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Augustinisme et théologie moderne (Cardinal Henri de Lubac)

Présentation de Michael Figura, Cerf, Paris, 2008, 488p.
Jean Lédion

Ce volume, qui porte le numéro XIII des œuvres complètes du cardinal, est sans doute un de ceux dont la lecture est la plus difficile. En effet, pour celui qui n’est pas latiniste, l’abondance des citations latines ne facilite pas la lecture, même si elles sont traduites en fin d’ouvrage. On comprend qu’il est plus facile et moins coûteux de faire ainsi, plutôt que d’avoir une recomposition du livre où tout serait traduit dans le texte, ce qui obligerait à revoir totalement les notes de bas de page… Mais la difficulté de lecture est aussi dans le sujet traité, c’est-à-dire celui de l’apparition progressive, dans la théologie occidentale, d’une notion discutable, celle de « pure nature ».

L’enquête du P. de Lubac est, comme toujours longue, minutieuse et attentive aux implications que comporte chaque étape dans l’évolution d’une idée. Dans sa préface, il rappelle que « Le dernier concile n’a nulle part utilisé la distinction entre "nature" et " surnaturel" qui était, en revanche, constamment et sans hésitation appliquée dans la théologie classique. Si les apparences ne trompent pas, il a voulu intentionnellement l’éviter. […] Il s’agit, en effet d’une distinction "scolastique" qui appartient au langage conceptuel, technique et abstrait, tandis que le langage habituel des conciles ressort d’un autre registre  » [p. I]. Il indique également que le concile Vatican I avait fait de même. Le problème abordé est donc celui de la légitimité d’une distinction conceptuelle en théologie. Dans le cas présent, le travail de Lubac est de montrer que cette distinction a conduit, progressivement, les théologiens à affirmer qu’il pouvait exister, pour l’homme, comme pour tous les êtres créés, une fin naturelle proportionnée à sa « nature ». C’est ce qu’indique dans sa présentation M. Figura en faisant appel à une citation d’Urs von Balthasar qui synthétise le fond du problème : « La démonstration historique [de Lubac] est certainement inattaquable : l’image de l’homme qu’on y trouve tracée est, sans aucun doute, celle de la grande tradition chrétienne, celle d’Augustin, de l’Aquinate et encore celle des meilleurs théologiens de l’époque baroque ; sa place dominante lui est ravie seulement par le rationalisme philosophique, qui débute avec l’averroïsme padouan, est introduit dans la théologie des écoles par Cajetan, pour devenir, au XIXème et au XXème siècle, une exigence presque incontournable de l’enseignement des écoles. Car c’est seulement alors que l’on voit émerger l’idée suivante : l’homme, comme tous les autres êtres naturels du cosmos, est ordonné à une fin naturelle proportionnée à sa "nature" et lui procurant son achèvement et sa béatitude — faute de quoi l’homme serait une aberration de la nature ou de la providence. En toute rigueur, l’appel libre de la grâce divine à une fin plus haute, appelée surnaturelle, ne peut être conçu comme libre et gratuit, que si la pensée admet en même temps cette fin naturelle possible, cette finis naturalis située à l’intérieur des limites de l’ordo naturalis d’une natura pura, et si, conformément à cette situation, cette fin est effectivement atteinte dans l’ordre englobant surnaturel. Mais, qu’on le veuille ou non, la grâce devient ainsi une superstructure ajoutée à une chose qui possède la capacité de trouver son achèvement en elle-même. Aucune théologie au monde n’éliminera alors de la tête du non-chrétien l’idée que la fin naturelle de l’homme peut être connue par la raison naturelle, et qu’on peut l’atteindre en posant les efforts nécessaires — de type bouddhiste ou marxiste —, peu importe péché originel et chute  » (p. XIII).

C’est cette évolution dont le cardinal déroule l’histoire, dont il pense trouver l’origine, encore diffuse, à la fin du XVème siècle chez Denys le Chartreux (mort en 1471). Cette longue histoire continue avec beaucoup d’avatars, en passant par Michel de Bay (Baius), Cornélius Jansen (Jansénius), puis par les théologiens de l’époque baroque qui suivit le concile de Trente. Il expose comment une idée qui n’est au départ qu’une supposition, se cristallise de manière complexe pour devenir progressivement une « évidence » dans une forme de l’expression théologique. Le lecteur ne sera pas déçu par la rigueur de l’enquête, même si, aujourd’hui, la problématique semble dépassée. Mais elle a sans doute laissé des séquelles dans ce que l’on a appelé la sécularisation ou les théologies de la libération…

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

Réalisation : spyrit.net