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Bossuet, « voix devant la Parole »

Anne Régent

BOSSUET, « VOIX DEVANT LA PAROLE » [1]


On connaît l’éloge fameux de Bossuet que La Bruyère prononce dans son Discours de réception à l’Académie Française en 1693 : « Orateur, historien, théologien, philosophe, d’une rare érudition, d’une plus rare éloquence, soit dans ses entretiens, soit dans ses écrits, soit dans sa chaire ; un défenseur de la religion, une lumière de l’Église, parlons d’avance le langage de la postérité, un Père de l’Église. Que n’est-il point ? » Cette énumération a le mérite de souligner l’extrême polyvalence de Bossuet, à qui l’expérience des différentes fonctions ecclésiastiques permet d’enrichir considérablement son approche de l’éloquence sacrée [2]. La précocité et la permanence de cette réflexion tout au long de sa carrière oratoire sont frappantes, depuis le Panégyrique de saint Paul (1657) jusqu’à l’Écrit au Cardinal de Bouillon, ou « Sur le style et la lecture des Écrivains et des Pères de l’Église, pour former un Orateur » (vers 1670).

L’anti-rhétorique du Panégyrique de l’Apôtre Saint Paul

Le Panégyrique de l’Apôtre Saint Paul, que Bossuet rédige alors qu’il est âgé de trente ans à peine, expose avec une force peu commune le renversement rhétorique opéré par le christianisme, dans le cadre plus général d’une sorte d’inversion des valeurs communément admises. Paul y est présenté comme le modèle de la simplicité évangélique, une simplicité qui n’est autre chose qu’une anti-rhétorique – et ne peut qu’évoquer le mot de Pascal selon lequel « La véritable éloquence se moque de l’éloquence » : « N’attendez pas, Chrétiens, de ce céleste prédicateur ni la pompe ni les ornements dont se pare l’éloquence humaine. […] N’attendez donc pas de l’Apôtre, ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités. Écoutez ce qu’il dit lui-même : Nous prêchons une sagesse cachée ; nous prêchons un Dieu crucifié (I Co 1, 23)  » [3]. Ainsi s’affirme d’emblée la revendication d’une nouvelle identité oratoire qui tire sa force de sa faiblesse même (cum enim infirmor, tunc potens sum, « lorsque je me sens faible, c’est alors que je suis puissant », II Co 12, 10), et procède à la fois de l’humilité, vertu théologale, et d’une stratégie de persuasion provocante qui déstabilise la culture oratoire antique et païenne : « Il [saint Paul] ira, ignorant de l’art de bien dire, avec cette locution dure, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs ; et malgré la résistance du monde, il y établira plus d’Église que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine » [4]. Conjonction de la grandeur et de la simplicité, à l’image des « glorieuses bassesses du christianisme » (« Dieu ne veut vaincre que par la faiblesse » [5]), la parole paulinienne possède la force foudroyante du sublime, « une certaine vertu plus qu’humaine qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant, qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur ».

Cette revendication d’une simplicité douée d’une puissance surnaturelle est omniprésente au long de la carrière oratoire de Bossuet. Dès le 2 février 1654, il écrivait dans un Sermon de vêture d’une nouvelle catholique  : « Au reste, n’attendez pas de moi tous ces ornements de la rhétorique mondaine ; mais priez seulement cet Esprit qui souffle où il veut, qu’il daigne répandre sur mes lèvres ces deux beaux ornements de l’éloquence chrétienne, la simplicité et la vérité » [6]. Il répétera quelque trente ans plus tard, au synode de Meaux d’octobre 1687 : « Que faut-il ? de la sincérité et de la simplicité. Dire simplement la chose comme elle est et comme on la sait ; il ne faut point de rhétorique ». Certes, Bossuet sera toujours loin d’appliquer à la lettre les recommandations de « Monsieur Vincent », dont il a pourtant fréquenté assidûment les conférences pendant sa jeunesse ; il n’atteindra jamais au dépouillement de la « petite méthode » salésienne, dont il revendique pourtant constamment les préceptes. Mais la persistance même de ce rêve de simplicité évangélique, et son opposition avec sa pratique de la chaire invite à lire dans son œuvre, plus qu’un manifeste, plus qu’une défense et illustration d’un nouvel art de prêcher, plus, enfin, qu’une théorie de l’éloquence chrétienne, une théologie de la prédication, réflexion métaphysique sur le statut d’une Parole de Vérité et de Vie. L’Incarnation, pour Bossuet, est le mystère de la kénose, mystère d’un Dieu qui s’abaisse jusqu’au sacrifice suprême : au-delà de son analogie avec la spiritualité paulinienne, le dépouillement volontaire de l’éloquence se conforme à l’humilité du Christ.

