Bernanos, le vieux compagnon
Lisons pour commencer un passage très connu des Enfants humiliés, dans lequel Bernanos définit à la fois sa vie et son œuvre, et l’usage qu’il souhaite que l’on fasse de l’une et de l’autre :
La vocation d’écrivain
Bernanos mêle très étroitement sa vocation d’écrivain à ce qu’il est lui-même et donc à sa vocation de chrétien. Il voit son métier d’écrivain comme une mission et il le définit par le mot vocation, qu’il réfère constamment au latin vocatus. En tant qu’écrivain, il se voit donc appelé d’une manière très précise. Il définit cet appel comme "l’autre aspect d’une vocation sacerdotale". Ce sentiment d’être appelé, il l’éprouve depuis qu’il a dix-sept ans. Il ne l’avait pas défini alors en termes d’écriture mais les lettres qu’il adresse à cette époque à l’abbé Lagrange montrent qu’il veut agir dans le monde pour le Christ, par une action spirituelle ; il précise qu’il ne se sent pas appelé à être prêtre et qu’il veut agir autrement, mais d’une manière d’emblée comparée à celle du prêtre. C’est une très longue lettre datée de mars 1905. Il explique qu’il est devenu moins superficiel non que je veuille me faire prêtre. Ai-je perdu ma vocation par ma faute ? Ai-je jamais eu autre chose que de la sensibilité ? Je ne sais. Mais toujours est-il que ma voie, il me semble, n’est point de ce côté. Il s’est posé la question, il a répondu par la négative, mais il veut servir. Le parallèle lui est donc venu spontanément très tôt. On le retrouve de manière explicite très tard, tout près de sa mort, en 1945, dans une lettre qu’il adresse à un ami écrivain qu’il conseille.
Être témoin de la vérité
Cette vocation ne se confond pas avec celle du prêtre. Il les rapproche seulement pour ce qui relève du témoignage. De quoi faut-il témoigner ? A un niveau élémentaire, de la vérité et cette exigence l’emporte sur les exigences mêmes de l’art. Pour lui, écrire n’est pas une façon de se mettre en avant lui-même et de "faire beau", c’est d’abord dire la vérité, au point qu’il va jusqu’à affirmer qu’il court le risque d’être ridicule, parce qu’il dit ce qu’il sent vraiment et qu’une confidence peut toujours être imitée par le basson ou la clarinette et être tournée en dérision.
Car cette vérité est tout d’abord la vérité que l’on porte en soi. A cet écrivain qu’il conseille, il reproche de ne pas se donner complètement, de masquer une part de sa vérité d’homme ; il lui écrit en mars 1925 : l’artiste peut se taire, non pas se donner à demi. Votre lecteur participe à votre vie intellectuelle et vous lui refusez, vous lui fermez votre imagination sensuelle qui est le signe même du don de créer. Il s’agit là d’honnêteté et de probité : on doit tout donner, tout dire ; sinon on ment par omission. Mais il ne faut pas y voir une volonté de se raconter, une recherche de la sincérité pour elle-même. En fait, il veut dire dans sa totalité l’humble vérité quotidienne de l’homme qu’il est - un homme quelconque, "n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ" [2] - sans souci de mise en scène ni d’édification. Il veut passer de la littérature catholique à la littérature chrétienne. Il écrit dans Les Enfants humiliés :
Parler aux premiers venus
Ce témoignage, à qui est-il destiné ? Là aussi, il en a beaucoup parlé. Il écrit tout d’abord pour les soldats de 1914, pour ceux qui sont morts, qui n’ont pas pu parler. Il le dit très souvent, en particulier dans les pamphlets. Il écrit pour les pauvres, pour ceux qui n’écrivent pas, pour ceux qui ne savent pas, qui ne peuvent pas s’exprimer. On pourrait continuer l’énumération. Il écrit pour finir pour tout le monde ; il ne raconte à chacun que ce dont tout le monde a l’expérience. Ce qu’il dit, c’est ce que tout le monde pourrait dire. Mes souffrances sont celles du premier venu, mais le premier venu passe auprès d’elles sans les reconnaître, et si je cours après lui, ce que je lui tends n’est qu’une mesure de farine, une farine qu’il connaît bien. J’en ai autant à la maison, dit-il. Je ne puis lui apprendre à faire avec cette farine un autre pain que le sien. C’est pourtant de ce pain que je voudrais le rassasier [4]. Cette volonté d’écrire pour tout le monde apparaît comme une volonté de révéler à chacun ce qui est son propre univers et, en le lui révélant, de donner à cet univers une dimension que, sans cette humble révélation, il n’aurait pas.
