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Benoît XVI, L’Héritier du concile

Jean Chélini, Hachette Littératures, 2005.
Pauline Bernon-Bruley


Proposer la biographie d’un homme encore à l’aube du rôle qui fera son destin et celui de l’Église est une gageure. Mais s’il s’agit d’une aube pontificale, ce n’en est nullement une sur le plan ecclésial et le propos de Jean Chélini se fonde sur les réalisations d’abord profondes, discrètes, puis de plus en plus visibles, de la vie de Joseph Ratzinger. Même s’il n’avait pas été élu pape, ce cardinal de 78 ans, aurait mérité une biographie, eu égard à ces 25 années capitales passées aux côtés de Jean-Paul II.

En outre, le grand homme a lui-même beaucoup écrit sur sa propre vie. L’approche biographique en est facilitée d’autant. Les sources principales de Jean Chélini sont donc les écrits du pape lui-même, régulièrement et abondamment cités, même si l’historien sait les confronter à d’autres sources, notamment la presse et les témoignages personnels disponibles sur cette époque. L’auteur clôt le parcours par une courte anthologie, invitant ainsi le lecteur à un moment plus méditatif, excellente manière de poser, avec le protagoniste et l’Église, un regard confiant sur le mystère du présent.

Jean Chélini présente cet itinéraire en deux ensembles, l’un constitué d’une biographie à proprement parler, l’autre d’un travail de prospective. C’est pourquoi le terme d’ « essai », souvent attaché à l’écriture biographique, semble dans ce cas particulièrement pertinent. De fait, la réflexion et la tâche d’interprétation ne sont absentes d’aucune partie de l’ouvrage. À travers cet exercice biographique, l’historien lui-même nous offre sa synthèse sur le demi-siècle écoulé, fondée aussi sur son expérience, ce qui donne une résonance si convaincante à son écriture. Cette biographie bénéficie en effet de la familiarité de Jean Chélini avec le sujet de la papauté, médiévale, moderne et contemporaine. La largeur de champ apportée à l’examen de questions brûlantes qui se posent à l’Église d’aujourd’hui est ainsi essentielle, quand la tentation est si forte d’être influencé par des situations récentes et d’ignorer la tradition. La lecture est portée par les qualités pédagogiques de l’auteur. Dans l’examen d’une suite de décennies si récentes, les capacités de nuances, de précision, mais aussi celles de ferveur et d’humour, se révèlent particulièrement précieuses.

Le titre de la biographie présente le Pape comme un « héritier du concile ». En effet, loin d’être, comme on le présente souvent trop facilement, un « réactionnaire », J. Ratzinger est d’abord essentiellement un homme de Vatican II. Il était même classé, à l’époque du Concile, parmi les progressistes, ce qui donne un intérêt évident à l’étude de son parcours personnel. D’abord, le récit des années de jeunesse du futur pape compte beaucoup dans une biographie qui laisse une large place à la sensibilité artistique du pontife et à la formation de sa pensée. L’évocation des années terribles du nazisme et de la condition de catholiques qui avaient fait le choix de l’exil intérieur (et, pour le séminariste recruté malgré lui, de la désertion), ainsi que des particularités du catholicisme bavarois, aident à voir dans le nouveau pape les signes de la résolution de conflits que les nouvelles générations de chrétiens n’ont pas connues. Les années d’étude, l’influence de la lecture de saint Augustin, des philosophes personnalistes, la prédilection pour les écrits de Lubac, la rencontre de Karl Rahner sont évoquées à l’aide de mises au point synthétiques d’histoire des idées théologiques. Ordonné en 1951, Joseph Ratzinger exerce brièvement des tâches pastorales puis rejoint le corps des professeurs d’université dans plusieurs villes : il accompagne le cardinal Frings à titre d’expert au concile.

Selon l’auteur, le rôle des théologiens a pris à Vatican II une ampleur encore inédite. Dans ses écrits, J. Ratzinger s’est efforcé de minimiser le rôle qu’il y a tenu. Jean Chélini présente les événements autrement et veut rendre au collaborateur du cardinal Frings sa véritable place – loin d’être négligeable – dans l’œuvre conciliaire. Il est apprécié notamment du P. Congar – ce qui loin d’être anodin au regard des efforts actuels du nouveau pape pour la réconciliation des « frères désunis ». J. Ratzinger est alors de ceux qui espèrent une simplification du rôle de la Curie. En outre, le théologien allemand se fait remarquer pour son efficacité discrète.

