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Aux origines de l’Europe : Benoît XVI aux Bernardins (Paris, 12/09/2008)

Jacques-Hubert Sautel

La venue d’un pape à Paris est toujours un événement, même si le Saint-Père Jean-Paul II a honoré notre capitale et la France de nombreuses visites mémorables, dont la dernière eut lieu pour Paris, à l’occasion des JMJ de 1997. Onze ans après, son successeur a prononcé l’an dernier en notre cité un discours important, qui s’intitule sobrement « Au monde de la culture » [1], et qui se situe dans la tradition qu’il a inaugurée avec l’allocution prononcée à l’Université de Ratisbonne en septembre 2006 et le discours qu’il avait préparé pour les étudiants romains de l’Université La Sapienza, et qui devait être prononcé en janvier 2008. Ces trois allocutions forment effectivement un genre pontifical quelque peu nouveau — si Jean-Paul II s’est adressé à plusieurs reprises à un public universitaire [2], ces discours-là n’ont pas eu la même publicité, ni sans doute la même originalité. Car Benoît XVI a, dans ces leçons universitaires ouvertes à un public cultivé, fait le point à chaque fois sur tout un pan de la culture et de la foi chrétiennes [3].

Les racines de la culture européenne

Devant une assemblée composée de représentants de la culture laïque de notre société, ainsi que de croyants chrétiens et de délégués de la communauté musulmane, comme il l’a exprimé dans les premières phrases de bienvenue de son discours, le pape Benoît XVI a surpris son auditoire en abordant un sujet qui n’était pas la suite directe du discours de Ratisbonne (la nécessité de ne pas exclure la foi du domaine de la raison), ni de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le Président de la République (la religion chrétienne et la laïcité), mais qui semblait motivé avant tout par le lieu dans lequel il était prononcé : le « Collège des Bernardins », bâtiment acquis par le diocèse de Paris, et superbement restauré, qui fut entre le XIIIème siècle et la Révolution française un lieu d’étude, de recherche et de formation pour de jeunes cisterciens, tenu par des fils de Saint Bernard de Clairvaux [4]. Rappelons que Saint Bernard est fils spirituel de Saint Benoît, et qu’il a profondément marqué de son empreinte la réforme de la tradition bénédictine qui se met en place autour de l’abbaye de Cîteaux, vers la fin du XIème siècle et le XIIème siècle, la réforme cistercienne [5]. De façon très cohérente avec le cadre de ses paroles, le pape a donc parlé avant tout du monachisme occidental ; ce faisant, il était aussi en cohérence avec une des convictions profondes de son pontificat, puisqu’il a indiqué avoir choisi ce prénom de Benoît en référence à la fois à son prédécesseur Benoît XV, homme de paix durant la première Guerre mondiale, et à Saint Benoît, père des moines de l’Occident.

Le sujet du discours était donc une surprise pour l’auditoire [6], et pour son auteur une nécessité de cohérence avec le lieu où il était prononcé. Le pape a parlé de façon magistrale de notions difficiles, qui supposent une assez grande culture historique et religieuse. Un indice de cette difficulté est la présence dans le discours de nombreux mots ou propositions en latin (même s’ils sont traduits !), ainsi que la citation de plusieurs phrases tirées d’un ouvrage d’érudition qui fait une synthèse de la spiritualité et de la théologie monastiques du XIIème siècle, écrite par un moine français il y a 50 ans, et constamment rééditée [7].

Nous nous proposons donc, à notre tour, de reprendre à tête reposée ce discours, pour essayer d’en discerner tout d’abord la structure, puis les enjeux, sous l’un des deux angles seulement que le pape a voulu aborder : « J’aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne » (Parole, p. 10). C’est la seconde question que nous souhaitons traiter en ces lignes, à la fois parce qu’il faut choisir dans un discours si dense, et aussi parce que les réactions médiatiques à d’autres discours pontificaux plus récents montrent l’urgence d’apporter une grande attention à ce qui peut répondre à des préoccupations courantes de notre temps et d’oser expliquer dans ces domaines l’enseignement de l’Église.

Comme la question des racines chrétiennes de l’Europe, réaffirmée avec force par Jean-Paul II [8], avait suscité alors une polémique qui n’est pas tout à fait éteinte, mais toujours d’actualité puisque la construction européenne n’est pas achevée, nous choisissons donc d’étudier cet aspect dans le discours de Benoît XVI. Or il nous semble que le pape énonce d’abord à ce propos une thèse principale, puis son corollaire spirituel.

