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Cassien et Augustin : l’amour de Dieu et la vie monastique

Jean Lédion

Jean, surnommé Cassien (vers 360-vers 435), est l’exact contemporain de saint Augustin (354-430). Ces deux hommes, d’origine plutôt aisée, se convertissent au christianisme, et à un christianisme exigeant, puisque tous les deux embrassent la vie monastique qu’ils vont contribuer à implanter en Occident. Jusqu’alors la vie monastique avait surtout fleuri en Orient, notamment en Égypte, en Syrie, en Palestine, puis dans la lointaine Cappadoce. On sait qu’en Gaule, saint Martin avait fondé le premier monastère occidental à Ligugé, près de Poitiers. Mais la vie monastique va surtout se développer en Provence où, vers 415, Cassien fondera le monastère de Saint-Victor à Marseille. Un peu plus tôt, Augustin, peu après sa conversion en 386, créait un monastère à Thagaste, sa ville natale, puis un autre à Hippone, où il avait reçu la prêtrise et ensuite l’ordination épiscopale. L’originalité de ces deux fondations est à rechercher, dans ces deux cas, dans le caractère urbain de l’implantation. Jusqu’alors les premiers moines avaient surtout cherché à quitter la ville et la société des hommes pour affronter le combat spirituel dans la solitude des déserts orientaux. Ce détail n’est pas anodin, car la vie monastique, en ville, devient un exemple pour le plus grand nombre des chrétiens qui vivent à proximité.

La vie monastique en Occident vécue à l’école de l’Orient

A l’origine, ces deux vocations à la vie monastique s’inspirent des modèles orientaux. Cassien va lui-même faire plusieurs séjours dans les monastères d’Orient, envisageant même de s’y fixer, pour s’instruire très exactement de la doctrine des Pères du désert. Augustin découvrira la vie monastique à Milan, où saint Ambroise soutenait la vie ascétique, tant masculine que féminine. C’est sans doute à la lecture de la « Vie d’Antoine », par saint Athanase, qu’il forgea son projet définitif de vie monastique, même si par ailleurs son désir de vivre une vie ascétique se référait aussi, au temps de sa conversion, à Pythagore ! Cependant, si les sources sont les mêmes, les objectifs des deux hommes sont différents. Au départ, Augustin envisage la vie monastique comme le moyen le plus sûr pour mener une vie chrétienne dédiée à la prière et aux travaux intellectuels dans une fraternité d’amis partageant le même idéal. Il semble que Jean Cassien ait surtout voulu transposer en Occident, dans des climats plus rudes, l’esprit des institutions orientales que la géographie ne permettait pas de pratiquer à la lettre.

Mais pour nos deux fondateurs, le modèle ultime de référence reste la première communauté chrétienne de Jérusalem, décrite dans les Actes des Apôtres (celle que saint Paul appelle les « saints »), qu’ils assimilent un peu rapidement à une communauté monastique. Dans les deux cas, ces communautés monastiques sont des associations de « pieux laïcs » qui vivent ensemble, dans une seule maison, mais au sein d’une église locale, dont ils sont des membres stimulants pour leurs frères qui vivent dans le monde. Cependant, l’évolution des choses en décidera autrement, car, dans ces deux implantations, on sollicitera les monastères pour qu’ils fournissent aux églises du voisinage des prêtres et surtout des évêques. Cassien lui-même deviendra prêtre, et chacun sait qu’Augustin sera, par surprise, ordonné prêtre, puis évêque, de la ville d’Hippone. Bien plus, en dehors des fondateurs, les deux monastères seront ensuite de véritables pépinières d’évêques pour la Provence et pour l’Afrique du Nord. On conçoit alors que la spiritualité des fondateurs a pu se diffuser, sans doute lentement, mais sûrement, par l’exemple, mais aussi par la prédication dans les communautés chrétiennes dirigées par de tels pasteurs. Plus tard, relayées par la règle de saint Benoît, qui puise abondamment à ces deux sources, les spiritualités de Cassien et d’Augustin envahiront le monde occidental jusqu’à nos jours.

