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Benoît XVI et la « théorie du genre »

P. Laurent Sentis

Dans le cadre d’un débat concernant la « théorie du genre », le journal Le Monde a fait paraître le 7 février 2014, une tribune rédigée par un collectif formé de divers sociologues et « politistes » (spécialistes en science politique). Cette tribune nous intéresse dans la mesure où elle n’a pas eu peur de désigner le Cardinal Ratzinger comme responsable d’une « désinformation » en ce qui concerne les études de genre. Je me propose de montrer dans cet article, non seulement la perspicacité de celui qui allait devenir le pape Benoît XVI, mais aussi les fautes de raisonnement de ces intellectuels qui, au moment précis où ils attaquaient le Cardinal sous couvert de recherches scientifiques, tombaient en fait sous son verdict.

Le caractère idéologique de cette tribune ne peut échapper à aucun lecteur : les auteurs tout en prétendant défendre le caractère scientifique de leurs études ne cachent pas leur militantisme. Mais le risque serait, par une opposition trop rapide à ce texte, de produire une contre-idéologie. Il serait en effet illusoire de rejeter comme infondées un certain nombre de recherches scientifiques. Le vrai problème est de détecter le point précis où ces recherches se transforment en propagande. Or c’est ce que permet une analyse un peu approfondie de cette tribune.

Résumons tout d’abord la première partie de la tribune. La « théorie du genre », nous dit-on, a fait l’objet de nombreuses caricatures depuis des années, et il est nécessaire de les dénoncer. Il convient de souligner qu’il n’est pas judicieux de parler d’une théorie, au singulier, mais d’un champ d’études, où le concept de genre a prouvé son utilité. Il convient aussi de préciser que ces études ne prétendent nier la réalité biologique. Or, ces études sont disqualifiées par un certain nombre d’« adversaires ». De quel droit ceux-ci se permettent-ils de rejeter des études auxquelles ils semblent ne rien connaître ? La légitimité d’une recherche scientifique ne dépend pas des sondages mais du jugement des « pairs », entendons par là de ceux qui ont prouvé leur compétence dans le domaine en question.

C’est ici qu’intervient l’accusation :

Il est vain de répondre à la désinformation par l’information. Qu’est-ce que la théorie du genre ? Une fabrication du Vatican importée en France. En 2004 dans sa Lettre aux évêques sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, le Cardinal Ratzinger dénonçait « l’occultation de la différence ou de la dualité des sexes » : s’il « entendait favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, [le genre] a inspiré des idéologies qui promeuvent la mise en question de la famille, de par nature (…) composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité (…) ».

Il faut constater que le texte de la Lettre n’a pas été cité et analysé convenablement. Voici le texte :

Une deuxième tendance apparaît dans le sillage de la première. Pour éviter toute suprématie de l’un ou l’autre sexe, on tend à gommer leurs différences, considérées comme de simples effets d’un conditionnement historique et culturel. Dans ce nivelage, la différence corporelle, appelée sexe, est minimisée, tandis que la dimension purement culturelle, appelée genre, est soulignée au maximum et considérée comme primordiale. L’occultation de la différence ou de la dualité des sexes a des conséquences énormes à divers niveaux. Une telle anthropologie, qui entendait favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, a inspiré en réalité des idéologies qui promeuvent par exemple la mise en question de la famille, de par nature bi-parentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, un modèle nouveau de sexualité polymorphe.

Le Cardinal n’a pas parlé d’une théorie du genre. Les études sur le genre ne sont pas récusées. L’idée selon laquelle les rôles impartis aux hommes et femmes sont pour une part déterminés par les cultures n’est pas rejetée. Ce qui est critiqué, c’est l’idée selon laquelle le genre, c’est-à-dire le rôle attribué aux personnes selon leur sexe, n’a aucun fondement dans la différence sexuelle elle-même. Cette idée dépend moins des études de genre proprement dites que d’une anthropologie, c’est-à-dire d’une approche métaphysique de l’homme. L’anthropologie critiquée est un égalitarisme qui refuse tout enracinement corporel d’une complémentarité homme/femme, enracinement pourtant manifeste en ce qui concerne la mise au monde d’un enfant. Cette anthropologie problématique est inséparable de l’idéologie qu’elle promeut. On adhère en effet à cette anthropologie pour justifier une politique. De façon concrète, le Cardinal montre comment cet égalitarisme a pour effet la mise en question du modèle familial classique et d’une mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité. Une lecture attentive du texte montre donc que le cardinal a bien distingué le domaine scientifique proprement dit et l’idéologie au service de laquelle les recherches scientifiques ont été enrôlées.

Or le texte de nos auteurs, loin de prouver quelque chose contre le jugement du Cardinal, montre plutôt la justesse de son diagnostic. En effet ce qui apparaît dans la suite de la tribune a tous les caractères d’un discours idéologique. Pourquoi ces chercheurs ne s’en sont-ils pas simplement tenus à une affirmation de la légitimité de leurs études ? Pourquoi, aussitôt après avoir mis en accusation le « Vatican », se lancent-ils dans une attaque contre tous ceux qui se sont opposés à l’introduction du « genre » dans les manuels de science de la vie et de la terre ? Nous attendons toujours qu’on nous donne une bonne raison pour justifier que des études « scientifiques » de sociologie, d’ethnologie et de politique soient enseignées dans des cours de biologie par des professeurs de biologie. On nous dit ensuite que l’unité de toutes les droites se fait « contre les études de genre ». Mais qui a utilisé ces études pour promouvoir des réformes « sociétales » rejetées par une bonne partie de nos concitoyens ? Et si les auteurs de la tribune s’en tenaient simplement à la défense du caractère scientifique de leurs études, pourquoi émettent-ils un jugement réprobateur porté sur le fait que le gouvernement ait cédé sur la PMA et sur la loi sur la famille ?