La thèse principale est la suivante : les origines de la théologie occidentale et les racines de la culture européenne ont à voir [9] avec le monachisme occidental, avec le lieu dans lequel nous nous trouvons et avec ce qui y a été vécu par des générations de jeunes moines. Une telle thèse n’est pas neutre, car elle se situe d’emblée en triple opposition avec de nombreuses références culturelles de notre époque. J’en citerai trois brièvement, qui ne sont pas cohérentes entre elles, mais circulent pêle-mêle à l’arrière-plan de l’actualité : 1) la religion est une force obscurantiste (guerres, tyrannies, occultation de la vérité historique, obstacles mis à la science et au développement de l’humanité) ; 2) l’Occident est une terre de matérialisme (recherche effrénée des biens matériels et de la jouissance des sens) ; 3) la culture contemporaine doit chercher avant tout ses raisons d’être dans la confrontation avec des expériences contemporaines et non pas dans son passé.

Le corollaire de cette thèse est énoncé dès le début du paragraphe suivant, dans lequel le pape rappelle la raison d’être des moines : « Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle, ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu (quaerere Deum). Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à, trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même » (Parole, p. 11). Ce corollaire met en évidence le fondement gratuit de la vie monastique et en conséquence des racines de la culture européenne : les moines n’ont pas été des hommes de culture parce qu’ils auraient eu le souci d’être utiles à leurs contemporains, mais parce qu’ils ont cherché le seul essentiel, Dieu.

Le plan qui développe la thèse et son corollaire est tout en subtilité. Il s’articule en effet librement autour de la devise bénédictine : ora et labora, « prie et travaille ! », c’est-à-dire autour de deux pans qu’on a reconnus comme essentiels de la vie du moine, la prière et le travail manuel, le second étant nécessaire pour l’équilibre humain du moine, qui reste un homme, et non un pur esprit... L’articulation ne se discerne avec évidence qu’au début de la deuxième partie du discours : « En considérant ‘l’école du service du Seigneur’ — comme Benoît appelait le monachisme —, nous avons jusque-là porté notre attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l’ ’ora’ (…) Mais notre réflexion resterait incomplète, si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme ‘labora’. » (Parole, p. 18-19). Subtilité donc dans l’annonce du plan.

Subtilité aussi dans l’utilisation large de la référence à la devise : dans la première phrase citée ci-dessus, se repère déjà l’élargissement du thème de la prière — tel est le sens exact de l’impératif ora, « prie ! », dans la devise, et le sens du dérivé français « oraison » — vers le thème de la parole. De fait, le verbe latin orare — qui vient de os, « la bouche » — signifie d’abord parler ; d’où un long développement sur la parole, non seulement celle du moine qui prie, mais d’abord et avant tout celle de Dieu, qui fonde la prière du moine. Tel est donc le thème élargi de la première partie : prière du moine et parole de Dieu. Mais, dans la seconde partie, la réflexion ne porte pas seulement sur l’apport du monachisme au statut du travail dans la société, elle concerne aussi le travail missionnaire et apostolique, qui fut, de fait, également pratiqué par de nombreuses générations de moines, après l’époque des invasions barbares, et permit la renaissance de la civilisation sur des territoires dévastés [10].

Prière des moines et parole de Dieu

Le premier pan de la vie monastique est donc la prière, que Benoît XVI relie à la parole. Sur ce premier thème, trois harmoniques sont développées successivement par le pape : parole et sciences du langage, communauté et art musical, Bible et interprétation.

Parole et sciences du langage : les moines de l’Occident médiéval ont cherché Dieu ; mais héritiers de la révélation chrétienne, ils cherchaient un Dieu qui s’est révélé dans une parole ; cette parole a été mise par écrit au fil des siècles : elle est devenue écriture, lettre (gramma en grec). La recherche de Dieu passe donc par la connaissance des Écritures et donc par la grammaire, moyen d’accès élémentaire aux textes anciens. D’où la formule, quelque peu paradoxale en sa concision, par laquelle Benoît XVI résume l’introduction de l’ouvrage de dom Jean Leclercq : « eschatologie et grammaire sont donc, dans le monachisme occidental, indissociables l’une de l’autre » (Parole, p. 11 ; Leclercq, p. II-III et p. 14). Dans cette formule, il faut comprendre, en prenant les mots avec toutes leurs harmoniques, que la recherche de Dieu et des fins dernières de l’homme (eschatologie) est liée à l’érudition, à l’étude des textes et à la linguistique, comme l’explicite le pape dans les lignes suivantes : « Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent le chemin vers la langue, devenaient importantes » (Parole, p. 12 ; Leclercq, p. III). Deux lieux dans le monastère sont dédiés à cette activité de travail des lettres : la bibliothèque et le monastère. Discrètement, le pape marque ici la continuité avec ses discours précédents : « L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir au milieu des paroles, la Parole » (ibid.). Dans ces lignes, on peut comprendre que la recherche de Dieu a conduit les moines non seulement au développement des sciences profanes du langage, mais aussi à la formation des capacités rationnelles de l’homme, dans l’utilisation optimale de l’héritage laissé par les Anciens : « Enfin, les moines du Moyen-Age ne pouvaient entrer en contact avec la tradition classique sans profiter de tout ce qui s’y était accumulé de sagesse et de vérité » (Leclercq, p. 135). Le monachisme a donc contribué à fonder la culture européenne par la transmission de la culture classique et par la formation à l’étude rationnelle des textes.

