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Causalités dans la science, causalité dans la foi

Ignorance mutuelle, intimidation, harmonie
P. Philippe Vallin, c.o.
Le Père Vallin a bien voulu nous confier le texte, aussi savant que plein d’esprit, d’une conférence qu’il a prononcée au Lycée Kléber de Toulouse, au Colloque préparationnaire sur la science, qui s’y est tenu le 20 septembre 2006. Nous le remercions vivement de faire ainsi à nos lecteurs ce cadeau d’une dense saveur philosophique et théologique.


Supposé que celui qui vous parle ait été strasbourgeois au temps de ses classes préparatoires (irréel du passé), ce n’est pas aux honneurs du Lycée Kléber qu’il aurait accédé, mais à ceux d’un lycée littéraire, dont je ne sais pas s’il est avec vous dans un rapport d’ignorance mutuelle, d’intimidation ou d’harmonie. A vrai dire, je m’en moque royalement aujourd’hui puisque vous m’avez fait la grâce un peu vertigineuse, en m’invitant, d’être une sorte de « taupin » honoris causa. Le rouge, sinon la pourpre, me monte au front au souvenir de mes indignités mathématicienne, physicienne, ou biologico-économique (ne craignons pas les raccourcis) ! Grand merci, donc, d’avoir pris le risque d’écouter un drôle de phraseur qui peut vous fatiguer l’esprit d’une drôle de pensée. Théologien catholique, j’accepte a priori de passer à vos yeux pour un animal exotique : d’ailleurs, la question que je vais remuer est bien celle de la cause originaire, celle qui vous fait ici autochtones parce que vous aviez « la bosse des maths », et moi exotique pour la raison que je lisais Le Bossu de Paul Féval pendant les leçons sur la géométrie des courbes.

Nous sommes en effet, et le monde autour de nous, nous sommes tous ensemble et séparément ce que nos causalités obtiennent que nous soyons. Les futurs agronomes parmi vous auront remarqué peut-être l’acception jardinière du verbe « obtenir » : je n’ai pas dit purement et simplement que nos causalités nous font ce que nous sommes, car la pluralité des causes, la vraie pluralité des causes selon moi, établit entre elles une concurrence ; elle met de l’accident dans les logiques nécessaires. Bref, nous voici tous « raisin », si l’on veut, à la manière que le vigneron l’obtient, ce raisin, selon les grêles, les canicules, les merles grappilleurs, et même les grasses matinées où la cause efficiente se laissa déficiente au fond du lit. La plupart parmi vous deviendront des spécialistes de la causalité, ou plutôt d’une ligne causale entre les milliers qui travaillent ce monde, qui s’y joignent ou qui s’y gênent.

En choisissant d’intéresser vos esprits à la notion de « cause », le demi-philologue que je demeure se souvient que dans notre français commun, la « chose », ce qui est là devant nous et est distinguée au moins numériquement de tout le reste « des choses », la « chose » vient du latin causa, « la cause », la cause de l’effet, et forme donc, comme on dit en lexicologie, un doublet avec ce mot de la « cause » causale, comme « métier » fait un doublet avec « ministère », l’un et l’autre venus de ministerium. Je n’aurai pas fini cette trop longue introduction quand j’aurai souligné maintenant le phénomène qui m’avait arrêté pour ce colloque sur la science : la « chose », mieux : « les choses » qui sont là brutes devant les extracteurs [1] puissants de vos intelligences préparationnaires, vous allez les extraire et les raffiner hors de leur chosité par la recherche des causes, par la remontée rigoureuse dans la ligne de leurs causes. Je résume : une chose n’est connue en vérité que dans ses causes. Autrement dit, chaque chose qui existe, c’est la singularité complexe d’une cause qui l’obtient. La chose, pourrait-on dire aussi, cesse d’être chose brute, par conséquent anonyme, lorsque sa cause découverte parvient à lui donner son vrai nom. Prenez le mot « cancer » (c’est en latin le « crabe » qui vous tient en ses pinces et autrefois ne vous lâchait jamais), on le nomma par métaphore comme cette chose justement qui affleure là, horrible, et dont on ignore la cause et comment la conjurer ; « chancre » fit son doublet. Un jour, espérons-le, on le réduira par ses causes. Un dernier mot plaisant : cancer eut son doublet, c’est « chancre » ; il eut même son triplet : c’est « cancre », mais il ne s’en trouve pas parmi vous !

