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Bernanos, le vieux compagnon

Cécile Reboul
Cet article reprend une conférence donnée en l’église Saint-Nizier à Lyon, le 5 avril 1994.


Lisons pour commencer un passage très connu des Enfants humiliés, dans lequel Bernanos définit à la fois sa vie et son œuvre, et l’usage qu’il souhaite que l’on fasse de l’une et de l’autre :

Je suis content d’avoir si mal bâti ma vie qu’on y peut entrer comme dans un moulin, et si l’on veut bien me permettre de poursuivre la comparaison, j’ajouterai que je ne regrette pas d’avoir fait tant de chemin à travers la mer, puisque j’ai trouvé en ce pays sinon la maison de mes rêves, du moins celle qui ressemble le mieux à ma vie, une maison faite pour ma vie. Les portes n’y ont pas de serrure, les fenêtres pas de vitres, les chambres pas de plafond et l’absence de plafond fait qu’on y découvre tout ce qui dans les autres est caché [...] Nous sommes dans les mains du passant comme dans les mains de Dieu. Puissions-nous toujours ensemble, moi et mes livres, être à la merci des passants. [1]

La vocation d’écrivain

Bernanos mêle très étroitement sa vocation d’écrivain à ce qu’il est lui-même et donc à sa vocation de chrétien. Il voit son métier d’écrivain comme une mission et il le définit par le mot vocation, qu’il réfère constamment au latin vocatus. En tant qu’écrivain, il se voit donc appelé d’une manière très précise. Il définit cet appel comme "l’autre aspect d’une vocation sacerdotale". Ce sentiment d’être appelé, il l’éprouve depuis qu’il a dix-sept ans. Il ne l’avait pas défini alors en termes d’écriture mais les lettres qu’il adresse à cette époque à l’abbé Lagrange montrent qu’il veut agir dans le monde pour le Christ, par une action spirituelle ; il précise qu’il ne se sent pas appelé à être prêtre et qu’il veut agir autrement, mais d’une manière d’emblée comparée à celle du prêtre. C’est une très longue lettre datée de mars 1905. Il explique qu’il est devenu moins superficiel “non que je veuille me faire prêtre. Ai-je perdu ma vocation par ma faute ? Ai-je jamais eu autre chose que de la sensibilité ? Je ne sais. Mais toujours est-il que ma voie, il me semble, n’est point de ce côté”. Il s’est posé la question, il a répondu par la négative, mais il veut servir. Le parallèle lui est donc venu spontanément très tôt. On le retrouve de manière explicite très tard, tout près de sa mort, en 1945, dans une lettre qu’il adresse à un ami écrivain qu’il conseille.

Une vocation d’écrivain est souvent ou plutôt parfois l’autre aspect d’une vocation sacerdotale. S’il en est ainsi pour vous, faites face même aux premières déceptions - ce sont les plus cruelles - faites face courageusement et simplement. Faites face sans négliger pour autant un autre aspect - le troisième - de votre vocation d’homme, celui d’époux et de père, qui vous fait un devoir de subvenir aux besoins de votre femme et de vos enfants. [...] Travaillez. Si le bon Dieu veut vraiment de vous un témoignage, ils faut vous attendre à beaucoup travailler, à beaucoup souffrir, à douter de vous sans cesse, dans le succès comme dans l’insuccès. Car, pris ainsi, le métier d’écrivain n’est plus un métier, c’est une aventure, et d’abord une aventure spirituelle. Toutes les aventures spirituelles sont des Calvaires.

Être témoin de la vérité

Cette vocation ne se confond pas avec celle du prêtre. Il les rapproche seulement pour ce qui relève du témoignage. De quoi faut-il témoigner ? A un niveau élémentaire, de la vérité et cette exigence l’emporte sur les exigences mêmes de l’art. Pour lui, écrire n’est pas une façon de se mettre en avant lui-même et de "faire beau", c’est d’abord dire la vérité, au point qu’il va jusqu’à affirmer qu’il court le risque d’être ridicule, parce qu’il dit ce qu’il sent vraiment et qu’une confidence peut toujours être imitée par “ le basson ou la clarinette ” et être tournée en dérision.