Il serait prétentieux de vouloir résumer en quelques lignes les caractéristiques essentielles de ce qu’ont pu apporter Augustin et Cassien à l’Occident chrétien. Cependant, il est possible de donner quelques exemples. Ainsi, Cassien, comme ses maîtres orientaux, conseille à ses disciples la pratique de la prière continue. C’est lui qui va introduire, comme formule à répéter sans cesse, le verset 2 du psaume 69 : « Dieu viens à mon aide, Seigneur à notre secours ! » (traduction liturgique), formule qui passera ensuite comme introduction de la plupart des offices monastiques ou de l’office romain. De même, les « Institutions cénobitiques et les remèdes aux huit principaux vices » [1], du maître provençal, seront à la base des classifications médiévales des péchés capitaux (qui seront alors ramenés à sept). Mais l’apport essentiel de Cassien sera sans doute dans son insistance sur la vertu de discrétion, qui est, pour lui, la vertu essentielle, celle qui permet de discerner si les pratiques ascétiques sont bonnes, orientées vers l’humilité et non pas vers la vaine gloire ou l’orgueil [2].

L’apport d’Augustin est bien plus considérable, car la part de son œuvre écrite qui nous est parvenue est exceptionnellement abondante. Aussi nous nous limiterons à signaler quelques points tirés de sa règle monastique, écrit qui a l’avantage d’être un texte beaucoup plus lapidaire que ses autres ouvrages. Ainsi, à propos de la pratique de la pauvreté, il va en quelques mots montrer que la pratique de la vertu ne suffit pas à assurer la sainteté, si elle devient l’occasion d’introduire l’orgueil :

S’ils ont fait don [les riches qui sont entrés au monastère] de leurs richesses au monastère, ce n’est pas pour en tirer un orgueil plus grand que celui qu’aurait pu leur inspirer la jouissance de ces biens dans le siècle. Les autres défauts, en effet, s’exercent dans les œuvres mauvaises pour faire qu’elles s’accomplissent, mais l’orgueil, lui, menace même les bonnes œuvres pour faire qu’elles dépérissent. Quel avantage y a-t-il à faire des prodigalités envers les pauvres, et à devenir pauvre soi- même, si la pauvre âme devient plus orgueilleuse, en méprisant les richesses, qu’elle ne l’était en les possédant ? [3]

Sur le sens de la vie monastique, Augustin considère, dans ses sermons sur le carême [4], qu’il y a une analogie entre le carême et la vie monastique. Les quarante jours de prière plus assidue, de pénitence et de partage sont pour les chrétiens un prélude nécessaire à l’entrée dans les cinquante jours de la joie pascale. La vie monastique est, en quelque sorte, un carême permanent qui prend son sens, lui, dans l’attente de la joie de l’Alléluia eschatologique.

Cassien : travailler pour aimer

Une lecture un peu rapide des apophtegmes des pères du désert pourrait laisser croire que ces moines d’Orient sont surtout préoccupés d’ascèse, ascèse qui serait avant tout pour eux affaire de compétition, au sens moderne du terme, quand on parle de compétition sportive. La théologie ne semblerait guère les intéresser. Leurs seules armes dans cette lutte contre les démons se réduiraient à la foi et à la méditation de l’Écriture, apparemment réduite au psautier. En ce qui concerne Cassien, sa culture profane est celle d’un lettré de son temps. Il se plaint d’ailleurs de garder en mémoire les poèmes du siècle qu’il a appris dès son enfance [5]. D’autre part, une lecture intégrale de ses « Conférences » montre qu’il est un moine soucieux d’imiter le plus possible, sans innover, les anciens qui ont fait le renom de l’Égypte. Mais cette lecture montre aussi que la culture biblique de l’auteur (et certainement celle de ses interlocuteurs) est très vaste : le Nouveau Testament et l’Ancien sont abondamment cités ou simplement évoqués. Bien plus, il apparaît que ce qu’on appellera plus tard la « lectio divina » n’est pas la seule source de sa réflexion. Cassien connaît les méthodes exégétiques des Pères grecs, surtout celles qui ont été héritées d’Origène dans le milieu égyptien [6].

Toutefois, malgré l’étendue de cette culture, profane comme biblique, Jean Cassien semble davantage axer la vie monastique sur le travail, comme instrument du combat spirituel, que sur une progression personnelle qui serait le fruit de lectures personnelles. Le moine accomplit pour lui sa vocation en maintenant son esprit dans l’union à Dieu, par l’exercice d’une vigilance constante qui chasse les distractions. De cet exercice, le travail est l’instrument le plus efficace : travail manuel tout d’abord. On lit ainsi dans les Institutions, l’autre grand œuvre de notre maître, avec les Conférences précitées :

En effet, ils [les moines] ne laissent s’écouler aucun temps sans s’appliquer au travail, et non seulement pratiquent avec diligence les travaux manuels que permet la lumière du jour, mais recherchent aussi avec empressement ceux que même l’obscurité complète de la nuit ne peut empêcher. Ils croient que par la pureté de l’esprit, ils pourront prétendre à une contemplation spirituelle d’autant plus élevée qu’ils se seront appliqués à la peine avec plus de dévotion. » [7]

Dans le chapitre X des Institutions, Cassien appuie cette recommandation insistante du travail comme ascèse sur la parole de saint Paul : « Mais nous vous engageons, frères, à faire encore des progrès en mettant votre honneur à vivre calmes, à vous occuper chacun de vos affaires, à travailler de vos mains comme nous vous l’avons ordonné » (1 Th 4, 11).