Surtout, il dit et redit constamment qu’il écrit pour l’enfant qu’il a été. L’enfant est une sorte de juge, un drôle de juge d’ailleurs, qui ne juge pas à proprement parler, mais qui est là pour mesurer la vérité et la portée du texte. J’ignore pour qui j’écris mais je sais pourquoi j’écris. J’écris pour me justifier. -Aux yeux de qui ? -Je vous l’ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire. Aux yeux de l’enfant que je fus. Qu’il ait cessé de me parler ou non, qu’importe, je ne conviendrai jamais de son silence, je lui répondrai toujours. [5] C’est à la mesure de ce silence d’enfant qu’il juge la sonorité et le ton de son œuvre.
Ajoutons que Bernanos écrit de manière délibérée pour les incroyants. Il y tient. Il tient à porter son témoignage aux incroyants, dans un langage chrétien :
L’écrivain est un artisan
Voilà comment cette œuvre d’écrivain s’insère dans ce que j’ai appelé au départ une mission, qu’il a vécue comme telle dès son adolescence. Cela dit, il ne faut pas en conclure qu’il se promène avec fatuité sur la scène du monde. Il voit son travail d’écrivain comme un métier -il emploie le mot - il a une humilité d’artisan honnête. Il le dit dans la belle préface des Grands Cimetières sous la lune :
Un métier, donc, sur la difficulté, sur la dureté duquel il insiste. Métier aussi en ce sens qu’il le veut dissocié de sa vie privée comme un artisan dissocie de sa vie privée son activité d’artisan. Dire la vérité que l’on découvre chaque jour n’est pas raconter sa vie : sa vie et ses oeuvres sont distinctes. Métier enfin en cela qu’il assigne à l’art une place et un but, c’est-à-dire qu’il le relativise. Mais cette place, pour autant, n’est pas minuscule puisque l’art a pour but de dévoiler dans le quotidien la vérité évangélique.
L’artisan et le saint
Précisons encore et lisons un texte qui est tiré des Enfants humiliés, où il parle de Péguy :
Spontanément il situe l’écrivain par rapport au saint. Ici il a l’air, presque insolemment, de préférer Péguy à certains saints - qu’il se garde bien de nommer ! Ce n’est pas toujours ce qu’il fait. Il tient un autre discours dans les textes regroupés dans le volume intitulé Les Prédestinés, où il définit les saints comme étant ceux qui sont les plus proches de nous. Il écrit au début de Saint Dominique : l’homme de génie est si peu dans son œuvre, qu’elle est presque toujours contre lui un témoignage impitoyable. Au lieu que l’œuvre du saint est sa vie même et il est tout entier dans sa vie [9]. La réserve qu’il avait l’air de faire dans le passage sur Péguy, il la lève ici complètement ; mais les deux textes reviennent sur cette proximité qui est celle de Péguy et qui est aussi celle des saints. Cette proximité est bien ce à quoi Bernanos prétend. Humblement, car il ne se prend pas pour un saint, comme on peut le voir dans ce texte très connu des Enfants Humiliés où il se dessine lui-même sous la forme d’un vieux bonhomme qui joue de l’orgue de Barbarie : je ne méritais pas un autre instrument que l’orgue de Barbarie dont je joue sous vos fenêtres, ô mes vieux compagnons [10].
Le rêve et la Grâce
Écrivain, il l’est aussi parce qu’il tient le langage de tous les écrivains, malgré toutes les relativisations sur lesquelles j’ai insisté précédemment. Il voit le rêve, pour autant qu’il est imagination créatrice et non rêverie de compensation, comme une autre façon d’aborder la vérité, le réel : c’est absolument une attitude d’artiste en général et d’écrivain en particulier. Rien n’est aussi lucide que le rêve et y aura-t-il quelque chose de plus conscient que l’ivresse de l’art ? [11] Quand on examine son œuvre, on s’aperçoit en effet qu’il voit le monde en images. Il s’en excuse dans le premier chapitre des Grands Cimetières : je regrette de m’exprimer si naturellement par images. Je souhaiterais de tout cœur faire ces réflexions aussi simples en un langage simple comme elles. Il est vrai qu’elles ne seraient pas comprises. Pour commencer d’entrevoir une vérité dont chaque jour nous apporte l’évidence, il faut un effort dont peu d’hommes sont aujourd’hui capables [12]. Autre trait caractéristique : on l’entend dire que ce n’est pas lui qui décide, que dans ses romans, il suit ses personnages et non pas l’inverse. L’affirmation sans équivoque rejoint celle de la plupart des romanciers. Ses personnages, à ses yeux, existent.