Mon plan manifestera la perspective de mon raisonnement : dans une première partie, je voudrais montrer que la science est science souveraine et légitime des causalités, le mot étant bien prononcé au pluriel. Dans une seconde partie, je m’essayerai à décrire le rapport de la foi, — prise au sens très large d’adhésion religieuse, et non pas au sens étroit de foi catholique — le rapport de la foi, donc, avec l’hypothèse d’une causalité unique et dominante. Dans une 3ème partie, j’en arriverai à la conception chrétienne d’un Dieu créateur de la causalité, prise au sens universel et donc énoncée au singulier, et créateur des causalités au sens buissonnant qu’étudient les sciences.

Jusque là, vous n’avez pas encore pu percevoir tout à fait mon intention profonde, ni les points de controverse qu’elle affronte. Chemin faisant, ils se découvriront à vous.

Ière Partie

Causalités dans la science : la valeur du pluriel

Je commence, si vous voulez bien, par énoncer une espèce d’hypothèse que je développerai ensuite.

1ère hypothèse  : Personne ne doit contester aux sciences le droit et le devoir d’explorer en tous domaines des « choses » les lignes de causalité ; mieux, seules les sciences sont capables de les remonter dans des conditions probantes, à l’unique réserve des précautions éthiques, qui ne sont pas mon sujet. On ne détruira pas La Joconde pour vérifier expérimentalement la composition chimique des pigments employés par Léonard. Grand principe ici en jeu : les sciences sont sciences souveraines des causalités parce qu’elles ont pour méthode de se placer à même le réel, pour le constater, le mesurer, l’identifier. Récemment je-ne-sais-quelle raquette cosmique est allée recueillir dans je-ne-sais-quelle gelée des poussières infimes venues des confins du cosmos, bref des « choses » que mille sciences interpréteront bientôt en « causes ». J’appelle cela se placer à même le réel. Cette posture contraint le scientifique à admettre pour lui-même, et à faire admettre à la communauté des esprits justes (il y a des esprits faussés et des esprits fous qui sont hors de cette communauté) un double principe : a/ je prouve à proportion que je me suis rapproché de telle portion du réel ; b/ je n’ai pas le moyen de me rapprocher de toutes les portions du réel pour être partout probant. Avec ce double principe, la communauté des esprits justes devient la fameuse communauté scientifique.

Permettez-moi de commenter maintenant les éléments de cette hypothèse. La communauté scientifique à laquelle nous appartenons tous par la confiance que nous accordons à notre médecin, aux ingénieurs qui ont construit l’avion où nous nous installons sans crainte, et même à l’historien qui nous explique exactement l’époque où les ingénieurs ont commencé de faire confiance aux médecins et réciproquement — c’est bien après Molière ! — la communauté scientifique, donc, est un fait fiduciaire, une réalité de confiance éclairée, garantie par des dispositifs académiques (écoles, diplômes etc.), qui assume la circulation du vrai entre une multitude d’esprits incapables de le vérifier par eux-mêmes.


1. Pluralité des causes et pluralité des scientifiques : il faut que le vrai circule

Ce ne fut pas toujours le cas : il y eut des temps assez reculés où tel homme de science, un seul esprit, pouvait considérer qu’il savait tout sur tout. Au XVIIème siècle finissant, un Leibniz peut encore représenter cette utopie bientôt évaporée. Vous me direz que les gens du peuple ont toujours dépendu de cette réalité fiduciaire et de la communauté nombreuse et lointaine qu’elle érige, se fiant aux uns pour se soigner, aux autres pour greffer leurs vignes, à un troisième pour tenter l’aventure du Canada, tassés sur un navire etc. J’en doute : curieusement, au temps où un Pico della Mirandola, un Leibniz pouvaient imaginer tout savoir à eux seuls de omni re scibili (« sur toute chose à savoir »), chacun parmi le peuple en était réduit à s’établir aussi presque à son compte, au plus près de ses propres expériences, à même le réel de son milieu de vie très étroit. Voici le paradoxe : le vrai qui circulait peu, circulait mal, et quand les causalités étaient au pouvoir d’un seul esprit génial qui les embrassaient toutes, on voit qu’elles ne profitaient à personne. Entre les remèdes de Diafoirus et les remèdes de bonnes femmes, le choix était vite fait ! Il faut croire, donc, que les causalités éprouvées en un seul esprit étaient peu fiables, peu reproductibles dans leurs effets, et que l’échec en devait interrompre assez vite la communication. On trouve chez les écrivains du XVIIème siècle toutes sortes de noms chantants pour désigner des remèdes : « électuaires », « vésicatoires », « cholaguogue » et « gomme adragante », mais si ces mots nous semblent aujourd’hui former une espèce de patois scientifique, c’est parce qu’ils n’ont jamais fait leurs preuves, qu’ils étaient plus des mots que des choses, et plus des choses que des causes, causes de guérison authentique.


