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Le sens spirituel de la théologie chez saint Thomas d’Aquin

Fr. Renaud Silly, o.p.

« La Somme Théologique, avec sa limpidité abstraite et sa transparence impersonnelle, c’est, cristallisée sous nos yeux et comme fixée pour l’éternité, la vie intérieure même de saint Thomas d’Aquin [1] ». Les témoins de Dieu portés sur les autels se sont tous illustrés par une éminente charité, dont ils ont atteint le plus haut degré possible. En quoi consiste cependant celle dont saint Thomas a vécu, et dont peut-être il est mort aux yeux du monde ? Sa sainteté nous frappe en ce qu’elle a consisté à fonder une théologie systématique. Est-ce là une œuvre de miséricorde ? Cependant, si ce n’est pas dans l’œuvre qu’il nous a léguée, avec ses constructions gothiques et ses syllogismes complexes, qu’il s’est montré le disciple du Seigneur, alors mieux vaudrait parler de saint Thomas et faire l’éloge de sa sainteté malgré le fait qu’il fût théologien. On voudra bien concéder sans doute que saint Thomas s’est montré un authentique contemplatif, et même un mystique, dans les hymnes qu’il a composées pour la Fête-Dieu, comme le Pange Lingua ou l’Adoro te devote. Cependant, si c’est à cela que se limite sa contemplation, autant dire que saint Thomas fut un saint à ses heures perdues, entre les cours en quelque sorte. La raison flamboyante qui transparaît dans ses œuvres demeurerait par trop marquée au coin d’éléments étrangers à la Révélation et à la Tradition pour incarner l’idéal du sage chrétien. N’est-ce pas ce que suggère le cardinal Balthasar lorsqu’il écrit de saint Anselme qu’il se tient au moment crucial où la révélation biblique peut être comprise comme l’achèvement et la surélévation de la philosophie antique [2]. Le moine du Bec-Hellouin nous ferait monter au Thabor de la philosophie, transfigurée en Amour du Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu [3]. Chez saint Thomas déjà, ce sublime équilibre entre spéculation et mystique serait rompu au profit de la première. Toute à ses nouveaux jouets métaphysiques, la raison humaine amorcerait le processus qui doit l’amener à revendiquer hautement une autonomie incompatible avec les formes affectives de la vie de foi. L’œuvre de saint Thomas porterait en germe les stigmates d’une modernité éclatée, rongée par un paganisme latent qu’elle aurait elle-même contribué à relever de ses ruines en la travestissant d’oripeaux chrétiens. Du paon, ce geai n’aurait jamais revêtu que les plumes ! Le propos de cet article est de montrer comment saint Thomas, traitant des réalités divines, donne aux théologiens un éclatant témoignage de la liaison absolue et nécessitante qui existe entre l’étude et les soins spirituels de l’âme [4]. L’investigation scientifique ne peut procurer la connaissance de Dieu que si elle-même est en étroite union vitale avec lui. Dégager la signification spirituelle de la théologie de saint Thomas ne consiste pas seulement à exhumer le soubassement monastique et traditionnel qui l’anime – il n’y aurait d’ailleurs pas à gratter longtemps, puisque l’Aquinate fut placé comme oblat au Mont-Cassin, offert au monastère par sa famille avec la perspective d’en devenir abbé, de l’âge de cinq ans à quatorze, et qu’il a appris, à lire dans le psautier et à vivre, dans un chœur de moines. Pourtant, il s’est appliqué à l’étude d’une science toute profane, écoutant l’ordre …de se munir également des richesses de la culture profane dont les païens tirent avantage … pour nous en servir quand il faut parer le Temple de la Révélation avec les trésors de la sagesse humaine [5]. Cela n’a pas alourdi, mais accéléré son envol vers la sainteté : c’est en cela que son exemple peut nous servir, nous qui ne disposons pas des moyens d’une communauté monastique pour nous adonner à la contemplation mystique, submergés que nous sommes par les tâches matérielles et habitués à faire de notre raison un usage conforme à ce qu’en attend le siècle.