Après le travail manuel, c’est la prière qui forme le second pôle d’attention du moine, pour l’empêcher de céder aux insinuations du démon : « Ainsi, lorsque l’office régulier est normalement accompli, chacun retourne à sa cellule (…). Ils y célèbrent à nouveau, plus attentivement, le même office de prières, comme un sacrifice particulier » [8]. La prière est ainsi une peine et une œuvre, l’opus Dei comme l’appellera saint Benoît.

Augustin : étudier pour aimer

Pour Augustin, en revanche, ce sont l’étude et la recherche personnelle de la vérité qui semblent les soubassements constants de la vie spirituelle. A une culture profane déjà imposante, il ajoute après sa conversion au christianisme et à la vie monastique, l’étude des Écritures, surtout après son ordination sacerdotale inopinée. Par ailleurs, il doit à Ambroise son initiation aux méthodes exégétiques, notamment aux méthodes allégoriques qui permettent de dépasser la « lettre » lorsque cette dernière est difficile à interpréter. Enfin, toute sa vie sera consacrée à l’élaboration d’une œuvre théologique considérable, œuvre qui lui était imposée par les besoins pastoraux de son temps.

Dans son autobiographie, offerte à son Seigneur, les Confessions, Augustin note la nécessité pour l’homme de reconnaître son état de créature et la place que les Écritures tiennent dans cette conversion :

Aussi, puisque nous étions sans force pour trouver la vérité par un raisonnement limpide, et que pour ce motif nous avions besoin de l’autorité des saintes Lettres, j’avais déjà commencé à croire que, d’aucune façon, tu n’aurais accordé à cette Écriture une autorité aussi prépondérante désormais par toute la terre, si tu n’avais pas voulu, et que par elle on crût en toi, et que par elle on te cherchât.  [9]

Plus loin, il semble tellement pénétré de cette puissance des Écritures sur notre intelligence et notre cœur, qu’il adresse à Dieu une prière fervente :

Coupe toute témérité, tout mensonge,/ au-dedans et au-dehors, autour de mes lèvres./ Que je fasse mes chastes délices, de tes Écritures,/ sans me tromper en elles et sans tromper par elles. (…). Puissé-je te confesser tout ce que j’aurai trouvé/ dans tes livres, et entendre la voix de la louange/ et te boire et considérer la merveille de ta loi,… [10]

Ce qu’il a vécu lui-même, le docteur d’Hippone a voulu le proposer à ses disciples. Ainsi, en consultant sa Règle, on peut incidemment voir que, dans le monastère qu’il a fondé, la lecture quotidienne est déjà pratiquée de manière coutumière.

Du début du repas jusqu’à la fin vous devez écouter la lecture habituelle sans interrompre ni protester, et votre bouche ne doit pas être seule à prendre de la nourriture, mais que vos oreilles aient faim aussi d’écouter la parole de Dieu. [11]

Les moines, même illettrés, reçoivent donc une instruction quotidienne lors du repas qui a lieu, normalement une fois par jour, en fin d’après-midi. Un petit détail de la Règle montre que l’instruction des frères ne se limite pas à cette lecture quotidienne, mais qu’elle est complétée, sur le plan doctrinal, par un enseignement du prêtre local auquel est confié le soin pastoral de la communauté :

Il appartient en premier lieu au frère prieur de veiller à la pratique de ces préceptes, de ne rien laisser enfreindre par négligence, mais de redresser et de corriger ce qui n’aurait pas été observé. Il reste entendu qu’il en réfère au prêtre, dont parmi vous l’autorité dépasse la sienne, pour les matières qui excéderaient ses moyens et ses forces. [12]

Si on se souvient qu’à cette époque, un rôle important du prêtre est d’enseigner la parole de Dieu au peuple, le sens de ces phrases de la Règle devient clair : le prieur est un laïc qui veille au bon fonctionnement de la communauté, mais il faut un prêtre pour fortifier et authentifier la formation doctrinale des moines.