2. Sur le danger d’un double circuit de causalités

Mais complétons le raisonnement en théologien soupçonneux des pratiques superstitieuses répandues en sa propre religion : au temps où les causalités n’étaient pas multipliées comme aujourd’hui aux dimensions presque infinies du réel empirique, il était tentant de damer le pion à Diafoirus en convoquant la causalité divine, unique, universelle et dominante, non pour obtenir un effet en très court-circuit, autrement dit un miracle qui abolît les causes secondes et sût les absorber dans la cause première, mais bien plutôt pour recevoir de Dieu un deuxième jeu de causalités, un jeu de causalités magiques, lequel ne fut jamais en court-circuit mais en long-circuit pour ainsi dire, avec ses spécialistes et ses procédures. L’« Abracadabra » de Basilide (gnostique, IIème s.) a symbolisé dans nos cultures la concurrence de ce circuit de causalités secrètes. Curieusement, ce n’est pas le Moyen Age qui s’abandonna le plus à cette illusion, absolument étrangère à l’esprit des évangiles [2] ; c’est au début de l’âge moderne, entre autres motifs qu’ont étudiés les historiens depuis Lucien Febvre et Robert Mandrou, que la première exposition méthodique des vraies causalités scientifiques suscita comme en miroir l’exposition des prétendues causalités magiques, avec leurs praticiens, leurs manuels, leurs formules etc. Harry Potter ne sort pas du Moyen Age mais du XVIème siècle, pas de Thomas d’Aquin, ni d’Albert le Grand, lui si physicien et empiriste, mais de Paracelse [3] (1493-1541). Il est juste de reconnaître ici que l’Église catholique a prêté la main à la répression judiciaire de la sorcellerie dans des conditions de cruauté et d’iniquité intolérables (Cf. J. Michelet, La sorcière, 1862).


3. Miracles et prières : déclaration de non-concurrence

Je voudrais m’expliquer sur la notion de miracle. Ce qui définirait assez bien le « miracle », dont le croyant ne repousse pas l’hypothèse qu’il sait par définition rarissime, c’est, je le répète, l’absorption des causes secondes dans la cause première, « Dieu » censément, et non pas la profession fantasmatique d’un second système de causalités, système caché, ésotérique, inaccessible à l’expérimentation scientifique. Attention donc que je n’ai pas parlé jusque là de la prière, au sens strict, je veux dire de la prière pour obtenir de Dieu la guérison d’un mal incurable de toute façon et qui résiste aux causes secondes ; je traitais de la mise en œuvre de causalités supposées, et supposées parallèles, les causalités magiques ; je parlais donc de cette mentalité magique dont les retours sont redoutables aux progrès de la raison, mais aussi aux progrès de l’adhésion religieuse, non seulement dans le Christianisme, mais (on le sait moins) dans la plupart des grandes religions historiques.