Thomas reçoit de la tradition une doctrine profondément unifiée de la contemplation chrétienne. La théologie est une expression de la vie théologale, à tel point que c’est dans des hymnes, des prières et des sermons que les Pères définissent la science sacrée : Dirigeant mes efforts d’après cette règle de foi, autant que je l’ai pu je T’ai cherché, j’ai désiré voir par l’intelligence ce que je tenais par la foi  [6]. Saint Anselme reprend la même idée avec un contenu plus conceptuel : Je désire comprendre au moins un peu ta vérité, ta vérité que mon cœur croit et aime [7]. Ces phrases expriment avec force le paradoxe de la raison croyante : il est dans la nature de la raison de soumettre à sa mesure et de porter à son niveau ce qu’elle connaît, alors qu’il est dans la nature de la foi de nous offrir une vérité radicalement hors de portée de la raison. D’un côté, notre nature brûle de connaître, de l’autre, Dieu se fait connaître d’une manière qui fait pâlir et rejette dans l’ombre la lumière naturelle. Il faut donc que la théologie, explicitation du donné révélé, trouve à son principe la munificence de Dieu lui-même, qui nous fait dans la foi l’aumône de la vérité. Il n’y a pas de théologie sans la foi. Sans les largesses liminaires de Dieu, la théologie n’aurait pas lieu d’être.

C’est en effet Dieu qui est cause de la foi, non seulement parce que les vérités qu’elle nous enseigne ne nous viennent pas dans l’idée si Dieu ne les révèle, mais encore en ceci que lorsque l’homme adhère à ce qui est de foi, il est élevé au-dessus de sa nature : il faut donc qu’il ait cela en lui par quelque principe surnaturel qui le meuve du dedans ; et voilà comment la foi … vient de Dieu qui par sa grâce nous meut intérieurement [8]. Saint Thomas hérite d’une haute idée de la transcendance de Dieu, laquelle ne peut être surmontée que par un don qui trouve sa source en Lui. La foi m’élève au niveau d’un tel partenaire où j’atteins non par mes propres facultés, mais par la grâce. La foi est ainsi un exhaussement, une dilatation de l’intelligence par laquelle Dieu la saisit de son mystère. Aussi la conversion du pécheur est-elle une élévation de son esprit jusqu’à l’objet qui dépasse toute mesure.

Cependant, il n’y a pas davantage de foi sans théologie. La foi n’est pas un corps étranger, comme un lot de propositions inertes dans mon cœur, comme une obole de Charon qui nous assurerait le passage sur la rive de l’au-delà. Demeurant sauve la réalité de la foi déposée en nous comme un trésor, elle se traduit immédiatement par une succession d’énoncés soumis à la critique théologique. Le don de la foi qui nous meut intérieurement ne peut se passer de la réponse que nous lui adressons comme créatures raisonnables. Ainsi la foi implique de notre part une certaine théologie. Nous le vérifions avec l’apôtre Thomas : le Docteur Angélique discerne dans la conversion de son saint patron une théologie comme saisie dans le vif de sa naissance : Thomas devient aussitôt bon théologien, quand il confesse la vraie foi : l’humanité du Christ quand il dit « Mon Seigneur », … et sa divinité, [quand il dit] « Mon Dieu [9] ». Saint Thomas exprime sur son mode propre le saisissement surnaturel et indicible de la grâce : c’est en cela qu’il devient un bon théologien.

Voyons maintenant ce qui dans notre nature humaine appelle la nécessité d’un discours humain sur Dieu. C’est que la science est assimilation du savant à l’objet connu [10]. L’âme est en quelque façon toutes choses, dit Aristote. Notre intelligence constitue l’instance médiatrice par laquelle nous assimilons le réel, par laquelle nous lui devenons semblables. L’union dans la connaissance n’est pas la juxtaposition de deux abstractions, mais plutôt la synthèse du sujet et de l’objet. Le réel peut être en nous sans cesser d’être en soi, dans une union qui respecte l’altérité . Dans l’expérience commune, l’amour entre les époux est le lieu où nous est donné à voir tout à la fois la connaissance mutuelle la plus intime, et le respect le plus strict de la différence. C’est pourquoi un sens spécial du verbe connaître dans la Bible qualifie l’union conjugale, c’est pourquoi aussi la parfaite connaissance de Dieu y revêt le vocabulaire de l’union nuptiale.

