C’est en retrouvant l’éblouissement pour le Mystère du Christ, la beauté du culte, l’exemple des saints, tout cela dans l’imprévisible nouveauté de l’Esprit, que l’Église pourra renaître de ses cendres.

On aurait intérêt à méditer sur ce jugement d’un bon témoin des espérances et des désillusions des années qui précédèrent et suivirent Vatican II, le P. Louis Bouyer : « La pire des corruptions reste celle des réformes elles-mêmes, qui, au lieu de remonter aux vraies sources des vrais renouveaux, et pis encore sous couvert de le faire, ne font qu’accélérer et porter à leur terme infidélité et décadence. » [5] Dur ? Oui, mais peut-être salutaire.

Luc Perrin, Né en 1958, agrégé d’histoire, est maître de conférences d’Histoire de l’Église à la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg (université Marc-Bloch). A publié L’affaire Lefebvre (Cerf, 1989) et a contribué à Histoire des curés, Fayard, 2002.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Malgré l’image d’un Jean XXIII acquis de bonne heure aux thèses réformistes, il faut se rappeler que son action comme nonce en France se marqua plutôt par une nette sévérité pour l’expérience des prêtres ouvriers et son soutien aux publications traditionalistes.

[2] Les citations sont toutes prises dans la deuxième édition (le Cerf 1969, l’intérieur est daté de 1968).

[3] C’est ainsi que Maurice Thorez à la fin de la guerre prétendit fixer le martyrologe du Parti Communiste : 75 000 à Paris, 100 000 en province. Les chiffres sont sans doute très surévalués.

[4] On pense aux foules qui suivirent, du 28 mars 1943 au 29 août 1948, les quatre reproductions de la statue de Notre Dame de Boulogne, dénommée pour la circonstance « Notre Dame du grand Retour [à la foi] » : moulées en 1939, elles ont sillonné la France sur plus de 100 000 km, entraînant les foules à pied qui accompagnaient la Madone. Mais cela sans doute n’était pas dans le sens de l’histoire...

[5] Religieux et clercs contre Dieu, Aubier-Montaigne, 1975, p. 114.

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