Je reviens à la prière, parce qu’elle ne s’oppose nullement à la logique plurielle des causalités scientifiques, bien au contraire : un chrétien prie aussi pour qu’un médecin, un pilote dans un avion en perdition, et même un état-major dans une stratégie de défense juste, non dans la stratégie d’une conquête injuste, développent chacun dans son genre et jusqu’au bout du possible les lignes de causalité de son savoir. Un croyant désire donc que la plus grande variété des causes fasse agir la multiplicité ordonnée de ses effets. Comme je ne m’en suis pas caché, je suis un ignorant en matière de biologie, mais je devine que l’attachement nouveau à la « biodiversité » est fondé à l’extrême dans les raisons scientifiques. Je plaide pour ce que j’appellerais une étiodiversité (c’est le « étio- », d’étiologie, du grec «  » : la cause causale), c’est-à-dire que je plaide pour l’extension et la conservation maximales des causes secondes : au fond la démocratie des droits et devoirs de l’homme s’appuie sur la chance de l’étiodiversité des causes qualitatives. Plus nombreux sont les citoyens actifs et civiquement actifs, plus le corps social se trouvera fort et inventif.

La prière qui jusqu’au bout accompagnera la pluralité des chaînes causales, sait aussi passer outre leur dernier maillon, au cas où défaillent les causes secondes. J’ai prié avant mon concours pour que Dieu bénisse des années de travail durant lesquelles je m’étais essayé, comme vous, à orchestrer les effets de l’agent causal que le Créateur avait fait de moi par essence. Si j’avais échoué, je lui aurai demandé simplement de m’inventer un autre avenir… ! Blaise Pascal qui n’était pas un génie scientifique d’emprunt, et qui l’était déjà selon la diversité bientôt irréductible des disciplines scientifiques (expérience du Puy de Dôme / traité des coniques etc.) a procuré une fort belle prière qu’il intitule : « Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies ». Il y demandait à Dieu la seule guérison qui valût à ses yeux, mais surtout selon lui aux yeux du Dieu de Jésus-Christ : la guérison du cœur, retiré à ses injustices, et dont la condition était loin de consister pour lui dans la guérison miraculeuse du corps, encore qu’il crût aux miracles et qu’il ait assisté au miracle fameux qui guérit sa filleule et nièce, fille de Madame Périer, d’une fistule lacrymale (« Miracle de la Sainte Épine », bien connu des historiens du jansénisme). Demander à Dieu la guérison d’un mal incurable, c’est forcément s’en remettre par la foi à la cause première. Le théologien ne décourage personne de se livrer à cette prière-là, c’est trop évident, et d’ailleurs il sait que nul ne se connaît suffisamment pour prétendre que devant la faillite des causes secondes, il ne présenterait pas son enfant malade à la puissance divine. Mais, j’insiste, avant d’en arriver à ce moment ultime où la pluralité des lignes causales est devenue inefficace, le croyant, je devrais dire : tous les croyants partout, n’ont aucune raison sérieuse à opposer au jeu des causalités scientifiques (sauf précaution éthique : souvenons-nous des prétendues expériences médicales d’Auschwitz). Connaissez-vous une seule civilisation un peu ancienne, religieusement et culturellement consistante (je ne parle pas de « sectes ») qui depuis 1944 ait refusé les antibiotiques ? Il peut se produire des temps de transition pour les ajustements : en gros, l’adhésion religieuse ne craint pas la valeur plurielle des causalités de la science.

Au moment de conclure cette première étape, je manifesterai davantage mon intention : l’ignorance mutuelle est évidemment ridicule en fonction des critères que je viens d’énoncer, puisque c’est dans le même homme, ou dans la même communauté humaine, que s’opèreront les effets des causalités mises à jour par les sciences, et de cette causalité divine sollicitée dans la foi par la prière. Louis Pasteur, dans le cabinet de qui j’ai eu l’honneur de passer une visite médicale, n’était pas la réunion sous le même chapeau de deux hommes ou de deux cerveaux, tout au plus de deux hémisphères du cerveau. L’intimidation comme procédure émotive est plus difficile à conjurer soit au plan de l’individu, soit au plan des sociétés. La chasse aux sorcières des XVIème et XVIIème siècles fut une assez horrible tentative pour ramener les femmes des campagnes à la double loi de la rationalité physique de l’empirisme scientifique, et de la rationalité métaphysique décrite par la foi catholique : ni Diafoirus, médecin peu convaincant encore, ni M. le Curé, prédicateur étatique de la vie éternelle, n’avaient su les encourager pacifiquement à rompre avec les doubles circuits du magisme. Aujourd’hui encore, l’intimidation d’une causalité scientifique qui renonce à se décliner au pluriel, continue de joue son rôle ici ou là : songeons à toutes les tentations holistiques (= les théorisations totalisantes), par exemple celle de certains tenants de l’homéopathie qui trouvent dans les croyants des terrains psychologiques d’affinité… Quant à l’harmonie, je le dis maintenant sans développements, je n’y rêve pas le moins du monde, parce qu’elle est contraire à la vraie foi, à son caractère surnaturel ; et pour illustrer mon affirmation, je retourne à l’exemple de la maladie incurable : ce n’est jamais de gaieté de cœur et dans une harmonie irénique avec lui-même et son propre destin, qu’un chrétien (je parle ici de ce que je connais) prend acte de la défaillance des causalités thérapeutiques, et s’en remet au dernier maillon de sa vie à la causalité divine dans la foi. Il y a là un changement d’ordre qui est d’abord désordre douloureux pour l’âme. L’harmonie des causalités, je postule et je crois en théologien que Dieu, lui, l’éprouve, mais je ne sache pas que cette expérience soit transférable ici-bas.