Que penser d’époux qui ne chercheraient pas à se connaître ? Or c’est le même motif humain qui pousse les époux l’un vers l’autre et le chrétien dans la recherche de la sagesse théologique. Combien le désir d’union est au principe de l’acte de l’intelligence, c’est ce que nous enseigne Claudel écrivant : A quel moment l’être passe-t-il de l’autre côté, et devient-il âme ? à quel moment l’être a-t-il achevé d’attirer à lui, de posséder intérieurement ce qui agissait sur lui hors de lui, c’est ce qu’aucun texte, aucune définition ne nous permet encore d’imaginer [11]. L’acte de l’intelligence est, d’après le poète, inconnaissable, à cause du paradoxe qu’il y a à penser une union qui préserve la différence par le fait même qu’elle gagne en intimité : plus je connais mon objet, plus je perçois son individualité irréductible à la mienne. L’abolition de la distance garantit la pérennité de la différence. Ainsi avons-nous affaire, dans le meilleur de la pensée thomiste, à une métaphysique de la connaissance qui déborde en métaphysique de l’union.

Connaître, c’est aussi s’éprouver soi-même, à travers l’autre, comme vivant. Claudel aimait parler de co-naissance, c’est-à-dire que l’objet se fait aussi le médiateur de l’assomption du sujet, il le fait être, du fait que le savant s’enrichit en devenant en quelque sorte ce qu’il connaît. Jésus dit en saint Jean : La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, Toi le seul vrai Dieu et celui que Tu as envoyé, Jésus-Christ  [12]. Saint Thomas commente :

Parmi les œuvres de la vie, la plus haute est celle de l’intelligence, qui est de connaître : de sorte que l’opération de l’intelligence est au plus haut degré la vie (…) c’est une même chose que l’intelligence en acte et que la chose connue en acte. Puisque l’intelligence est vie et que connaître c’est vivre, il s’ensuit que connaître la cause éternelle, c’est vivre de la vie éternelle. Or Dieu est la cause éternelle : donc connaître et voir Dieu, c’est la vie éternelle [13].

Nous pouvons poser une équivalence entre vivre et connaître. Avec saint Thomas, osons ajouter que si nous avons une intelligence, c’est pour connaître Dieu. Si connaître, c’est vivre, connaître parfaitement, c’est connaître Celui qui a la vie en plénitude.

Développée sur un plan humain, la connaissance surnaturelle de Dieu se retrouve soumise à un dilemme radical : si l’intelligence humaine n’est maîtresse d’elle-même qu’en pénétrant son objet par la raison, elle devra introduire dans ses raisonnements les catégories logiques de la philosophie profane, lesquelles risquent à tout moment de faire basculer l’exposé théologique dans le rationalisme. Les innovations de saint Thomas en la matière ne manquaient pas d’inquiéter son rival et ami saint Bonaventure, qui voyait là un mélange d’eau dans le vin pur de la Parole de Dieu. Comment faire alors pour que notre assimilation de la foi sur un plan humain n’en dénature pas la réalité ? L’Aquinate estimait non sans malice que c’était là convertir l’eau en vin, comme à Cana ! Derrière l’humour de la remarque, nous pouvons décrypter un des ressorts les plus intimes de la sainteté de saint Thomas. Le signe de Cana désigne le mystère par lequel le vin de la divinité assume l’eau de l’humanité pécheresse. La foi surnaturelle est indissociable de l’expression en paroles et en notions humaines qu’en donne le Credo, de même que l’on ne peut séparer, dans l’hostie et le sang consacrés, la pauvreté des espèces de la richesse du don de Dieu à laquelle ils nous donnent accès. Le théologien risque à tout instant de profaner la parole divine par des arguties trop mondaines. Alors, il sera infidèle à la mission surnaturelle, au ministère quasi sacerdotal qu’il tient dans l’Église : de même que le prêtre est le ministre de la miséricorde divine dans la parole de la réconciliation qu’il adresse au pénitent, et l’instrument du don que Dieu fait lui-même de lui-même dans l’Eucharistie, de même le théologien est le ministre de la parole miséricordieuse de Dieu donnée aux hommes.