Car cette vérité est tout d’abord la vérité que l’on porte en soi. A cet écrivain qu’il conseille, il reproche de ne pas se donner complètement, de masquer une part de sa vérité d’homme ; il lui écrit en mars 1925 : “l’artiste peut se taire, non pas se donner à demi. Votre lecteur participe à votre vie intellectuelle et vous lui refusez, vous lui fermez votre imagination sensuelle qui est le signe même du don de créer”. Il s’agit là d’honnêteté et de probité : on doit tout donner, tout dire ; sinon on ment par omission. Mais il ne faut pas y voir une volonté de se raconter, une recherche de la sincérité pour elle-même. En fait, il veut dire dans sa totalité l’humble vérité quotidienne de l’homme qu’il est - un homme quelconque, "n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ" [2] - sans souci de mise en scène ni d’édification. Il veut passer de la littérature catholique à la littérature chrétienne. Il écrit dans Les Enfants humiliés :

Les catholiques parlent et écrivent beaucoup. Ils écrivent et parlent énormément. Il est permis de craindre qu’ils ne parlent et n’écrivent que trop. Sur le plus mince événement, fût-ce un collage de Monsieur Sacha Guitry ou une épidémie de furonculose, nous sommes sûrs d’avoir dès le lendemain matin au petit-déjeuner le point de vue catholique. On a l’air de croire que ce travail est à la portée de n’importe qui, que le premier licencié venu, pour huit cent francs par mois, s’en trouve parfaitement capable. Or, nous croyons, nous, qu’il n’y a rien de plus difficile que parler, à propos des humbles faits de la vie quotidienne, parfois douloureux, parfois comiques, souvent comiques et douloureux tout ensemble, un langage chrétien. C’est une œuvre qui demande beaucoup plus de clairvoyance et d’amour qu’il n’en a été généralement départie aux journalistes, fussent-ils d’excellents paroissiens. Après tout, Notre Seigneur Jésus-Christ a-t-il jamais fait autre chose ? [3]

Parler aux premiers venus

Ce témoignage, à qui est-il destiné ? Là aussi, il en a beaucoup parlé. Il écrit tout d’abord pour les soldats de 1914, pour ceux qui sont morts, qui n’ont pas pu parler. Il le dit très souvent, en particulier dans les pamphlets. Il écrit pour les pauvres, pour ceux qui n’écrivent pas, pour ceux qui ne savent pas, qui ne peuvent pas s’exprimer. On pourrait continuer l’énumération. Il écrit pour finir pour tout le monde ; il ne raconte à chacun que ce dont tout le monde a l’expérience. Ce qu’il dit, c’est ce que tout le monde pourrait dire. “Mes souffrances sont celles du premier venu, mais le premier venu passe auprès d’elles sans les reconnaître, et si je cours après lui, ce que je lui tends n’est qu’une mesure de farine, une farine qu’il connaît bien. J’en ai autant à la maison, dit-il. Je ne puis lui apprendre à faire avec cette farine un autre pain que le sien. C’est pourtant de ce pain que je voudrais le rassasier” [4]. Cette volonté d’écrire pour tout le monde apparaît comme une volonté de révéler à chacun ce qui est son propre univers et, en le lui révélant, de donner à cet univers une dimension que, sans cette humble révélation, il n’aurait pas.

Surtout, il dit et redit constamment qu’il écrit pour l’enfant qu’il a été. L’enfant est une sorte de juge, un drôle de juge d’ailleurs, qui ne juge pas à proprement parler, mais qui est là pour mesurer la vérité et la portée du texte. “J’ignore pour qui j’écris mais je sais pourquoi j’écris. J’écris pour me justifier. -Aux yeux de qui ? -Je vous l’ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire. Aux yeux de l’enfant que je fus. Qu’il ait cessé de me parler ou non, qu’importe, je ne conviendrai jamais de son silence, je lui répondrai toujours. ” [5] C’est à la mesure de ce silence d’enfant qu’il juge la sonorité et le ton de son œuvre.