IIème partie

Causalité dans la foi : croire à la Cause première sans la voir, mais en voyant que d’autres n’y croient pas

J’esquisse maintenant ma seconde hypothèse et je commente ce sous-titre :

2ème hypothèse  : mon idée consiste à ramener l’expérience si multiple et foisonnante de l’adhésion religieuse à la postulation d’un sujet unique, « Dieu » si vous voulez, cause première de tout le réel qu’il unifie. Des historiens des religions seraient fondés à estimer que je vais vite en besogne et que je produis une sorte de coup de force spéculatif contre des symbolismes ou des discours religieux très régionaux, lesquels n’ont pas l’ambition de décrire la totalité du réel et encore moins sa cause. On me dira qu’un culte des défunts ne déploie pas toute une métaphysique. Je reviendrai sur cette question. Au milieu de vous qui pratiquez les axiomes, je redis que le fait religieux, selon moi, installe sous des noms divers ce sujet unique/ Cause première en postulat non démontré : le croyant, ainsi que l’exprimait mon sous-titre, « croit à la Cause première sans la voir » ; mais j’ajoutais aussitôt ce qui a constitué la révolution mentale de la liberté religieuse au Concile Vatican II : le croyant croit, tout en voyant, selon le savoir démontré de l’empirisme, que d’autres ne croient pas. Bref, il ne devrait pas, il ne devrait plus, faire comme si lui-même voyait la Cause première, et comme si tout le monde voyait avec lui la même Cause première, de sorte qu’il faudrait déclarer aveugles ou fous tous ceux qui ne voient pas l’invisible. Permettez-moi de vous dire aussitôt, une fois posée cette seconde hypothèse, que ce glissement absolument illégitime (en théologie catholique en particulier) de la certitude morale de la foi à la preuve par la vision — Jésus avait dit à l’apôtre Thomas : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » [4] — ce glissement a été rendu impossible désormais par l’exercice général dans les sociétés modernes des vérifications scientifiques et par l’usage de leurs causalités. Je résume : la foi a toujours eu à perdre avec la crédulité et les mélanges que celle-ci organise. La science a reconduit la vraie foi à la pureté de l’acte personnel de croire sans voir ; par là même, elle a autorisé une différence sociale qui est une liberté civique : nul n’est obligé de se régler sur ce qu’il ne voit pas. Inutile de préciser que, de l’autre côté, le matérialisme de méthode des causalités scientifiques a souvent excédé son pouvoir, en prétendant supprimer le droit de croire, au motif qu’il s’était fait passer trop souvent pour une faculté de voir, et de voir l’invisible.