L’amertume des auteurs de la tribune montre qu’en fait, ils espèrent voir leurs études porter des fruits politiques. Pourtant ils devraient savoir que toute action politique repose sur des jugements de valeur. Ils devraient savoir que, dans le régime moderne de la pensée scientifique, il est impossible de fonder un jugement de valeur sur un jugement de fait. On se demande si ces intellectuels ont entendu parler du paralogisme naturaliste et de sa dénonciation par David Hume. Mais il n’est pas besoin de connaître l’histoire de la philosophie moderne pour comprendre que jamais on ne pourra déduire logiquement une prescription d’ordre éthique ou politique à partir d’une description scientifique des phénomènes. Les discours qui tendent à justifier une pratique à partir de considérations scientifiques n’y parviennent qu’en introduisant subrepticement à un moment donné un principe moral d’autant plus contestable qu’il est plus dissimulé.

Un des intérêts de cette tribune est de laisser apparaître le moyen terme entre les études de genre et le combat politique :

Nos travaux soulignent la force d’inertie des normes qui assignent des places différentes selon un ordre sexuel hiérarchisé. Il a certes changé depuis une ou deux générations ; les inégalités entre les sexes n’en perdurent pas moins malgré l’égalité que revendiquent nos sociétés. S’il faut étudier les normes de genre qui continuent de reproduire cet écart entre les principes proclamés et la pratique constatée, c’est dans l’espoir de le réduire.

Que nos sociétés revendiquent l’égalité juridique entre tous les citoyens, cela est tout à fait à leur honneur. Il est probable que le message chrétien y est pour quelque chose, lui qui affirme l’égale dignité de tous les êtres humains devant Dieu. Mais le concept d’égalité va-t-il de soi comme semblent le penser les auteurs de la tribune ? En fait, il y a plusieurs manières de concevoir l’égalité entre les êtres humains. Toutes ne sont pas également bonnes et justes. Il n’est pas souhaitable de rejeter au nom de l’égalité tous les particularismes. De même, il ne convient pas de nier, au nom de l’égale dignité de l’homme et de la femme, une complémentarité liée à la différence de leurs rôles dans la mise au monde de l’enfant.

Sur ces questions, le christianisme ne doit pas rester silencieux, s’il est vrai qu’il trouve dans la Trinité un modèle de vie communautaire où l’égale dignité des personnes loin de faire disparaître la diversité de leurs rôles préserve bien au contraire cette diversité. Tel est le sens de la lettre du Cardinal Ratzinger. Il s’agit de promouvoir la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde. Cette collaboration rendue nécessaire par la différence des vocations ne construit pas un ordre sexuel hiérarchisé, elle ne supprime pas l’égale dignité des uns et des autres.

Les auteurs de la tribune parlent naïvement de cette égalité revendiquée par nos sociétés comme si cette notion d’égalité ne soulevait aucune difficulté. Ils semblent percevoir tout conditionnement lié à la corporéité comme un handicap dont il faudrait se libérer. Il faut au contraire mettre en lumière que la véritable égalité qui permet la coexistence des êtres humains tous différents de telle sorte que leur diversité contribue au bonheur de tous et de chacun. Dans cette perspective, les caractéristiques sexuelles doivent être assumées par la culture et non pas marginalisées. Il sera donc nécessaire de distinguer les préjugés qui engendrent une inégalité injuste et les représentations culturelles qui expriment la collaboration des personnes dans le respect de leurs différences. Faute de cela, la lutte contre les stéréotypes se révèle ambiguë et problématique. Car, sous le nom de stéréotypes, on rassemble dans la même dépréciation des préjugés injustes et des représentations légitimes. Que la ligne de partage entre les premiers et les secondes soit difficile à tracer, nul ne le conteste. Mais est-ce à un gouvernement de s’occuper de cela ?

Ainsi contrairement à ce qu’estiment les auteurs de la tribune, la Lettre du Cardinal Ratzinger n’est pas une condamnation des études du genre. En mettant en garde contre une utilisation idéologique inacceptable de ces études, elle permet à celles-ci de devenir vraiment scientifiques.

Cette même Lettre invite les chrétiens à adopter vis-à-vis de ces études une attitude juste. Il est important en effet de ne pas se tromper de combat. Ce serait le cas, si, indignés par certains discours politiques, nous focalisions notre agressivité contre ces études, au lieu de nous interroger sur la représentation que le monde moderne se donne de l’être humain. En concevant l’être humain comme sujet de droit, la modernité a assurément permis une réelle émancipation de nos sociétés et a facilité la naissance des démocraties modernes. Mais toute médaille a son revers. Dans la mesure où la modernité fait abstraction de l’enracinement corporel de l’être humain, pour ne concevoir celui-ci que comme pure liberté individuelle, un certain nombre d’esprits peuvent être entraînés vers des idéologies qui ne favoriseront pas le plein épanouissement de chacun de nous et heurteront certaines convictions issues de la révélation biblique. Il nous appartient de développer une anthropologie chrétienne où les authentiques recherches scientifiques pourront trouver leur place, mais qui saura prendre ses distances vis-à-vis des idéologies déshumanisantes qui peuvent proliférer sur le fond d’une approche simplifiée du mystère de l’homme. Remercions celui qui deviendra Benoît XVI de nous avoir indiqué la route à suivre.

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

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