Ajoutons que Bernanos écrit de manière délibérée pour les incroyants. Il y tient. Il tient à porter son témoignage aux incroyants, dans un langage chrétien :

Il est certainement parmi vous de ces hommes du dehors que scandalise profondément la sécurité des chrétiens médiocres, sécurité qui ressemble à la légendaire sécurité des imbéciles, probablement parce que c’est la même. Mon Dieu, croyez-moi, je ne me fais pas tellement d’illusions sur la sincérité de certains incroyants, je n’entre pas dans tous leurs griefs, je sais que beaucoup d’entre eux s’efforcent de justifier leur propre médiocrité par la nôtre, rien de plus. Mais je ne peux pas m’empêcher de les aimer, je me sens terriblement solidaire de ces gens qui n’ont pas encore trouvé ce que j’ai reçu moi-même sans l’avoir mérité, sans l’avoir seulement demandé, dont je jouis dès le berceau, pour ainsi dire, et par une sorte de privilège dont la gratuité m’épouvante [6].

L’écrivain est un artisan

Voilà comment cette œuvre d’écrivain s’insère dans ce que j’ai appelé au départ une mission, qu’il a vécue comme telle dès son adolescence. Cela dit, il ne faut pas en conclure qu’il se promène avec fatuité sur la scène du monde. Il voit son travail d’écrivain comme un métier -il emploie le mot - il a une humilité d’artisan honnête. Il le dit dans la belle préface des Grands Cimetières sous la lune  :

Je ne suis pas un écrivain. La seule vue d’une feuille de papier blanc me harasse l’âme. L’espèce de recueillement physique qu’impose un tel travail m’est si odieux que je l’évite autant que je puis. J’écris dans les cafés au risque de passer pour un ivrogne et peut-être le serais-je en effet si les puissantes républiques ne frappaient de droits, impitoyablement, les alcools consolateurs. A leur défaut, j’avale à longueur d’année ces cafés-crème douceâtres, avec une mouche dedans. J’écris sur les tables de café parce que je ne saurais me passer longtemps du visage et de la voix humaine dont je crois avoir essayé de parler noblement. [...] Je ne repousse d’ailleurs pas ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. J’honore un métier auquel ma femme et mes gosses doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J’endure même humblement le ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encre cette face de l’injustice dont l’incessant outrage est le sel de ma vie. Toute vocation est un appel - vocatus - et tout appel peut être transmis. Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né. [7]

Un métier, donc, sur la difficulté, sur la dureté duquel il insiste. Métier aussi en ce sens qu’il le veut dissocié de sa vie privée comme un artisan dissocie de sa vie privée son activité d’artisan. Dire la vérité que l’on découvre chaque jour n’est pas raconter sa vie : sa vie et ses oeuvres sont distinctes. Métier enfin en cela qu’il assigne à l’art une place et un but, c’est-à-dire qu’il le relativise. Mais cette place, pour autant, n’est pas minuscule puisque l’art a pour but de dévoiler dans le quotidien la vérité évangélique.

L’artisan et le saint

Précisons encore et lisons un texte qui est tiré des Enfants humiliés, où il parle de Péguy :

Je ne tiens pas précisément Péguy pour un saint, mais c’est un homme qui, mort, reste à la portée de la voix et même plus près, à notre portée, à la portée de chacun de nous, qui répond chaque fois qu’on l’appelle. Cela prouve, du moins, qu’il n’y avait pas beaucoup de mensonge en lui, juste ce qu’il en faut pour vivre, pour vivre notre pauvre chère chienne de vie, rien de plus, aucune imposture. Qui répond quand on l’appelle et qui répond même à voix basse. Je ne dis pas que ce dernier signe soit celui de la sainteté, mais c’est tout de même une marque bien particulière de l’amitié de Dieu, et qu’il n’a pas toujours accordée à ses saints. [8]

Spontanément il situe l’écrivain par rapport au saint. Ici il a l’air, presque insolemment, de préférer Péguy à certains saints - qu’il se garde bien de nommer ! Ce n’est pas toujours ce qu’il fait. Il tient un autre discours dans les textes regroupés dans le volume intitulé Les Prédestinés, où il définit les saints comme étant ceux qui sont les plus proches de nous. Il écrit au début de Saint Dominique : “l’homme de génie est si peu dans son œuvre, qu’elle est presque toujours contre lui un témoignage impitoyable. Au lieu que l’œuvre du saint est sa vie même et il est tout entier dans sa vie” [9]. La réserve qu’il avait l’air de faire dans le passage sur Péguy, il la lève ici complètement ; mais les deux textes reviennent sur cette proximité qui est celle de Péguy et qui est aussi celle des saints. Cette proximité est bien ce à quoi Bernanos prétend. Humblement, car il ne se prend pas pour un saint, comme on peut le voir dans ce texte très connu des Enfants Humiliés où il se dessine lui-même sous la forme d’un vieux bonhomme qui joue de l’orgue de Barbarie : “je ne méritais pas un autre instrument que l’orgue de Barbarie dont je joue sous vos fenêtres, ô mes vieux compagnons” [10].

