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Bérulle, petit discours sur l’Esprit

Sandra Bureau

Bérulle, encore ignoré du grand public, n’en demeure pas moins dans l’esprit de ceux qui connaissent un peu la spiritualité de l’École française « l’Apôtre du Verbe incarné », selon l’expression de Urbain VIII, tant sa spiritualité se veut christocentrique, tant l’humanité « déifiée » de Jésus occupe chez lui la première place.

Et si Bérulle, au début de La vie de Jésus - œuvre à laquelle nous nous référerons principalement, et qui sans nul doute livre quelque chose de la vie et de l’âme de son auteur - dit de Dieu « qu’il est le centre, la circonférence et la plénitude de toutes choses » (p.120) [1], il est tentant de dire à sa suite, que tout chez Bérulle ne regardait que Jésus qui était son centre et sa circonférence. Il faut dire aussi que les pages de cette œuvre respirent un amour du Christ si vrai, si profond, si éclairé que l’on en est bouleversé, presque dérouté tant Jésus se fait proche, cela est vrai aussi.

Mais cette œuvre inachevée, juste balbutiante sur les tout débuts de la vie de Jésus, n’en reste pas moins la dernière de Bérulle, et la plus achevée quant à sa propre élaboration théologique. Si celle-ci reste christocentrique, et heureusement ! , il n’y fait pas l’économie d’une réflexion trinitaire, et d’une doctrine du Saint Esprit. Ainsi à travers ces dernières lignes qu’il nous livre comme le fruit de sa propre contemplation, nous nous attacherons à trouver l’Esprit présent et opérant, participant pleinement à l’unité d’essence, à la société des personnes, ou encore à la fécondité des émanations divines.

Voilà donc ce lieu où nous nous proposons d’avancer, au fil de quelques pages empruntées à Bérulle et notamment à L’Élévation à la Très Sainte Trinité que Bérulle a tenu à ajouter, ainsi que L’Élévation à Jésus et L’Élévation à Dieu, à La Vie de Jésus.

Les processions divines

Il est sans doute difficile d’aborder l’Esprit Saint chez Bérulle sans parler de Vertu, ou plus exactement sans parler de ce qu’il appelle à la suite de saint Luc (Lc1,35) « la Vertu du Très Haut ».

Mot qui recouvre chez lui plusieurs acceptions, non exclusives les unes des autres, et notamment la Puissance, la Fécondité ou la Paternité de Dieu. Cette vertu est la propriété même de Dieu : voilà ce qui produit, bien plus que ce qui est produit, voilà ce qui fait de Dieu un Dieu trinitaire.

Or la Vertu du Très Haut, c’est à dire du Père, c’est vraiment sa fécondité et sa paternité divine. C’est celle par laquelle il produit le Fils éternel ; c’est celle par laquelle il produit, avec le Fils, le Saint Esprit en la Divinité (p.271).

C’est donc par cette vertu que Bérulle approche la Sainte Trinité, vertu qui fait du Père, la source et le principe de la Divinité. Et cette approche qui fut déjà celle des Pères de l’Église, sera reprise par Bérulle quand il s’agira à nouveau de fécondité et de paternité, lors de l’Incarnation du Verbe.

Mais pour l’heure, la fécondité est intra-divine, Dieu produit en lui-même. Et ainsi le Fils unique, procède du Père, et le Saint Esprit procède à la fois du Père et du Fils. Voilà presque les premiers mots de Bérulle sur le Saint Esprit, puisqu’ils ouvrent la partie dédiée au Saint Esprit dans L’Élévation à la Très Sainte Trinité :

De vous je viens au Saint Esprit qui procède de vous comme vous procédez du Père. (p.329).

Voilà entrevue la fécondité des émanations, voilà jetée la base des processions divines qui laisse la porte ouverte à de nombreux développements.

Unité d’essence

Mais il faut s’empresser d’ajouter avec Bérulle que Père, Fils et Saint Esprit possèdent une seule et même essence. Essence non pas transmise comme simplement donnée, mais principe même de fécondité. Le Père, et à plus forte raison le Fils, ne peuvent produire en la divinité que sur le fond de cette essence qui se communique et se donne.

Vous produisez éternellement le Saint Esprit et lui donnez cette même essence que vous avez reçue du Père. (p.328).

Et c’est cette même essence commune aux Trois, qui fonde l’unité au sein de la Sainte Trinité. C’est cette même essence qui permet d’affirmer de chacun qu’il est Dieu, et donc particulièrement du Saint Esprit : « Vous êtes Dieu en l’unité que vous avez avec le Père et le Fils » (p.329). C’est pourquoi Bérulle dit de la Trinité Sainte qu’elle est « divine et adorable en l’unité de son essence » (p.327).