Rien ne peut garantir que le discours tenu par le théologien sur Dieu corresponde bien à quelque réalité en cet être infiniment transcendant, sinon le fait qu’il y a en Dieu un Verbe divin par lequel Dieu se connaît parfaitement lui-même, qui est principe de toute intelligibilité, et parce que ce même Verbe s’est révélé et incarné, récapitulant en lui toute parole humaine. C’est pourquoi la théologie prolonge l’Incarnation du Verbe ; c’est aussi pourquoi l’islam ne peut produire de théologie, au sens d’une parole portant sur Dieu : dès lors que l’on a posé Dieu comme transcendant, il n’y a que l’économie révélatrice du Dieu-Trinité de la Bible qui permette de penser une communication réelle de Lui aux hommes.

Ainsi on ne fera pas une théologie chrétienne en donnant de pieux prolongements à des thèses abstraites, de même que le mystère eucharistique n’a rien d’une transmutation alchimique du pain en Corps du Christ. L’action de Dieu n’est pas un concours apporté à mon œuvre personnelle, mais une présence créatrice insérée à la racine de mon être et la source de la liberté sous la grâce [14]. La grandeur de la théologie est de ressaisir dans l’ordre théologal la modeste contribution des hommes à la recherche de la vérité révélée. Alors on ne s’étonne pas que pour être théologien, il faille être un peu saint, si le théologien a pour mission dans sa théologie d’incarner la foi. Ce qui est en jeu dans sa théologie, c’est au fond le mystère théandrique du Verbe fait chair. Il faut être saint, c’est-à-dire un être soi-même mû par la charité, pour y réussir, et nous ne nous étonnerons pas que saint Thomas mît la tête dans le tabernacle pour y solliciter l’inspiration de l’Esprit.

Il nous faut maintenant comprendre comment la théologie fait croître en nous l’amour surnaturel de Dieu. La théologie est une certaine impression de la science divine [15], c’est-à-dire une certaine participation à la connaissance que Dieu a de lui-même. Sans doute est-ce un sens émoussé de la transcendance qui ne nous fait plus apprécier cette intuition de saint Thomas à sa juste valeur. Car ce qui nous est promis pour la vie future, c’est ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme [16]. Peut-être n’aurons nous pas assez de toute l’éternité (dont on sait qu’elle dure longtemps, surtout vers la fin), pour revenir de notre surprise à la découverte de ce que Dieu veut pour nous. La théologie est l’ébauche de cette découverte qui ira toujours en s’amplifiant.

Commentant les paroles de Jésus : sanctifie-les dans la vérité. Ta parole est vérité [17] dans l’évangile de saint Jean, Thomas écrit : Père, rends-les parfaits, c’est-à-dire saints, et ceci dans la vérité, c’est-à-dire en moi ton Fils qui suis la Vérité – comme s’il disait : rends-les participants de ma perfection et de ma sainteté, et il ajoute : ta parole, c’est-à-dire ton Verbe, est Vérité… ou encore : sanctifie-les, c’est-à-dire envoie sur eux ton Esprit, et ceci, dans la vérité, c’est-à-dire dans la connaissance de la vérité de la foi et de tes commandements – vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres [18] – donc par la foi et la connaissance de la vérité, vous serez sanctifiés [19] ». entrer dans la connaissance que Dieu a de Lui-même, c’est entrer dans la vie trinitaire.