1. Le postulat religieux de la Cause première

Je développe à présent quelques éléments de cette hypothèse. D’abord cette définition un peu massive et expéditive du fait religieux : les diverses formes d’adhésion religieuse, croyance ou foi, ici peu importe, seraient au fond réunies dans la postulation implicite ou explicite d’une causalité unique, dominante et universelle. Même les polythéismes, même les animismes, même les cultes claniques de vocation si locale, décrits par les historiens des religions ou les ethnographes relèvent selon moi de cette pétition de principe : tous les rites et tous les mythes, toutes les révélations, impliquent le croyant dans la certitude qu’il existe une seule causalité universelle, derrière la multitude des causalités physiques, métaphysiques là où celles-ci sont connues (ex. : la liberté de l’acte humain), ou magiques là où la magie est pratiquée. Je me garderai bien d’affirmer que ce postulat de la Cause première est partout explicite, comme dans les religions qui nomment « Dieu » cette causalité unifiante. Il me suffit pour la cohérence de mon raisonnement que les exercices de type religieux unifient même implicitement autour du sujet croyant tous les phénomènes de l’existence en un seul univers : le monde émietté, le monde centrifuge, le monde illisible, le monde menacé d’être plusieurs mondes et de l’égarer, lui devient un monde, et en quelque façon un monde causé, un monde unifié par le lien causal qui le noue de part en part. Est-ce Mallarmé qui a écrit : « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard » ? Le croyant repose dans l’existence sur la conviction presque inverse : « Jamais un coup de hasard n’abolira la Cause ».


2. Connaître à même le réel, ou ne pas connaître ?

Ma controverse, et d’abord avec moi-même, peut recommencer ici. Soit, l’adhésion religieuse assume jusqu’au bout le handicap constitutif de ne pas se placer à même le réel, de ne pas « voir », et laisse alors les sciences parvenir à leurs conclusions sur les causes des choses. On sait d’ailleurs que la recherche scientifique reprendra son élan à partir de ces conclusions et parfois pour les démentir… Dans cette ligne, s’il est vrai que le christianisme promet en effet la vision de Dieu, s’il dit même qu’elle est béatifique, c’est-à-dire qu’elle procurera tout le bonheur souhaitable éternellement, il ne manque pas de prévenir que cette vision est reléguée au-delà de la mort et de l’existence terrestre. C’est ce que j’appelle assumer le handicap constitutif de la foi.

Soit, l’adhésion religieuse n’entend pas assumer ce handicap constitutif ¬— je répète : au contraire des procédures scientifiques, la foi ne peut se placer à même la réalité de son objet — et elle risque fort d’installer une superstition, au sens strict : elle simulera une causalité de surface par-dessus les choses, pour se donner l’air de les connaître avant de les avoir apprises, et cela au nom de la causalité unique, universelle et dominante à laquelle elle croit. Avouons-le tout de suite : dans l’affaire Galilée, même si l’histoire est plus complexe qu’on ne la raconte, l’Église fut proprement superstitieuse, imposant une causalité en trompe l’œil par-dessus les phénomènes célestes que des yeux télescopiques, placés à même le réel, avaient mieux vus que les yeux bibliques. On sait bien que Galilée avait mieux vu, sans tout voir ni tout prouver de la rotation de la terre autour du soleil, mais enfin il a su circonscrire en termes simples l’ordre causal propre à la foi : « L’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on doit aller au Ciel, et non comment va le ciel » (Lettre à la grande-duchesse Christine de Toscane, 1615).

Ma controverse se dédouble maintenant pour interroger les sciences, cette fois, et les causalités qu’elles sont capables de déchiffrer : il est certain que les yeux bibliques n’avaient pas vocation à voir le soleil, et la terre qui tourne autour ; faut-il que les scientifiques, pour remonter et descendre dans les chaînes causales à même les phénomènes, interdisent aux croyants de postuler ou d’imaginer une cause réelle, effective, à laquelle par définition on ne pourrait s’appliquer comme s’applique la raquette au réel des poussières cosmiques ? Puisque l’esprit ne se place pas à même la réalité de Dieu, faut-il nier jusqu’à la possibilité de cette « chose », Dieu, au-dessus de toute « cause » [5] que l’adhésion religieuse comporte ? Connaître, est-ce par exclusive connaître à même ? Je pose cette question comme une perspective ouverte par les sciences humaines dont les objets ne sont pas des objets jointifs, même virtuellement, car l’astronomie ou l’astrophysique, bien avant le Messager céleste de notre Galilée (Cf. Sidereus Nuncius, petit livre de 1610 où Galilée annonce entre autres sa découverte des satellites de Jupiter), n’envoyaient pas les hommes sur la lune. Il faut dire déjà que la biologie humaine est gênée par la propre vie de l’homme pour connaître à même, c’est-à-dire connaître, sans le tuer, l’objet vivant qu’elle veut justement décrire en son fonctionnement vital. Elle a peu à peu inventé de merveilleux engins qui nous font du grand cinéma dans le cœur ou les intestins… !