En tant que fondement de cette unité, l’essence divine est possédée seulement par Dieu et n’est donnée à aucune autre créature. Mais la « divine essence » peut cependant être « unie à l’âme des Bienheureux pour les rendre capables de la vision divine. » (p.270).

Ainsi donc le Saint Esprit est Dieu, et il l’est de plus de toute éternité, procédant éternellement du Père et du Fils. Il n’est bien sûr, chez Bérulle, aucune procession qui ne soit dite « éternellement » ou « en éternité ». Le Saint Esprit comme les autres personnes de la Trinité existe de toute éternité. Ainsi comme nous allons le voir, si Bérulle attache de l’importance à l’ordre des personnes et à celui des opérations, il n’en demeure pas moins, que tout en la divinité se dit éternellement, depuis toujours et pour toujours.

La personne du Saint Esprit

Si les personnes de la Sainte Trinité participent de cette unité divine, il est encore un pas qu’il nous faut franchir avec Bérulle, celui qui nous mène de l’essence à la société des personnes.

Or ici Bérulle se fait peu bavard quant à la personne du Saint Esprit, se contentant presque dans cette Élévation à la Très Sainte Trinité, d’adorer celle-ci en la société de ses personnes. Il semble parfois réserver ce terme de « personne » au Verbe de Dieu : « Ô Fils de Dieu qui donnez […] votre personne à notre humanité » (p.328). Mais cela ne peut nous faire oublier que Bérulle a déjà évoqué la personne du Saint Esprit, quelques chapitres plus hauts dans La Vie de Jésus à proprement parler.

Et là, son insistance était grande pour dire qu’il s’agissait bien de la personne du Saint Esprit, faisant justement remarquer que dans les propos de l’ange adressés à Marie lors de l’Annonciation, « il ne s’agit pas seulement de la vertu du Saint Esprit, ou de quelqu’un de ses dons ou opérations, mais [qu’] il parle de la personne propre du Saint Esprit : Spiritus Sanctus superveniet in te ». (p.269). Et si c’est bien la personne du Saint Esprit qui agit en cet instant, l’Esprit est à n’en pas douter « personne » au sein de la Trinité.

La "personne" du Saint Esprit ne fait évidemment aucun doute dans l’esprit de Bérulle, personne participant à la société des personnes. Le terme de société n’étant là que pour dire une nouvelle fois cette unité, cette concertation entre les membres de la Trinité Sainte. Si Bérulle précise souvent « personne propre », ce n’est sans doute que pour mieux marquer la valeur de chacune d’elles au sein de la Trinité.

Le Saint Esprit est de plus chez Bérulle « le troisième en l’ordre des personnes divines » (p.269), ordre qui est celui des processions divines et des sources de vie, c’est pourquoi il dit « après le Fils je m’adresse à vous, […] ô Saint Esprit ». (p.329).

Union du Père et du Fils

Parler de personne, d’unité ou d’émanation, nous fait certes approcher le Saint Esprit avec les mots de Bérulle, mais peut-être tout ceci ne nous dépose-t-il qu’au seuil de son être même. Car l’essentiel est plus loin ou plus profond, l’Esprit Saint est celui qui unit le Père au Fils : « Vous êtes leur Esprit, leur lien, leur amour » (p.330) ou encore, « l’amour personnel du Père et du Fils ». (p.162).

Ainsi le Père et le Fils ne produisent-ils le Saint Esprit que pour exprimer leur union profonde, et l’Esprit Saint est cette union profonde. Alors la Vertu du Très Haut peut se dire non plus seulement fécondité mais fécondité d’amour.

L’amour du Père et du Fils s’aimant mutuellement produit le Saint Esprit qui est une personne distincte, mais une personne unissante, les deux personnes divines, le Père et le Fils vivant en l’unité du Saint Esprit. (p.165).

Bérulle qualifie volontiers l’Esprit Saint de « fontaine de vie », d’« Esprit de vie et d’amour », plus rarement d’« Esprit de Vérité » (p.329)- mais pourrait-il en être autrement, étant l’Esprit même de Dieu ? - et cela n’est pas pour lui un simple jeu de qualificatifs ! C’est toute la richesse de l’Esprit, c’est toute sa « fécondité ». Car si le Père et le Fils ont, en effet, leur propre fécondité au sein de la Trinité, pouvons-nous concevoir que l’Esprit pur don, pur amour, pure réception ne soit pas lui aussi fécond ? Son être même n’est-il pas fécondité ?