Mais l’attention à la Parole divine se fait, pour le moine, au sein d’une communauté qui, à son tour, répond à Dieu par la parole et le chant. En effet, dans un premier temps, il faut noter que le moine ne pas reçoit la Parole en solitaire, comme beaucoup de nos contemporains : « La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin, est une Parole qui donne naissance à une communauté » (Parole, p. 12). Le Pape, suivant saint Benoît [11], s’attache donc à la partie cénobitique de la vie monastique, celle qui où les moines vivent en commun, et laisse de côté, comme négligeable, la partie érémitique. En un second temps, on comprend que la communauté ne se contente pas de lire la Parole — on sait que, dans l’Antiquité et le Moyen-Age, la lecture se faisait à voix haute, ce qui explique l’affirmation du pape : « Tout comme à l’école rabbinique, chez les moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un acte corporel » ; elle chante également cette Parole. Or, le chant, par lequel la communauté s’adresse à Dieu, constitue une recherche de la beauté, qui se fait dans le sillage des traditions antiques. Le moine chrétien est précédé par un art musical dont il hérite : « prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères » (Parole, p. 14). Ainsi, dans sa prière toute tendue vers Dieu, le moine profite de l’acquis de la sagesse grecque ; l’art musical qu’il forge peu à peu est une recherche de l’harmonie avec l’univers, que les Grecs poursuivaient déjà. Un commentateur, F. Midal, exprime très bien cette contribution insigne du monachisme occidental : « Benoît XVI rappelle le phénomène indiscutable : les hommes de l’Occident ont donné à la musique la responsabilité de nous accorder, de nous ré-accorder au monde comme cosmos » (Parole, p. 54) [12].

Troisième et dernière harmonique de la notion de parole : celle-ci advient aux moines par la Bible, qui repose sur une interprétation. Avec lucidité et clarté, le Pape rappelle que la Bible, qui se dit en grec ta biblia, « les livres », est d’abord une pluralité : « Vue sous un aspect purement historique ou littéraire, la Bible n’est pas seulement un livre, mais un recueil de textes littéraires, dont la rédaction s ’étend sur plus d’un millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables comme constituant un corpus unifié » (Parole, p. 15). Ce qui unifie cette multiplicité, dont juifs et chrétiens sont bénéficiaires, c’est l’interprétation des communautés, celle des juifs pour la partie que les chrétiens appellent Ancien Testament, comme celle des chrétiens pour l’ensemble des livres bibliques. De la sorte, la Bible n’est pas pour les chrétiens l’objet d’une vénération idolâtrique, mais plutôt le réceptacle de la révélation cumulative de Dieu à travers les siècles : « L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain (…) L’Écriture a besoin de l’interprétation de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue (…) Il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire » (Parole, p. 16).