Avançons pas à pas : nous avons vu que la connaissance est une certaine assimilation à l’objet connu. Ce qui nous sera connu dans la Trinité, c’est le Fils-Verbe, car c’est à lui que nous sommes assimilés : Deux choses seront alors offertes à notre contemplation : le secret divin dont la vision nous rendra bienheureux, et le mystère de l’humanité du Christ par qui nous avons accès à la liberté de gloire des enfants de Dieu  [20]. On voit ici que notre soif de connaissance sera étanchée par la divino-humanité de Jésus, et c’est par là que nous serons assimilés à lui. Cependant, saint Thomas a ajouté presque aussitôt, citant Jn 8 : la Vérité vous rendra libres. La liberté a donc sa source dans la vérité. Or le principe de notre liberté, c’est l’Esprit-Saint [21]. la Vérité vous rendra libres signifie donc : l’Esprit a sa source dans le Fils ; rendus semblables au Fils, nous devenons à notre tour source de l’Esprit jaillissant. L’assimilation au Christ enfante en nous l’Esprit qui libère  ; ainsi sommes-nous conformés à Jésus qui de toute éternité spire l’Esprit, Amour qu’il souffle vers son Père. C’est bien un Esprit d’Amour, car ce que l’assimilation au Christ produit en nous c’est l’Amour de Dieu, celui-là même qui nous inspire des cris ineffables, l’Esprit des fils adoptifs qui fait crier Abba, Père. [22] Ainsi se trouve expliquée la parole des spirituels : déifiés (rendus semblables au Fils), nous donnons Dieu (l’Esprit), à Dieu (le Père).

Nous avons mis l’accent jusqu’à présent sur l’éminente dignité de la connaissance. Nous devons ajouter maintenant que la connaissance produit l’amour. L’acte d’intelligence par lequel nous connaissons Dieu en son Fils est concrètement le même par lequel nous l’aimons et nous élançons vers lui : c’est un même acte qui a son siège dans l’intelligence et dans la volonté.

Allons plus loin. Thomas écrit : il apparaît que la connaissance tend à la perfection du connaissant en ce qu’il est en lui-même, et que la volonté tend à la perfection [du sujet] selon son ordonnancement aux autres choses [23]. Nous avons vu à maintes reprises comment l’intelligence nous perfectionnait : elle est ce qui, en nous, permet notre assimilation à Jésus, Verbe révélateur de la vérité de Dieu, et elle considère toutes choses sous une admirable lumière que la grâce rend infiniment plus puissante : en ta lumière nous voyons la lumière [24], dit le psaume. L’intelligence est principe de perfection subjective, c’est toujours moi qu’elle vient parfaire, et c’est pourquoi elle nous donne la béatitude. Moi ! que je ne périsse pas avant l’heure la plus jaune [25], dit Claudel saluant le plein midi de l’illumination eucharistique. En effet, il ne périra pas, celui qui est devenu parfait pour avoir vu l’heure jaune, reçu le pain de la vie, le pain de la sagesse, que l’on mange pour ne pas mourir [26] !

La volonté, elle, fonctionne différemment : elle ne désigne plus l’immanence de l’autre en moi, mais plutôt le dépassement de moi vers l’autre, et seulement en second l’inhabitation en moi de celui que je désire : ce que les mystiques nomment extase, c’est-à-dire sortie de soi pour se porter à la rencontre de Dieu dans l’Amour. Ainsi la révélation que Dieu fait de lui-même ne se termine pas dans le sujet connaissant, mais dans l’amour que cette connaissance suscite en ce dernier, et par lequel il fait retour vers son Dieu, en s’unissant à sa réalité ineffable par delà tout médium révélé.

L’Amour ne donne pas à formellement parler la connaissance, il en suscite l’acte comme désir de connaître ; l’âme comblée par la communication que Dieu lui fait de lui-même désire de toute force remonter vers celui qui la lui donne, et même le toucher.

Ainsi, si la connaissance de vision nous permet d’obtenir la fin de notre nature, elle n’est pas pour autant le terme de notre relation à Dieu. On pourrait même dire : plus Dieu se révèle à notre niveau, plus notre connaissance de lui sera parfaite, plus grandira en nous ce sentiment de Celui qui, dans l’union d’Amour, fait connaître la disproportion de la créature au Créateur. Dieu nous échappe dans la mesure même où nous le saisissons. Le progrès que nous faisons en cette vie et que nous ferons dans l’autre aurait pour effet de nous faire sentir combien il est incompréhensible, et combien nous serons appelés à le toucher dans un amour aveugle qui passe toute connaissance même bienheureuse. Pour saint Thomas, Dieu nous restera toujours incompréhensible : Dieu n’est compris ni par un intellect, ni autrement, car, infini, il ne peut être inclus dans rien de fini, ce qui ferait que quelque chose de fini l’envelopperait infiniment comme il est infini lui-même [27]. Sa doctrine se fait très proche de celle de saint Grégoire de Nysse : plus l’esprit, dans sa marche en avant, parvient, par une application toujours plus grande et plus parfaite, à comprendre ce qu’est la connaissance des réalités et s’approche davantage de la contemplation, plus il voit que la nature divine est invisible [28].