Le rêve et la Grâce

Écrivain, il l’est aussi parce qu’il tient le langage de tous les écrivains, malgré toutes les relativisations sur lesquelles j’ai insisté précédemment. Il voit le rêve, pour autant qu’il est imagination créatrice et non rêverie de compensation, comme une autre façon d’aborder la vérité, le réel : c’est absolument une attitude d’artiste en général et d’écrivain en particulier. “Rien n’est aussi lucide que le rêve et y aura-t-il quelque chose de plus conscient que l’ivresse de l’art ? ” [11] Quand on examine son œuvre, on s’aperçoit en effet qu’il voit le monde en images. Il s’en excuse dans le premier chapitre des Grands Cimetières : “je regrette de m’exprimer si naturellement par images. Je souhaiterais de tout cœur faire ces réflexions aussi simples en un langage simple comme elles. Il est vrai qu’elles ne seraient pas comprises. Pour commencer d’entrevoir une vérité dont chaque jour nous apporte l’évidence, il faut un effort dont peu d’hommes sont aujourd’hui capables” [12]. Autre trait caractéristique : on l’entend dire que ce n’est pas lui qui décide, que dans ses romans, il suit ses personnages et non pas l’inverse. L’affirmation sans équivoque rejoint celle de la plupart des romanciers. Ses personnages, à ses yeux, existent.

L’illusion est un avorton de rêve, un rêve-nain, proportionné à la taille de l’enfance et moi, mes rêves, je les voulais démesurés sinon à quoi bon les rêves ? [...] J’ai rêvé de saints et de héros, négligeant les formes intermédiaires de notre espèce, et je m’aperçois que ces formes intermédiaires existent à peine, que seuls comptent les saints et les héros, les formes intermédiaires sont une bouillie, un magma [...] et cette gelée ne mériterait pas même de nom, si les saints et les héros ne lui en donnaient un, ne lui donnaient leur nom d’homme [...] Les héros et les saints m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions. [...] Voilà justement de quoi faire tiquer les réalistes conseilleurs, voilà ce qui donne à ma pauvre vie un sens, par ailleurs si plate et si bête. On me pressait de devenir un garçon pratique, sous peine de crever de faim. Or, ce sont mes rêves qui me nourrissent. Les bigots, les militaires et les grandes personnes en général ne m’ont absolument servi à rien. [...] - c’est dans la main de mes héros que je mange mon pain. [13]

Ce texte distingue nettement le rêve créateur de l’illusion, au point que les personnages créés ont plus de réalité que ceux qui lui conseillaient de prendre un état. Il prend très clairement le parti du rêve, c’est à dire de l’imagination créatrice. Nous sommes fondés à travers ce discours à tenir les personnages de ses livres comme autre chose qu’une projection du moi .

Prenons par exemple le personnage central du Journal d’un curé de campagne, ce personnage auquel il dit qu’il n’a pas osé donner de nom mais dont il a cru parfois percevoir le visage, ce personnage qui est un personnage de saint, où l’on a voulu voir une espèce de projection psychologique de Bernanos... Le curé d’Ambricourt ne ressemble pas au colérique, au lutteur que fut jusqu’au bout Bernanos. C’est dans la voix du curé de Torcy que l’on entend la sienne. Ne peut-on pas dire ceci : Bernanos a cherché dans la vie, très douloureusement, un saint qu’il n’a jamais trouvé et dont la rencontre l’eût consolé de n’être lui-même qu’un pauvre homme. Il l’a cherché aussi dans ses romans. Et là, il l’a trouvé. C’est Donissan, c’est Chevance, c’est Chantal... C’est surtout l’innommé, le curé d’Ambricourt. L’a-t-il trouvé ? Ou plutôt n’est-ce pas la Grâce qui a donné à l’artisan honnête ce saint qui ne lui ressemble pas et qui l’a protégé. Ici, l’imaginaire devient véritablement médiateur.