L’argumentation du Discours se fait ici dense, car plusieurs écueils se présentent, qu’il faut éviter pour exprimer la vérité de la foi chrétienne, et démarquer cette dernière des autres religions, mais aussi des refus radicaux de Dieu. En premier, le fondamentalisme, clairement dénoncé : « La Parole de Dieu, en effet, n’est jamais présente dans la seule littéralité du texte. » En second lieu, l’arbitraire et le relativisme : paradoxalement, en tout cas pour notre société très individualiste, l’interprétation de la communauté, de l’Église, est un grand rempart contre un danger, celui que chaque croyant soit asservi à la fantaisie de son propre jugement, avec le risque d’illusion et d’esclavage par rapport à ses instincts. Ainsi, Benoît XVI revendique avec force le principe d’interprétation par l’Église, non seulement comme fondateur de la lecture chrétienne de la Bible, mais comme un apport majeur du monachisme à la civilisation européenne : « Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté l’arbitraire subjectif, de l’autre le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, ce serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction » (Parole, p. 18). Le ton solennel du Discours marque ici une inflexion de sa portée : il ne s’agit plus seulement de mettre en lumière, en une démarche historique, les apports du christianisme occidental à la culture européenne, mais aussi de montrer en quoi l’un de ces apports, celui de la puissance unificatrice de l’interprétation de la Bible par une communauté croyante, est fondateur d’une vie sociale harmonieuse. Car ce principe d’interprétation est source de libération pour le disciple de Jésus-Christ qui y adhère : fondé sur une expérience de sagesse burinée par des siècles d’écoute de l’Esprit Saint dans la prière et la réflexion, il libère le croyant de l’esclavage de ses instincts et de la dictature de l’opinion d’un siècle, d’une décennie, d’une année, d’un jour.

Travail des moines et annonce de Dieu

Mais la Parole de Dieu s’est incarnée aussi, pour ce laboratoire de vie chrétienne que fut le monachisme, dans l’activité quotidienne, et donc dans le travail, qui constitue « la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme labora » (Parole, p. 18-19). Le discours pontifical s’articule ici autour de deux idées force : la dignité du travail, le labeur de l’évangélisation. La dignité du travail est largement illustrée par le monachisme, et elle marque une redécouverte ou un apport original du christianisme par rapport à l’Antiquité grecque, sous ces deux aspects : le travail manuel, la collaboration à l’œuvre divine. Sur le travail manuel, le Pape rappelle que sa valorisation par le christianisme primitif — voir l’insistance de Saint Paul à travailler de ses mains pour n’être à la charge de personne — est reprise par la Règle de saint Benoît, qui lui consacre un chapitre entier (ch. 48) : or cela constitue une continuité avec la tradition juive, mais une réhabilitation par rapport à la tradition gréco-latine, pour laquelle le travail manuel, et même celui des affaires, doit être réservé aux esclaves. Mais si seul ce travail est explicitement réglementé par la Règle, le travail intellectuel, qui est implicitement présent dans nombreux autres passages [13], peut se réclamer aussi d’un autre fondement, évangélique, cité par le Discours : « Mon Père (…) est toujours à l’œuvre, et moi aussi, je suis à l’œuvre » (Jn 5, 17). Ici encore, le christianisme réagit contre une tendance profonde du monde grec, où la création du monde (matériel) est perçue comme une œuvre indigne de la divinité suprême. Le monachisme se situe au contraire dans une perspective de valorisation de la création du monde et du travail comme participation à l’œuvre de Dieu. De la sorte, il a façonné l’Europe au fil des siècles, dans une double ligne — culture du travail et subordination du travail à l’amour de Dieu. Benoît XVI l’exprime ainsi : « Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. L’originalité de cet ethos devrait cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration avec le Créateur et ont en lui leur mesure » (Parole, p. 20).

Le second aspect du labeur monastique — en développant ce thème, le pape introduit la conclusion de son discours — est celui de l’évangélisation. Sur ce point, Benoît XVI ne développe pas l’argumentation historique qu’il aurait pu présenter [14], mais il va droit au but qu’il s’est fixé en montrant comment le monachisme a vécu l’annonce de l’Évangile en l’intégrant à la prière et à la rumination de la Parole de Dieu. Les moines ont suivi, à leur manière, la voie tracée par Saint Paul. Celui-ci cherchait comment annoncer Jésus-Christ à ces hommes de grande culture qu’étaient les Athéniens : « Paul n’annonce pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent : l’Inconnu-Connu » (Parole, p. 22). Les moines L’ont annoncé comme l’expression même de leur être, leur unique raison de vivre ; ce faisant, ils ont répondu à l’attente profonde de l’homme de tous les temps. Ils répondent donc à celle de notre temps : « Quaerere Deum — chercher Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé… Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable » (Parole, p. 24).

Par cette conclusion, le Discours demeure sur une dominante éthique par rapport à la démarche plus historique de la première partie : il ne s’agit plus seulement de comptabiliser les apports du monachisme à la formation de l’Europe et à sa culture, il s’agit de montrer en quoi ces apports sont actuels pour que ne sombrent pas des éléments-clés de cette culture, le respect de l’interprétation ecclésiale, la recherche gratuite du sens de la vie et donc le souci de la question de Dieu.