Si « fontaine de vie » dit bien fécondité, il faut rester nuancé avec Bérulle quant à la fécondité de l’Esprit Saint au niveau des relations trinitaires. Rien en effet en la Trinité n’émane du Saint Esprit, il n’est qu’émanation, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre ces propos de Bérulle :

Et le Saint Esprit qui est stérile dedans la Trinité, mais d’une stérilité aussi divine et adorable que la fécondité du Père et du Père et du Fils… (p.160).

Stérilité qui apparaît dès lors de nature à nous réserver des surprises.

En l’opération admirable

En effet, l’Esprit Saint se fait parfaitement présent lors de l’Incarnation. Et si nous voulons saisir avec Bérulle cette action, c’est parce qu’il n’est rien, aucun acte de la Sainte Trinité ou de l’un de ses membres, qui ne dise son être même.

Celui donc que Bérulle désignait comme le « troisième en l’ordre des personnes », se trouve être « le premier en l’ordre de cette opération », « opération admirable que vous faites au temps ordonné par la sapience éternelle » (p.269). Opération décidée dans cette intimité trinitaire, par la divine Sagesse, et qui a pour premier moment l’opération du Saint Esprit.

« Le premier qui opère c’est le Saint Esprit », « premier moyen que Dieu emploie pour accomplir cet œuvre qui est vraiment son œuvre » (p.269). Et ainsi Bérulle nous dit au sujet des paroles de l’ange que « l’ordre même des paroles de cet ange céleste donne lumière et nous révèle les secrets du ciel » (p.269). Pourquoi cette insistance sur cette primauté de l’Esprit Saint en cette action ? N’est-ce pas déjà dire toute l’importance de celui-ci en ce moment précieux ? N’est-ce pas aussi marquer cette venue, puisque la personne du Saint Esprit se fait ici « présent et opérant » (p.270) ?

Mais pouvons-nous dire que cette présence est la même que celle que nous trouvons au sein de la Très Sainte Trinité ? Ou devons-nous nous lancer à la suite de Bérulle pour dire que cette présence est tout autre puisque justement hors de la Trinité ? Celui-ci dit en effet que cette opération du Saint Esprit est « la plus haute et la plus sainte opération qui puisse être terminée hors de vous-même » (p.330). Le Saint Esprit en cette opération qu’il termine (c’est-à-dire dirige comme vers son terme) en la Vierge Marie, se fait donc présence, mais présence non plus comme don, mais comme action. Voilà ce que nous suggère Bérulle quand il porte l’action et donc la présence du Saint Esprit hors de lui-même.

Élève et abaisse la Vierge

Entrons plus avant dans cette opération du Saint Esprit, pour y voir l’œuvre même du Saint Esprit en la Vierge, l’œuvre même de Dieu. Plus qu’ailleurs, les mots semblent pesés, mesurés, et immensément évocateurs. Tous s’enchaînent comme une divine symphonie. Tous disent « le Saint Esprit surviendra sur vous » (Lc 1,35) comme un échange admirable entre le Saint Esprit et la Vierge Marie.

Bérulle, contrairement à saint Luc, ne lie la vertu du Très Haut à la grâce qui « environne » la Vierge que quand il cite explicitement l’Écriture. Sinon, c’est seulement pour parler de l’opération du Saint Esprit qu’il emploie ce terme d’« environnement ». Et voilà le premier degré de cette ascension : le Saint Esprit environne la Vierge « opération qui environne la plus digne personne » (p.330). Et cela dit déjà toute la profondeur où nous entraîne une fois encore Bérulle.

Cet environnement n’a qu’un but : préparer la Vierge, la rendre « capable de porter saintement et de recevoir dignement » (p.270) le Fils de Dieu, puisque « c’est la personne propre du Saint Esprit qui prépare la Vierge » (p.270). Voilà cette tâche qui incombe au Saint Esprit, à celui qui est le lien d’amour entre le Père et le Fils.

Le Saint Esprit n’a à cette fin d’autres armes que son essence, et ainsi va-t-il tout à la fois abaisser et élever la Vierge : « opération qui l’abaisse jusqu’au centre de son néant, tirant d’elle ces paroles : Ecce ancilla Domini, et l’élève jusqu’à la plus grande dignité […] la faisant mère de Dieu » (p.330) ; ou encore « élevant le corps et l’âme de la Vierge à cette opération divine ». (p.269).

Un deuxième degré est franchi. Ne dit-il pas cette façon qu’a le Saint Esprit de mener chacune de nos vies à Dieu ? Ne dit-il pas cette fécondité recherchée ?