Une douleur à la mesure de l’amour

Je voudrais ajouter quelques mots sur l’aspect extrêmement douloureux de l’univers bernanosien, que l’on met souvent en avant et dont on fait quelque chose de décourageant. Comment comprendre cette douleur ? Il attend de ses amis qu’ils soient des héros ou des saints - enfin : presque ! - et des hommes qu’ils ne soient pas de si médiocres pécheurs, il accepte mal de devoir en rabattre - plus exactement : il ne veut pas en rabattre. D’où son injustice à l’égard de tel ou tel, d’où sa violence. C’est la douleur qui les explique. Certes, elle ne les excuse pas. Il importe cependant de souligner qu’il n’y a pas là de haine.

Mais ce qui importe surtout, c’est de préciser l’attitude de Bernanos devant la douleur : la douleur, quelle qu’elle soit, doit être respectée. Le monde moderne la méprise. Or, il y a dans toute souffrance une noblesse qui lui vient de ce qu’elle a été portée dans le cœur de Jésus Christ. Si donc la souffrance n’est pas, comme telle, respectée, l’homme sera conduit à un désastre. A propos de cette douleur, dans Nos amis les saints, il dit "En réalité, l’intelligence ne s’indigne pas contre la souffrance, elle la refuse, comme elle refuse un syllogisme mal construit, quitte à s’en servir elle-même, selon ses méthodes, après avoir remis le syllogisme d’aplomb". Ce refus n’est évidemment pas signe de bonté car "sinon, par quel miracle les hommes qui acceptent le plus humblement sans le comprendre ce scandale permanent de la souffrance et de la misère sont-ils presque toujours ceux qui se dévouent le plus tendrement aux souffrants ou aux misérables, saint François d’Assise ou saint Vincent de Paul ?” [14]

La douleur de Bernanos est à la mesure de son amour. Elle a pu donner à certains l’impression qu’il était un contempteur du monde. Pourtant, écoutons-le : "Quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé le dire". Il écrit cela dans une dédicace de 1930.

Amour, par pudeur, caché à autrui. Amour, par grâce, celé à celui-là même qui l’éprouve, afin qu’il reste pur : alors qu’il vient d’apprendre qu’il est condamné, alors qu’il se sent dans une solitude absolue, le curé d’Ambricourt découvre en lui cet amour.

Le monde visible semblait s’écouler de moi avec une vitesse effrayante et dans un désordre d’images, non pas funèbres mais au contraire toutes lumineuses, éblouissantes : « Est-ce possible ? L’ai-je donc tant aimé » me disais-je. Ces matins, ces soirs, ces routes. Ces routes changeantes, mystérieuses, ces routes pleines du pas des hommes. Ai-je donc tant aimé les routes, nos routes, les routes du monde ? Quel enfant pauvre, élevé dans leur poussière, ne leur a confié ses rêves ? Elles les portent lentement, majestueusement, vers on ne sait quelles mers, ô grands fleuves de lumière et d’ombres qui portez le rêve des pauvres ! [15]

Cécile Reboul, mariée, deux enfants. Agrégée de Lettres Classiques, professeur de Lettres au Lycée du Parc à Lyon.

[1] Bernanos, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pp.878-879. Sauf mention contraire, les références citées dans cet article porteront le titre de l’ouvrage ou du recueil suivi de sa pagination en Pléiade.

[2] Journal d’un curé de campagne., p.1258.

[3] p. 843.

[4] Les Enfants humiliés, p. 876-877.

[5] Ibid., p.870.

[6] Nos amis les saints, Seuil, p. 85.

[7] p. 353-54.

[8] p. 818.

[9] p. 58.

[10] p. 867.

[11] Lettre au poète Georges de Limas qui venait d’écrire un article sur Monsieur Ouine.

[12] p.358.

[13] Les Enfants humiliés.

[14] op. cité, Seuil, p.96

[15] Journal d’un curé de campagne, p.1241-1242.

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