L’apport de Benoît XVI

Que pouvons-nous conclure, à notre tour, de ce trop succinct examen du Discours aux Bernardins sous l’angle des racines de la culture européenne ? Il nous semble opportun de suivre, à ce propos, les réflexions pertinentes d’un commentateur, Guy Coq [15]. D’une part en effet, Benoît XVI effectue un déplacement sur la question des racines chrétiennes de l’Europe posée par Jean-Paul II. Loin de renier la vigoureuse réponse positive qu’énonçait son prédécesseur — oui, l’Europe a de solides racines chrétiennes, qu’il est sain de reconnaître —, il apporte à cette réponse un complément, historiquement exact, qui permet d’éviter l’opposition frontale des « opposants à l’Europe chrétienne », parce que ce complément est un hommage à la vérité : les racines chrétiennes de l’Europe se sont elles-mêmes constituées sur le terreau culturel de l’Antiquité gréco-romaine — sans préjudice, par ailleurs, de la source juive, qui reste essentielle pour la pensée religieuse. La reconnaissance de l’apport des civilisations grecque et romaine aux racines de l’Europe — les travaux effectués en cette année dédiée à Saint Paul le confirment à l’évidence [16] — doit permettre d’ouvrir le débat : « Ce changement de problématique permet de sortir la question des racines de l’Europe d’un verrouillage qui paralysait la réflexion : ces racines sont structurellement plurielles, Benoît XVI le montre dans sa relecture de l’histoire » (Parole, p. 28).

D’autre part, il opère un retournement par rapport à la vision héritée des Lumières, dans laquelle semble baigner la culture contemporaine ambiante, relayée ou façonnée par les médias : selon cette vision, le christianisme et l’image de Dieu qu’il a imposée à la culture occidentale ne sont que le résultat d’une idéologie en fin de compte minoritaire et marginale [17]. Benoît XVI prend le contrepied de cette conception en décrivant le point extrême de la place du christianisme sur la société du Moyen-Age : ce point extrême est le lieu du plus inutile, du plus déconnecté apparemment de la vie quotidienne, du plus méconnu, du plus isolé, c’est la cellule de laquelle le moine ou la moniale se lève pour aller chanter dans l’église au milieu de la nuit ou au point du jour, loin de tout, près de Dieu. Car cette quête de Dieu dans la fuite du monde, qui fait l’essence du monachisme [18], dans ce qui constitue effectivement le plus marginal de la société, a conduit paradoxalement les moines à transmettre la culture antique à travers les siècles de barbarie qui furent ceux de la décadence de l’Empire romain et des grandes invasions (Vème-VIIème siècles), et à permettre ainsi la renaissance de la culture en Europe occidentale et son essor, du IXème au XIIIème siècles. La leçon à tirer de cette démonstration est bien résumée par le commentateur du Pape : « Celui-ci met en évidence en effet le lien très fort entre la quête spirituelle et le dynamisme culturel. Le cheminement culturel est animé, dynamisé par la quête spirituelle » (Parole, p. 30).

Parodiant André Malraux dans une maxime qui lui a été attribuée, nous pourrons ainsi conclure, à l’école de Benoît XVI : « le XXIème siècle sera monastique ou il ne sera pas ». Nous ne prétendons pas par là imposer à tous les baptisés une manière de suivre le Christ à laquelle un petit nombre seulement est appelé, mais plutôt indiquer que le renouveau de la vie chrétienne en Europe passera vraisemblablement par le monachisme et la vie religieuse, en raison de la volonté de contestation radicale du péché dont ces modes de vie témoignent. En cela, le Discours de Benoît XVI est prophétique, comme il est scientifique dans sa présentation de la place du christianisme dans la formation de la culture occidentale.

Ces considérations doivent nous conduire, en ces temps difficiles, à ne pas négliger d’écouter et d’étudier la parole de notre pape, mais à l’accompagner par la prière et l’intention du cœur dans sa mission délicate de confirmer ses frères et sœurs dans la foi et d’apporter au monde le témoignage toujours en acte de la charité du Christ ressuscité.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Lire le texte dans les éditions des discours intégraux de cette visite pontificale, p. ex. : Sa Sainteté le Pape Benoît XVI, Voyage apostolique en France à l’occasion du 150ème anniversaire des apparitions de Lourdes, 12-15 septembre 2008, Salvator, 2008, p. 19-35.