Ce texte distingue nettement le rêve créateur de l’illusion, au point que les personnages créés ont plus de réalité que ceux qui lui conseillaient de prendre un état. Il prend très clairement le parti du rêve, c’est à dire de l’imagination créatrice. Nous sommes fondés à travers ce discours à tenir les personnages de ses livres comme autre chose qu’une projection du moi .
Prenons par exemple le personnage central du Journal d’un curé de campagne, ce personnage auquel il dit qu’il n’a pas osé donner de nom mais dont il a cru parfois percevoir le visage, ce personnage qui est un personnage de saint, où l’on a voulu voir une espèce de projection psychologique de Bernanos... Le curé d’Ambricourt ne ressemble pas au colérique, au lutteur que fut jusqu’au bout Bernanos. C’est dans la voix du curé de Torcy que l’on entend la sienne. Ne peut-on pas dire ceci : Bernanos a cherché dans la vie, très douloureusement, un saint qu’il n’a jamais trouvé et dont la rencontre l’eût consolé de n’être lui-même qu’un pauvre homme. Il l’a cherché aussi dans ses romans. Et là, il l’a trouvé. C’est Donissan, c’est Chevance, c’est Chantal... C’est surtout l’innommé, le curé d’Ambricourt. L’a-t-il trouvé ? Ou plutôt n’est-ce pas la Grâce qui a donné à l’artisan honnête ce saint qui ne lui ressemble pas et qui l’a protégé. Ici, l’imaginaire devient véritablement médiateur.
Une douleur à la mesure de l’amour
Je voudrais ajouter quelques mots sur l’aspect extrêmement douloureux de l’univers bernanosien, que l’on met souvent en avant et dont on fait quelque chose de décourageant. Comment comprendre cette douleur ? Il attend de ses amis qu’ils soient des héros ou des saints - enfin : presque ! - et des hommes qu’ils ne soient pas de si médiocres pécheurs, il accepte mal de devoir en rabattre - plus exactement : il ne veut pas en rabattre. D’où son injustice à l’égard de tel ou tel, d’où sa violence. C’est la douleur qui les explique. Certes, elle ne les excuse pas. Il importe cependant de souligner qu’il n’y a pas là de haine.
Mais ce qui importe surtout, c’est de préciser l’attitude de Bernanos devant la douleur : la douleur, quelle qu’elle soit, doit être respectée. Le monde moderne la méprise. Or, il y a dans toute souffrance une noblesse qui lui vient de ce qu’elle a été portée dans le cœur de Jésus Christ. Si donc la souffrance n’est pas, comme telle, respectée, l’homme sera conduit à un désastre. A propos de cette douleur, dans Nos amis les saints, il dit "En réalité, l’intelligence ne s’indigne pas contre la souffrance, elle la refuse, comme elle refuse un syllogisme mal construit, quitte à s’en servir elle-même, selon ses méthodes, après avoir remis le syllogisme d’aplomb". Ce refus n’est évidemment pas signe de bonté car "sinon, par quel miracle les hommes qui acceptent le plus humblement sans le comprendre ce scandale permanent de la souffrance et de la misère sont-ils presque toujours ceux qui se dévouent le plus tendrement aux souffrants ou aux misérables, saint François d’Assise ou saint Vincent de Paul ? [14]
La douleur de Bernanos est à la mesure de son amour. Elle a pu donner à certains l’impression qu’il était un contempteur du monde. Pourtant, écoutons-le : "Quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé le dire". Il écrit cela dans une dédicace de 1930.
Amour, par pudeur, caché à autrui. Amour, par grâce, celé à celui-là même qui l’éprouve, afin qu’il reste pur : alors qu’il vient d’apprendre qu’il est condamné, alors qu’il se sent dans une solitude absolue, le curé d’Ambricourt découvre en lui cet amour.
Cécile Reboul, mariée, deux enfants. Agrégée de Lettres Classiques, professeur de Lettres au Lycée du Parc à Lyon.
[1] Bernanos, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pp.878-879. Sauf mention contraire, les références citées dans cet article porteront le titre de l’ouvrage ou du recueil suivi de sa pagination en Pléiade.
[2] Journal d’un curé de campagne., p.1258.
[3] p. 843.
[4] Les Enfants humiliés, p. 876-877.
[5] Ibid., p.870.
[6] Nos amis les saints, Seuil, p. 85.
[7] p. 353-54.
[8] p. 818.
[9] p. 58.
[10] p. 867.
[11] Lettre au poète Georges de Limas qui venait d’écrire un article sur Monsieur Ouine.
[12] p.358.
[13] Les Enfants humiliés.
[14] op. cité, Seuil, p.96
[15] Journal d’un curé de campagne, p.1241-1242.