L’héritage patristique : le Prédicateur intérieur, et la conception sacramentelle de la prédication

Quelques années après le Panégyrique de saint Paul, les sermons sur la Soumission due à la Parole de Jésus-Christ (Carême des Minimes, 1660), sur la Parole de Dieu (Carême des Carmélites, 1661) et sur la Prédication évangélique (Carême du Louvre, 1662) prolongent et complètent la méditation de Bossuet sur la Parole. Ils fournissent notamment, à travers l’analogie entre l’autel et la chaire et le principe du « prédicateur intérieur », les deux grands fondements de l’autorité du prédicateur chez Bossuet, inséparables d’une conception très sévère des responsabilités encourues tant par les prédicateurs que par les auditeurs à l’occasion de la transmission de la Parole de Dieu.

En évoquant la Transfiguration dans le Sermon sur la soumission due à la Parole de Jésus-Christ de 1660, Bossuet, debout devant son public en tant que représentant du Christ, s’autorise lui-même à parler et assigne à son public la place d’auditeurs. Le texte du sermon est en effet le verset de Matthieu : « Hic est Filius meus in quo mihi bene complacui : ipsum audite ; Celui-ci est mon Fils bien-aimé, dans lequel je me suis plu : écoutez-le » (Mt 17, 5), texte repris l’année suivante dans le Sermon sur la Parole de Dieu. La Transfiguration, ici, est la succession d’un nouveau verbe à l’ancien, passage de la présence à la représentation, archétype de la transmission autorisée de l’autorité de la Parole absente : invoquer la Transfiguration revient à invoquer un modèle de délégation, centrée sur la légitimation de l’orateur.

La doctrine augustinienne du Prédicateur intérieur, récurrente dans la prédication de Bossuet, permet quant à elle de mettre l’accent sur l’autre « pôle » de l’éloquence sacrée, à savoir l’auditeur du sermon : lors de la prédication, le prédicateur de chair n’est pas le seul à parler ; à travers lui s’exprime une autre voix, spirituelle et intime, celle de Dieu, « prédicateur intérieur ». Or sous ce symbole se cachent pour Bossuet deux réalités appartenant à des plans distincts : sur le plan théologique, la grâce venant dans l’âme de l’auditeur vivifier la parole entendue ; sur le plan simplement moral, l’auditeur faisant sien le raisonnement du prédicateur, et sondant lui-même sa conscience à l’occasion des vérités qui lui sont prêchées. Mais ces deux réalités sont étroitement conjointes : d’une part, c’est l’effet de la grâce d’aider le pécheur à descendre dans sa conscience, d’autre part l’auditeur de bonne volonté est récompensé par la visite de la grâce. Une seule exhortation, donc : l’auditeur doit descendre de plus en plus profondément en lui-même, et laisser son cœur « s’ouvrir » sous l’action du Verbe : « Mais, ô Dieu ! que serviront mes paroles, si vous-même n’ouvrez les cœurs, et si vous ne disposez les esprits des hommes à donner l’entrée à votre Esprit-Saint ? » (Sermon sur la Prédication évangélique) [7].

Une parole paradoxale, entre présence et absence

Le prédicateur humain doit donc quant à lui s’effacer pour ne pas constituer un filtre, qui voilerait la pureté du message évangélique, pour laisser s’imposer pleinement la Parole de Dieu, « car c’est lui seul qui peut faire un si grand ouvrage, que l’homme n’y paraisse pas, afin que Dieu y parl[e] tout seul par la pureté de son Évangile » [8]. La doctrine du Prédicateur intérieur joue par là un rôle majeur dans la manière, non dépourvue d’ambiguïté, dont le prédicateur se fait transparence absolue, simple intermédiaire de la Parole divine, disparaît comme personne, pour devenir pure efficacité. Bossuet déclare ainsi dans la péroraison de l’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague : « Seigneur, imposez silence à cet indigne ministre, qui ne fait qu’affaiblir votre parole. Parlez dans les cœurs, Prédicateur invisible, et faites que chacun se parle à soi-même. Parlez, mes Frères, parlez : je ne suis ici que pour aider vos réflexions » [9]. C’est ainsi que l’orateur parvient à combiner humilité chrétienne et revendication de possession de la vérité.