[2] Voir le recueil Jean-Paul II aux universitaires et au monde scientifique et culturel, présenté par L. Gerosa et A. Carrasco Roucco, intr. par O. Clément, Téqui, 1984.

[3] Les trois discours ont été opportunément rassemblés dans un petit livre, intitulé Chercher Dieu. Benoît XVI au monde de la culture, Parole et Silence / Lethielleux, 2008 : le livre est préfacé par le Cardinal A. Vingt-Trois et comporte, après le discours aux Bernardins, une dizaine de brèves contributions qui viennent l’éclairer ; on trouvera notamment dans celle du P. J.-R. Armogathe (« Trois leçons pontificales : Ratisbonne, Rome, Paris », p. 103-107) la mise en perspective qui permet de parler d’un genre pontifical nouveau. (livre abrégé ci-après : Parole)

[4] Voir Paris-Notre-Dame, n° 1179, 8 mars 2007, p. 5.

[5] Cf. Dom G. Oury, L’héritage de saint Benoît, Solesmes, 1988, p. 131-144 (ch. 14 : « le désert et la vie commune selon Cîteaux »). (abrégé ci-après : Oury)

[6] Cf . Parole, p. 7, avec l’affirmation du Cardinal Vingt-Trois : « Le discours de Benoît XVI aux Bernardins a surpris ». Voir aussi le reportage du journal Paris-Notre-Dame, n° 1251, 18 septembre 2008, p. 5 : « un discours que beaucoup ont jugé ‘de très haute qualité et difficile à digérer du premier coup’ ».

[7] Les éditions du Cerf ont saisi l’occasion pour en donner une nouvelle édition, avec le discours du pape : dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age (précédé du Discours du pape Benoît XVI au monde de la culture), Cerf, 2008. (abrégé ci-après : Leclercq). Voir in fine de ce numéro la recension de l’ouvrage par J. Lédion.

[8] Cf. l’exhortation apostolique L’Eglise en Europe, 2003, § 108 (éd. Téqui, p. 113).

[9] Prudemment, Benoît XVI ne dit pas que les racines de la culture européenne sont à trouver dans le monachisme occidental ; cela aurait été méconnaître le rôle incomparable du monachisme oriental. Sur ce sujet complémentaire, on se reportera à la lettre apostolique Orientale lumen de Jean-Paul II (2 mai 1995), éd. Téqui, 1995.

[10] Cf. Oury, p. 65-72 (ch. 7 : « Missionnaires en Germanie »).

[11] Cf. Règle, 2, 13 « … venons-en, avec l’aide du Seigneur, à organiser la très forte classe des cénobites » (Traduction nouvelle par un moine de Solesmes, 1983, p. 14). On reconnaît, dans le nom cénobite, deux racines grecques (koinos, commun ; bios, vie).

[12] Voir l’ensemble de l’article de F. Midal, d’un grand intérêt : « S’unir à la musique des esprits sublimes » (Parole, p. 53-57).

[13] Cf. Leclercq, p. 23 : « Il n ‘y a pas de vie bénédictine sans littérature. Non que la littérature soit une fin, même secondaire de la vie monastique ; mais elle en est une condition ».

[14] On pourra consulter une bibliographie de base sur le sujet dans Oury, p. 71. Voir aussi G. Oury, Saint Benoît patron de l’Europe, Paris, 1992. Pour le monachisme oriental, voir la lettre apostolique Slavorum apostoli, promulguée en 1985, et dédiée aux frères saints Cyrille et Méthode, que Jean-Paul II nomma co-patrons de l’Europe avec saint Benoît.

[15] G. Coq, « De l’antique culture à la nouvelle », Parole, p. 27-32.

[16] Voir le numéro 129-130 de Résurrection : notamment l’article de M.-F. Baslez, « Au cœur de la mission de Paul : repenser l’homme dans le monde », p. 21-33, et l’ouvrage de Paul Bony, Saint Paul… tout simplement, 2008, recensé p. 126-128.

[17] Lire par exemple l’analyse très pertinente par J. Moreau de la série télévisée Apocalypse diffusée par Arte en déc. 2008, « De l’annonce du Royaume à l’attente du « grand soir » : l’Église primitive selon Gérard Mordillat et Jérôme Prieur », Résurrection, n° 128, p. 63-85.

[18] On lira avec intérêt l’article de dom Jean Leclercq, « Le Christ-moine », paru dans Studia missionalia, 33, 1984, p. 403-411, et réédité dans le recueil de ses articles, Regards monastiques sur le Christ au Moyen Âge, Desclée, 1993, p. 13-23.

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