Nous arrivons par là à une doctrine sur l’articulation entre amour et connaissance. L’amour, c’est le jaillissement par lequel nous sortons dans l’obscurité : par une nuit profonde / étant pleine d’angoisse et enflammée d’amour / Ô l’heureux sort / je sortis sans être vue / tandis que ma demeure était déjà en paix [29]  : la paix, c’est la béatitude où repose l’âme comblée par la présence de son époux ; mais cette paix est justement le moteur qui la pousse à sortir dans la nuit, à s’élancer vers lui, qui ne peut se laisser toucher que dans la nuit. Lorsqu’on l’atteint, c’est un surcroît de connaissance et de béatitude pour l’âme qui se projette à nouveau vers lui ; non que Dieu se dérobe, mais il demeure encore au-delà de ce qu’Il nous donne d’atteindre de Lui. De sorte que la vie au ciel est à la fois extase et repos, repos dans la béatitude de connaître Dieu parfaitement qui pourtant suscite en nous un désir d’atteindre en lui-même celui que nous connaissons sans pouvoir le comprendre comme il se comprend dans son Verbe. Il y a un lien nécessaire entre le repos dans l’objet connu et l’extase amoureuse, dans un même acte qui est d’une part acte de réception, laquelle trouve son modèle dans la génération par laquelle le Fils se reçoit du Père, et d’autre part acte de don de soi, qui trouve son exemplaire dans la spiration de l’Esprit-Saint : saint Grégoire de Nysse appelle cela épektase et le décrit dans une phrase célèbre : Ainsi celui qui monte ne s’arrête jamais d’aller de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin [30].

L’amour va à tout moment au-delà de la connaissance que nous avons de Dieu, jusqu’à l’atteindre dans sa réalité même. L’amour de Dieu est plus que la connaissance que l’on a de lui, au plus haut point en cette vie [31] – la formule qu’il utilise, « au plus haut point en cette vie », laisse entendre que cela reste vrai en quelque façon dans la patrie. Parce qu’il est proprement extatique, l’acte de charité atteint Dieu en lui-même, par delà toute objectivité béatifiante recevable par la créature et l’atteint en ce qui de lui reste incompréhensible à celle-ci [32]. L’amour dans son toucher obscur devance toujours l’intelligence qui comprend Dieu. Alors nous devons voir dans ces mots les derniers de la théologie de saint Thomas : le chrétien aime la vérité qu’il croit, il la tourne et la retourne dans son esprit, il l’embrasse, en cherchant tant qu’il peut des raisons à cette cogitation et à cet amour [33].

L’ascèse théologique comporte donc en son cœur une dimension de pauvreté et de dénuement, de sorte qu’il n’est pas exagéré de l’appeler une école de la pauvreté. Celui qui se dépouille de sa connaissance pour chercher son bien-aimé dans la nuit possède l’esprit des Béatitudes.