On le comprend, le statut en quelque sorte oxymorique de cette parole à la fois suprême et transparente se redouble d’un second paradoxe, celui du rejet affirmé de toute rhétorique, dans un texte saturé de rhétorique. C’est que l’éloquence tend à faire valoir l’orateur et son habileté, aux dépens du message qu’il est censé transmettre ; or il s’agit au contraire dans la chaire de « faire parler Jésus-Christ », d’« entendre parler Jésus-Christ », expressions récurrentes dans la bouche de Bossuet. Et en effet, même si sa prédication est loin d’adopter la rudesse qu’il prête à saint Paul dans le Panégyrique qu’il lui consacre, Bossuet n’abandonne jamais l’exigence de simplicité qui est la sienne depuis le début de sa carrière oratoire. Dans le Sermon sur la Prédication évangélique, il revendique le refus de la joliesse rythmique et poétique, « volupté des oreilles » que les Anciens, et en particulier Cicéron, valorisaient tant : en aucun cas la prédication ne doit viser à « chatouiller les oreilles par la douceur d’un plaisir qui passe » [10]. Un peu plus loin, de manière encore plus surprenante pour qui garde à l’esprit les grands traits de l’écriture bossuétiste, le prédicateur récuse (dans une phrase saturée de rhétorique !) le modèle périodique du grand style cicéronien, qui s’adresse aux oreilles, et non pas au cœur : « pour entendre prêcher Jésus-Christ, il ne faut pas ramasser son attention au lieu où se mesurent les périodes ».

L’ « efficace » d’une parole adressée au cœur

Car c’est bien dans le cœur de l’auditeur que se noue le dialogue intime avec la parole du prédicateur, ou plutôt avec la Parole divine dont elle n’est que le relais : « peut-être me répondrez-vous dans votre cœur […] » [11]. La cible ultime de la prédication est cet « endroit encore plus profond et plus retiré, où se tient le conseil du cœur, où se déterminent tous ses desseins, où l’on donne le branle à ses mouvements », qu’il s’agit non seulement d’examiner et de montrer, mais surtout de « toucher », de manière presque tactile, ou encore comme la flèche atteint sa cible. Un passage supprimé dans le Sermon sur l’ardeur de la Pénitence est à cet égard hautement significatif. Le cœur y est de nouveau opposé aux oreilles, dans le cadre de la définition de la seule parole qui puisse être adressée au cœur, à savoir une parole d’amour : « Ce n’est pas la voix de son tonnerre, ni le cri de sa justice irritée, que je veux faire retentir à vos oreilles. Comme j’ai dessein de parler au cœur, je veux laisser parler le divin amour » [12]. Ce n’est donc pas un hasard si les verbes de parole sont souvent associés à l’évocation du cœur  : celui-ci est bien chez Bossuet cette zone mystérieuse, presque improbable, à laquelle Dieu parle dans le silence.

Dès lors, c’est une efficacité bien particulière qui doit avant tout caractériser la parole du prédicateur, comme le souligne la péroraison du Sermon sur la prédication évangélique : « Qui nous donnera, Chrétiens, que nous soyons touchés de la vérité […] ? ô Dieu, donnez efficace à votre parole » [13] (la locution « donner efficace » est, ici encore, caractéristique des sermons de Bossuet). La parole de Bossuet se voit par là même nécessairement dotée d’une force illocutoire proprement surnaturelle : en droit, la parole du prêtre délivrant le message divin n’est pas moins performative que la parole du prêtre consacrant les offrandes [14]]. Car c’est bien le modèle sacramentel qui, dès le Sermon sur la Prédication évangélique, fonde cette sacralité : « contemplez tout ce que l’Église a de plus sacré, regardez les fonts baptismaux, les tribunaux de la pénitence, les très augustes autels : c’est la Parole de Jésus-Christ qui régénère les enfants de Dieu » [15]. Le Sermon sur la Parole de Dieu exploite tout particulièrement l’analogie, chère à Bossuet, entre le ministère de la parole et le ministère eucharistique, exemple-type d’une parole performative, efficace per se, qui accomplit ce qu’elle dit en le disant. Bossuet ne s’y représente plus comme dépositaire de la Parole, mais seulement comme celui qui dirige la célébration du mystère sacré de ce signe, qui est une autre forme du corps du Christ : « [les prédicateurs] y [la chaire] montent dans le même esprit qu’ils vont à l’autel, pour y célébrer un mystère, et un mystère semblable à l’Eucharistie ; car le corps de Jésus-Christ n’est pas plus réellement dans le sacrement adorable, que la vérité de Jésus-Christ est dans la prédication évangélique ».