Ainsi donc, Cassien et Augustin semblent nous présenter deux approches légèrement différentes de la démarche chrétienne qui va de la connaissance de la révélation divine à l’amour de Jésus-Christ. La première, tirée directement de l’expérience de l’anachorèse, de la retraite des moines au désert d’Égypte, met l’accent sur l’ascèse, c’est-à-dire sur un effort de la volonté conservant l’être tout entier dans la présence à Dieu par le travail incessant. La seconde, davantage inspirée de la pratique pastorale des évêques, qui doivent se mesurer constamment avec la culture profane ambiante, insiste sur l’apprentissage de Dieu par l’intelligence scrutant les Écritures. Nul doute que la seconde voie soit plus attrayante pour notre époque, encore marquée par la valorisation souvent excessive de la raison qui nous vient du siècle des Lumières. On aurait tort, cependant, de durcir l’opposition entre les deux démarches, ne serait-ce qu’en raison de la réponse commune qu’elles ont apportée à l’élan spirituel païen de leur temps, élan dont on voit aujourd’hui les rejets refleurir, comme l’a très clairement analysé le Saint-Père Benoît XVI :

Dans de vastes parties du monde, il existe aujourd’hui un étrange oubli de Dieu. Il semble que rien de change, même s’il n’est pas là. Mais en même temps, il existe aussi un sentiment de frustration, d’insatisfaction de tout et de tous. On ne peut alors que s’exclamer : « Il n’est pas possible que ce soit cela la vie ! Non vraiment. » Et alors, conjointement à l’oubli de Dieu, il existe alors comme un boom du religieux. [13]

En face de cet élan spirituel souvent désordonné, il y a la tentation du repli sur la philosophie : c’est ce qu’a expérimenté l’Antiquité ; il y a la découverte du Dieu incarné : c’est ce que proposent les chrétiens aujourd’hui, à l’instar de ce que Cassien et d’Augustin ont proposé à leurs contemporains. En effet, dans l’Antiquité, l’idéal du sage consiste à se libérer de la vie active, en se dégageant des soucis matériels, pour se concentrer sur la contemplation. Cette contemplation, la theoria, notion qui remonte à Platon, voire à Pythagore, est la contemplation des Idées, qui sont les vraies réalités, face aux éléments fluctuants du monde. En milieu chrétien, cette contemplation devient contemplation de la Trinité. Mais elle exige plus un combat qu’un détachement. C’est ce combat que les premiers moines vont mener contre les forces démoniaques à l’œuvre dans le monde déchu, après le péché d’Adam.

La lutte est d’abord sur le plan moral (l’éradication des vices), mais aussi sur le plan de l’intelligence pour aboutir à une connaissance authentique des Écritures, à cette gnose véritable qui n’est en fin de compte que cette connaissance du bien et du mal, reçue de Dieu, par la révélation de son Fils, connaissance qu’Adam avait voulu obtenir de lui-même, et non de Dieu, sous l’insinuation diabolique.

Augustin et Cassien ont tous les deux cherché à s’élever dans cette science (ou sagesse) spirituelle, aussi bien par l’ascétisme que par l’étude, pour eux-mêmes, mais aussi pour tous ceux qui seraient leurs disciples, dans la vie monastique, comme dans la vie chrétienne plus ordinaire des chrétiens qui les entourent et dont ils ont la charge pastorale.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

[1] Voir aussi : Jean Cassien, « Les conférences avec les Pères du désert », (5ème conférence), dans Jean Cassien, Institutions cénobitiques, trad. par J.-Cl. Guy, Paris, 2001 (Sources chrétiennes, n° 109).

[2] 2ème conférence, ibid.

[3] Augustin, Praeceptum, I,7.

[4] Sermons 205 à 211 (PL. 38).

[5] Jean Cassien, 14ème conférence, ibid.

[6] Ibid., voir toute la 14ème conférence.

[7] Ibid. II, 12, 2.

[8] Ibid. II, 12, 3.

[9] Augustin, Confessions, VI, V, 8 trad. É. Tréhorel et G. Bouissou, DDB, Bibliothèque augustinienne 13, Paris 1962.

[10] Ibid., XI, II, 3.

[11] Augustin, Praeceptum, III.2.

[12] Ibid. VII,2.

[13] Benoît XVI, Homélie de la messe du 21 août 2005 à Marienfeld, in : Benoît XVI avec les jeunes à Cologne, Paris, éd. Téqui, 2005, p. 94-95.

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