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"Demain", une Revue catholique d’avant-garde, 1905-1907 (Louis-Pierre Sardella)

Paris, DDB, coll. « Pages d’Histoire », 2011, 388 p. – notes bibliographiques, cartes, tableaux, index.
Paul Airiau

Remise en cause socio-politique avec le combisme, intellectuelle avec ce qui va devenir le modernisme, psychologique avec l’entrée en modernité religieuse, tels sont trois des défis du catholicisme français au début du XXe siècle.

C’est dans ce contexte que naît à Lyon la revue Demain, qu’étudie Louis-Pierre Sardella suivant une démarche classique – mais est-il d’autre voie possible que l’histoire de la fondation et du développement, le panorama des collaborateurs, l’analyse géographique et sociologique de la diffusion, puis la longue analyse thématique des positions avant l’explication de la disparition ? Il prolonge ainsi ses travaux sur l’archevêque d’Albi, Eudoxe-Irénée Mignot, proche du modernisme.

Demain, née en 1905 à Lyon, recrutait ses lecteurs à 40 % chez des clercs (dont une proportion non négligeable de prêtres, sans doute relativement jeunes), dans la France entière mais avec une concentration dans une grande région lyonnaise. Elle se voulait l’expression d’un catholicisme « progressiste », libéral, moderne, novateur, anticlérical, hostile aux dévotions « ultramontaines », républicain, dreyfusard, etc. Les qualificatifs, d’époque, peinent à cerner simplement les orientations d’une revue portée par de multiples personnalités : Pierre Jay, Édouard Aynard, Joseph Gillet, l’abbé Joseph Brugerette, Léon Chaine, Marcel Rifaux. Plus en retrait, les évêques Lucien Lacroix et Mignot soutiennent le projet, comme les abbés Houtin et Loisy, et le pasteur protestant libéral Paul Sabatier, ce qui donne à la revue des réseaux internationaux (Suisse, Angleterre).

Dans tous les cas, on est loin du catholicisme intransigeant. Le libéralisme est la note dominante, lorsque sont commentés les faits et documents de l’actualité, en politique, en économie, en religion, mais un libéralisme que l’on pourrait qualifier d’évangélisme catholique moderne. Évangélisme, en ce qu’il met la relation à Jésus découvert dans l’Évangile au centre de ses préoccupations. Moderne, en ce qu’il donne à la conscience de l’individu croyant une souveraineté si forte sur ce qu’il peut croire et croit que cela conduit à relativiser l’absoluité de la Révélation et les régulations doctrinales institutionnelles.

La revue peut ainsi fédérer ceux qui se reconnaissent en ces orientations et se constituer comme un des principaux astres d’une galaxie catholique jugeant nécessaire une transaction avec la modernité, et gravitant à proximité du protestantisme libéral et du républicanisme spiritualiste. Coalescence d’individualités ayant des horizons et des attentes partiellement divers, Demain accepte la séparation des Églises et de l’État, s’interroge sur l’opportunité de retraites imposées par l’État, et défend l’exégèse historico-critique jusque dans la déstabilisation qu’elle opère des conceptions de la fin du XIXe siècle relatives aux dogmes et à l’autorité magistérielle.

Œuvre portée par la conscience religieuse de Pierre Jay, la revue ne survit pas à la condamnation du modernisme en 1907. Le fondateur jugea que le décret romain Lamentabili condamnait l’essentiel de ce qu’il avait voulu défendre : une nécessaire acculturation du catholicisme à la modernité du début du XXe siècle, afin qu’il demeure partie prenante de la société en répondant aux attentes de la conscience religieuse.

Louis-Pierre Sardella conclut son parcours en rapprochant la réalité ancienne des temps présents, reprenant indirectement à son compte certaines des critiques de Demain (autoritarisme du centre romain voulant restaurer une puissance passée) et voyant dans la revue un révélateur du « hiatus entre les affirmations doctrinales et les besoins spirituels de l’individu croyant » (p. 369), de « la disjonction […] entre le fait de se dire catholique et celui de ne pas se soumettre à toutes les orientations pontificales, à l’égard desquelles on estime pouvoir émettre des réserves, voire prendre ses distances » (p. 369). Dans tous les cas, la conscience refuse d’abandonner ce qu’elle juge vrai face à l’autorité.

Faut-il le dire ? Du point de vue historique, cette question n’est pas si neuve. Les jansénistes furent, parmi d’autres exemples, de grands utilisateurs de l’objection de conscience. Du point de vue de l’histoire théologique, la question n’est pas plus neuve, et le magistère romain la résout par l’utilisation des notions de « conscience éclairée » et d’ « erreur invincible », qui lui permettent de conserver sa posture d’autorité face aux « besoins spirituels de l’individu croyant », tout en les gérant au cas par cas. Reste à savoir si l’individu croyant est prêt à accepter de s’interroger ou de remettre en cause ce qu’il affirme être ses besoins spirituels, au point de les abandonner au nom de l’obéissance à l’autorité, vécue comme un chemin spirituel. Les nombreuses conversions d’intellectuels dans les années 1880-1930 montre que ce phénomène n’a pas été marginal.

Il y aurait sans doute là de nouvelles enquêtes historiques à entreprendre pour cerner davantage ce qu’est la croyance (et ses modalités) en régime de modernité. Pour le début du XXe siècle, Demain en donne à voir un aspect. Péguy en serait sans doute un autre, celui de la découverte de la consonance des positions magistérielles avec ses propres besoins spirituels et ses propres affirmations intellectuelles, originellement proches pourtant de nombre de celles des rédacteurs de Demain (voir le récent ouvrage de Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé, Charles Péguy et la modernité. Essai d’interprétation théologique d’une œuvre littéraire, Artège, 2010).

Question actuelle donc que celle de L.-P. Sardella, non tellement parce qu’une mutation se produit alors, mais parce qu’elle est l’expression d’une expérience anthropologique qui s’est sans doute affirmée depuis le milieu du XVIIIe siècle, celle de la croyance dans la modernité. On se gardera donc d’affirmer que la position de Demain est actuelle. Car il faudrait considérer que l’expérience de Péguy est inactuelle, ce qui reste à établir – et même si il faut mécontenter une partie de son lectorat, il n’est pas sûr que le mécontentement entraîné par ce jugement ne soit pas trop important pour que l’on se risque à l’affronter.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

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