Vient le temps de la « réception » du concile. C’est la fin des années soixante, l’heure du marxisme triomphant, l’heure du doute pour l’Église occidentale, en crise contre elle-même et contre les institutions, notamment ecclésiales. Dès avant 1968, Joseph Ratzinger tente de faire entendre la voix d’une vraie modernité face à celle qui, de l’Église même, travaillait à se couper de son ancrage et de sa transcendance. Enseignant dans l’âme, il publie en 1968, face aux dangers des contestations du modèle ecclésial, une vigoureuse Introduction au christianisme, méditant le Credo.

Dès 1969, il est nommé à la Commission théologique internationale, en lien avec la Congrégation pour la doctrine de la foi. Il y retrouve les PP. Lubac, Balthasar, Bouyer, Le Guillou, Rahner pour un moment. Il adhère alors à Communio, participe à la réflexion sur le renouveau liturgique. Jean Chélini montre bien que J. Ratzinger, depuis toujours convaincu que la beauté est une manifestation de la vérité divine, a travaillé a défendre une liturgie digne. Il accepte avec enthousiasme la réforme liturgique, qui puise dans les redécouvertes d’anciennes traditions. Il voit avec faveur la promulgation du missel de Paul VI en 1969, car il est censé mettre un terme à des errements en donnant « un texte normatif ». Mais il regrette alors l’interdiction de l’ancien missel, une première dans l’histoire.

Archevêque de Munich et Freising et créé cardinal en 1977, il refuse d’abord l’invitation de Jean-Paul II en 1978 à prendre la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Finalement responsable de ce dicastère, il porte un nouveau regard sur la Curie et devient une silhouette familière dans le paysage romain. L’évocation de ses chantiers et de ses méthodes de travail est alors progressivement considérée par Jean Chélini comme une trame où déchiffrer son accession ultérieure au trône pontifical. Cette lecture a posteriori de l’évolution de Ratzinger ne peut faire oublier que l’élection du cardinal était loin d’être jouée d’avance. Néanmoins, elle s’appuie sur le rappel du rôle prépondérant du cardinal dans l’élaboration de la doctrine et sur celui de Jean-Paul II, qui en fait peu à peu l’un de ses plus proches collaborateurs. On comprend ainsi que lors du conclave de 2005, J. Ratzinger ait incarné la continuité plus qu’aucun autre aux yeux des cardinaux. Jean Chélini analyse ainsi le rôle du « pape de l’ombre », sans connotation négative, insistant sur la complémentarité des deux hommes, l’un, voué à un apostolat visible, faisant une totale confiance à l’autre. Le risque serait d’idéaliser le « duo », en oubliant certains désaccords qui ont pu surgir – on pense par exemple à la politique qu’on appelle en France la « repentance », intuition constante de Jean Paul II dont J. Ratzinger contestait le principe.

Jean Chélini achève son essai d’interprétation par l’évocation des chantiers actuels, des premières réponses apportées par le pape et de son « style », que l’auteur différencie clairement de celui du pape Wojtyla. En Benoît XVI, l’auteur voit un pape à la fois ouvert et prudent, dont la lucidité réside sans doute dans la croyance en la seule puissance véritable, celle de l’amour de Dieu. L’accent mis sur l’Eucharistie reste le cœur de l’enseignement et de la pratique du pape, même si la messe ne doit pas être le seul acte de piété du chrétien. Sur le plan ecclésiologique, l’auteur montre l’attachement de J. Ratzinger au rôle de l’évêque, dont le charisme risque parfois d’être estompé par les Conférences nationales. Il analyse aussi les réflexions du pape sur la condition actuelle de l’Église, ou encore sur la poursuite de la réception du concile, qu’en « héritier » il ne juge pas encore achevée. Mais il incite surtout à ne jamais négliger la dimension spirituelle : pour J. Ratzinger, seule l’invitation à l’amour peut redonner son sens à l’histoire et doit guider les prises de position théologiques, diplomatiques et politiques du nouveau pontificat. Jean Chélini montre ainsi, à juste titre, qu’on ne peut étudier un pape comme on le ferait n’importe quel homme de pouvoir, sans tenir compte de cette puissante originalité, car en pareil cas, une analyse trop sécularisée est vouée à l’échec. Le lecteur, s’il est catholique et surtout s’il ne l’est pas, saura gré à l’auteur de lui avoir évité de tomber dans cette impasse.

Pauline Bernon-Bruley, née en 1976, mariée. A soutenu en 2005 une thèse de Lettres sur la rhétorique et le style de la prose chez C. Péguy.

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