N’est-ce pas à cet ultime dépouillement que fut soumis saint Thomas d’Aquin quatre mois avant sa mort ? Il lui fut montré au cours de la messe qu’il devait tenir ses écrits pour moins que de la paille, en comparaison des mystères du Ciel. Dès lors, il n’écrivit plus aucun ouvrage spéculatif jusqu’à son décès. Il lui fut demandé de se dessaisir de ce qui avait fait pendant toute sa vie l’objet d’un labeur acharné. Il lui a fallu se laisser crucifier avec ses œuvres pour atteindre le dernier état de la conformité à Jésus. C’est complètement à tort que l’on verrait ici une remise en cause de la noblesse et de la nécessité de la théologie ; au contraire il en établit plus fermement la dignité et la nécessité. Saint Thomas a fait fructifier le don reçu du Seigneur : il a pu lui rendre au centuple ; sinon, qu’aurait-il eu à donner lorsque le maître est revenu et l’a fait appeler pour savoir ce qu’il avait fait produire de ses dons [34]  ? C’est parce que Thomas est parvenu à une certaine plénitude de la connaissance de Dieu qu’il lui a été demandé d’en faire l’oblation, et non seulement de connaissances mortes, de vulgaires concepts, mais de son être même, puisque nous avons vu qu’exister c’est connaître. Saint Thomas est devenu un être théologique – c’est-à-dire un être théologal. La note de silence sur laquelle il nous laisse scelle l’autorité de l’œuvre qui l’a mené jusqu’au seuil de la Tente du rendez-vous. Prêtez-vous à l’édification de la demeure spirituelle, pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ [35] nous dit saint Pierre. Ce 6 décembre 1273, alors qu’il célébrait la messe, c’est lui-même que saint Thomas déposait sur l’autel du saint sacrifice.

Fr. Renaud Silly, o.p., né en 1977, étudiant dominicain, couvent Saint-Thomas d’Aquin, Toulouse.

[1] E. Gilson, Le thomisme, 5ème édition, Paris, Vrin, 1944, p. 521.

[2] H. Urs von Balthasar, la Gloire et la Croix, 2, Styles, d’Irénée à Dante, Cerf/DDB 1993, p.196.

[3] 1 Co 1, 24.

[4] Encyclique Studiorum ducem, in Actes de S.S. Pie XI, Tome I, 1922-1923, Paris, Bonne Presse, 1927.

[5] Saint Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, II, 115 ; Sources chrétiennes n° 1, 2ème édition, Cerf, 1955, p. 64.

[6] Saint Augustin, de Trinitate, XV, 28, 51.

[7] Proslogion I, Édition Michel Corbin, Paris, Cerf, 1986 p. 242.

[8] Somme théologique, IIa-IIae q. 6, art. 1, resp.

[9] Sup. Joann., sur 20, 28, lec. III, n°2562.

[10] De veritate, q. 11 art. 1, arg. 11.

[11] P. Claudel, Un Poète regarde la Croix, Œuvres complètes, XIX, p. 328.

[12] Jn 17, 3

[13] Sup. Joann. Sur 17, 3, lec. III, n° 2186

[14] M.D. Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie ; coll. Maîtres spirituels, Paris Seuil, 1959, p. 72.

[15] Somme théologique, Ia q.1 art. 3, ad 2m.

[16] 1 Co 2, 9.

[17] Jn 17, 17.

[18] Jn 8, 32.

[19] Sup. Joann. sur 17, 17, lec. , n° 2229.

[20] Somme théologique, IIa-IIae q.1 art. 8.

[21] La liberté de gloire des enfants de Dieu vient de Rm 8, 21 ; elle est conféré par l’Esprit.

[22] Rm 8, 15.

[23] Commentaire du IIIème livre des Sentences, d. 27, q. 1, art. 4.

[24] Ps 35, 10.

[25] P. Claudel, L’heure jaune, in Connaissance de l’Est.

[26] Jn 6, 50 ; dans son commentaire, saint Thomas parle toujours de Pain de la sagesse.

[27] Somme théologique, Ia, q.12, art. 7, ad 1.

[28] Vie de Moïse, II, 162 ; Sources Chrétiennes n° 1, deuxième édition, Cerf, 1955, p. 81 - Saint Thomas dirait incompréhensible.

[29] Saint Jean de la Croix, La nuit obscure, Cantiques de l’âme, strophe I.

[30] Saint Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique, P.G. 44, 1043 B.

[31] Somme théologique, IIa-IIae q. 27, a.4 ad 2m.

[32] cf. Jean Miguel Garrigues, La personne humaine in Thomistes, ou de l’actualité de saint Thomas d’Aquin, Editions Parole et silence, Paris 2003, page 110.

[33] Somme théologique, Iia IIae q. 2, art. 10, resp.

[34] Lc 19, 15.

[35] 1 P 2, 5.

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