Or l’efficacité de la parole du prédicateur, comme de celle du confesseur dont il est parfois rapproché (Sermon sur l’intégrité de la Pénitence, 1662), trouve son unique garantie dans sa traduction en actes dans la vie des auditeurs, comme le suggère Bossuet en recourant dans le Sermon sur la Prédication évangélique au contre-modèle théâtral : « De telles émotions, faibles, imparfaites, et qui se dissipent en un moment, sont dignes d’être formées devant un théâtre » [16]. Bossuet avait exprimé cette idée de manière plus directe dans le Sermon sur la Parole de Dieu : « Comment saurez-vous, Chrétiens, que vous êtes véritablement enseignés de Dieu ? Vous le saurez par les œuvres » [17]. Cette revendication d’une efficace concrète est bien entendue un lieu commun de toute prédication, discours avant tout délibératif (quoique empruntant quelques effets au judiciaire et surtout à l’épidictique) [18] : c’est le fameux « Appliquez-vous… » qui ponctue les sermons de Bourdaloue. Bossuet réaffirme fréquemment, dans ses œuvres oratoires comme dans ses traités, que le critère qui permet de juger une vérité et de la distinguer d’une vaine spéculation, c’est d’y reconnaître une « vérité de pratique » ; il écrit par exemple dans ses Méditations sur l’Évangile  : « tournons tout à la pratique, et ne recherchons l’intelligence qu’autant qu’il le faut pour pratiquer et agir » [19].

Une parole suggérant elle-même son abolition, voilà donc le paradoxe auquel renvoie pour Bossuet l’éloquence sacrée. La primauté absolue accordée à l’action du « Prédicateur intérieur » implique chez lui la parfaite transparence de la parole du prédicateur de chair, c’est-à-dire sa disparition comme parole propre, sa totale « aliénation », au sens de « prise de possession par un autre ». Or dans le cas de cet orateur incomparable et profondément personnel, ce paradoxe prend toute sa dimension : celui qui revendiquait un discours transparent et s’abolissant lui-même est devenu un des grands auteurs et modèles de la littérature française, dont les œuvres ont atteint une forme d’immortalité : cum enim infirmor, tunc potens sum.

Anne Régent, Agée de 26 ans, ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de Lettres modernes, prépare une thèse de doctorat sur « Bossuet et la rhétorique de l’autorité » ; elle est allocataire moniteur à l’Université Paris IV-Sorbonne.

[1] Nous empruntons ce titre à Bossuet lui-même, qui désigne ainsi Jean-Baptiste, dernier des prophètes (J.-B. Bossuet, Œuvres oratoires, éd. Ch. Urbain et E. Lévesque, Paris, Desclée de Brouwer, 1911-1926, V, 395 ; il s’agit de l’édition de référence des œuvres oratoires de Bossuet, mais lorsque d’autres seront plus accessibles, nous les signalerons de préférence).

[2] Voir J. Truchet, La Prédication de Bossuet. Etude des thèmes, Paris, Editions du Cerf, 1960.

[3] J.-B. Bossuet, op.cit., II, p.322-325.

[4] Ibid., II, p. 326.

[5] Ibid., II, p. 325.

[6] Ibid., I, p. 486.

[7] Bossuet, Sermons. Le Carême du Louvre, éd. C. Cagnat, Paris, Folio, 2001, p. 74.

[8] Ib., p. 90.

[9] Bossuet, Oraisons funèbres, éd. A. Régent, Paris, Larousse, 2004, p. 294.

[10] Bossuet, Sermons. Le Carême du Louvre, éd. citée, p. 86.

[11] Ib., p. 78.

[12] Cette première version est donnée dans Bossuet, Sermons. Le Carême du Louvre, éd. citée, p. 196, n. 2.

[13] Ib., p. 90.

[14] Sur ce vocabulaire, on consultera par exemple F. Armengaud, La Pragmatique, Paris 1985 (Que sais-je ?). Est performative une parole qui accomplit ce qu’elle énonce (« Ceci est mon corps ») [N.D.L.R.

[15] Ib., p. 87.

[16] Ib., p. 89.

[17] J.-B. Bossuet, Œuvres oratoires, éd. citée, III, p. 638-640.

[18] Voir A. Kibédi-Varga, Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Didier, 1970, p. 28.

[19] J.-B. Bossuet, Élévations sur les Mystères, éd. M. Dreano, Paris, Vrin, 1962, p. 409.

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