« Accomplit l’incarnation du Verbe »

« Et comme c’est la personne propre du Saint Esprit qui prépare la Vierge, c’est la personne propre du Père éternel qui s’unit à la personne de la Vierge » (p.270). Alors, « par l’union sacrée de ces deux personnes […] la vertu du Très Haut est communiquée à la Vierge » (p.270), alors le Père éternel produit un Fils hors de lui-même « par une seconde et nouvelle naissance » (p.327), dans le sein d’une vierge.

Et l’opération du Saint Esprit devient cette « opération qui accomplit l’incarnation du Verbe et la déification de la nature humaine » (p.329). Peut-être ce terme « accomplir » sonne-t-il faux à nos oreilles, comme si le Saint Esprit agissait seul en cette opération. Mais rappelons-nous que Bérulle nous a dits de l’Esprit Saint qu’il est le « premier moyen que Dieu emploie pour accomplir cet œuvre ».

Le Saint Esprit ne fait donc rien ni de lui-même, ni seul. L’Incarnation n’est en ce sens pas l’œuvre propre du Saint Esprit, mais bien l’œuvre de Dieu. Et les mots de Bérulle viennent ici conclure cette longue symphonie, cet hymne à l’Esprit Saint, et à la venue du Verbe. L’ensemble de ses propos ne peut donc prêter à malentendu. Et d’ailleurs pour lui tout est dit dans le verset de Luc (1,35) : « Spiritus Sanctus superveniet en te et virtus Altissimi obumbrabit tibi ».

Si la Vertu du Père aboutissait à la procession du Saint Esprit, elle est maintenant celle qui ici engendre le Fils par cette seconde naissance qui ne peut se faire sans l’intervention du Saint Esprit. La Puissance, la Paternité ou la Fécondité de Dieu ne se dit que par le Saint Esprit dès lors que Dieu veut agir dans ses créatures. La fécondité de Saint Esprit se dit cette fois pleinement, et l’Esprit se fait réellement « fontaine de vie ».

Au terme de cet article, l’œuvre de Bérulle, ainsi que sa spiritualité, nous apparaissent-elles moins christocentriques ? Là n’est peut-être pas le but recherché. Nous avons, en effet mis en évidence chez « l’apôtre du Verbe incarné », une théologie d’où le Saint Esprit n’était pas absent.

Mais alors que nous sommes parvenus par et avec l’Esprit Saint au seuil de l’Incarnation, nous voudrions emprunter encore quelques lignes à Bérulle afin de nous replacer dans les perspectives qui sont les siennes, et par la même occasion élargir notre discours sur le Saint Esprit. Le point de départ de Bérulle est ce « premier instant de l’incarnation » que retrace He 10, 5-9, texte singulier que Bérulle aime citer. C’est là en effet le point de départ d’une grande part de sa réflexion :

« Ingrediens mundum dixit : hostiam et oblationem nolvisti, corpus autum aptasi mihi... », que Bérulle traduit : « Tu n’as voulu ni sacrifice, ni oblation, mais tu m’as formé un corps » (p.390). Ce premier instant du Christ, où le Fils de Dieu commence « son entrée au monde » (p.151) [2] est pour Bérulle comme une

profession solennelle qu’il fait à son Père, en lequel il l’adore, et il reconnaît le nouvel état qu’il reçoit de lui par l’Incarnation, et lui fait oblation de soi-même en qualité d’esclave (...), lui offrant son corps en qualité d’hostie, pour les péchés des hommes... (p.151).

Cette oblation initiale du Christ, cet « état de victime », n’est que le premier de tous les « états » de la « vie voyagère » du Christ, et se situe dans des perspectives eschatologiques. L’Esprit Saint au moins en tant qu’il opère le premier moment de l’Incarnation est donc pleinement participant à l’économie du Salut.

Mais ce premier moment ne saurait être le seul qui incombe au Saint Esprit. De même qu’il a préparé la Vierge Marie, il vient agir en chacune de nos vies, nous révélant le plan de Dieu, le Salut divin. C’est ce qu’affirme Bérulle quand il dit : « Et durant tout le cours de notre vie, l’esprit de Jésus - peut-il s’agir d’un autre esprit que l’Esprit Saint !?- va dérivant et imprimant dans nos esprits les effets salutaires de cette oblation primitive » (p.296). Et Bérulle ajoute au sujet de ces effets qu’ils nous « rendent capables des opérations de sa grâce, et de la participation de sa vie sainte… » (p.296).

Sandra Bureau, consacrée de la communauté Aïn Karem, prépare une thèse de théologie sur l’inversion trinitaire chez Hans Urs von Balthasar.

[1] Pour toutes les références : Pierre de Bérulle, Œuvres complètes, vol. 8, éd. Cerf, Paris.

[2] Sauf ib. Vol.7.

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