3. Les sciences humaines au défaut de l’objet jointif

Mais pour ce qui regarde les sciences humaines, l’hypothèse de l’objet jointif n’est-elle pas fantasmagorique ? C’est une chose de toucher de sa main la correspondance de Napoléon ; c’en est une autre d’atteindre la réalité même de la bataille de Waterloo. Là-dessus, La Chartreuse de Parme a donné une leçon définitive : Fabrice Del Dongo était en effet à Waterloo, mais Stendhal s’amuse à l’y montrer tout au rebours de ceux qui croiraient rapporter un bout du passé dans le présent en affirmant : « J’étais à Austerlitz ! ». Fabrice était physiquement à Waterloo, mais le romancier fin psychologue nous le représente avec l’âme de quelqu’un qui, précisément, ne sait plus très bien ce qu’il fait dans la vie. Je n’oserais prétendre que l’histoire n’atteint pas ses objets : je veux même affirmer le contraire, en constatant que cette science authentique n’atteint son objet authentique que par le recul de l’historien, et non par sa trop grande proximité émotive avec les événements dont il traite. Il est sûr que les témoins jointifs, on pourrait dire ici les témoins oculaires, sont indispensables à la connaissance du passé : on ne dira pas qu’ils sont les meilleurs historiens au sens scientifique.

J’en viens à la psychologie scientifique, oui : scientifique tout de même. Rien ne nous colle plus à nous-mêmes, pensera-t-on, que notre propre psychisme, notre conscience, notre esprit. Rien de plus réel, rien de plus jointif, partant, rien de mieux connu… ! Or, le progrès de la psychologie depuis un siècle — mais je ne suis pas plus savant ici qu’ailleurs pour en conclure — me paraît avoir institué l’observateur en tiers pour constituer en objet objectif la conscience et spécialement la conscience douloureuse, incapable de se connaître malgré le fait évident qu’elle est placée à même sa propre réalité. Par l’écoute du praticien, Freud ou un autre, la médiation du langage offre un psychisme, opaque lorsqu’il est laissé à lui-même, au patient départ, au démêlage de ses conditionnements et de sa liberté.

J’aimerais situer ici le point de basculement de tout mon propos : on peut avoir une conception matérialiste du psychisme humain, et considérer qu’il est produit par des lignes de causalités nécessaires, et par exemple biochimiques. Ce matérialisme, au demeurant, pourrait n’être qu’une simple posture de méthode dans le protocole des neurosciences : ceci, je n’ai pas de peine à l’admettre. En revanche, là où je me sens basculer de tout mon poids d’intuition vers un choix philosophique irréversible, c’est dans la certitude a priori que j’éprouve du caractère non-conditionné du sujet humain pris à sa pointe. La liberté de la personne humaine par-delà ses conditionnements, je l’appelle « esprit » ; le génie de chaque personne humaine, par-delà tous les noms communs de son espèce, de sa culture, de sa famille, je l’appelle « nom propre », et ce domaine de transit entre les conditionnements et la liberté, entre les noms communs que nous assumons et le nom propre qui se cherche en nous, je l’appelle « métaphysique » parce qu’il est l’échappée belle hors des lois du nombre.

J’ai risqué la formule de certitude a priori, quand il eût été plus éclairant et plus probant peut-être de suggérer une conviction d’expérience, une certitude a posteriori, à cause de Léonard de Vinci, de Paracelse, de Stendhal ou de Pasteur : brochette magnifique de génies et de libertés ! Mais, puisque j’en suis toujours à faire valoir la connaissance psychologique, en tant qu’elle soutient le paradoxe de n’être pas exactement une science à même son objet, puisque notre conscience ne nous est pas exactement un objet jointif, je voudrais paraphraser mon sous-titre pour achever devant vous ma pensée. Souvenez-vous : « Causalité dans la foi ; croire à la Cause première sans la voir et en voyant que d’autres n’y croient pas ». Il me semble à moi que cet itinéraire de l’adhésion religieuse, qui paraît si second, si postérieur dans les pratiques humaines, et qui assigne l’option spirituelle au domaine très contingent des aventures — et pour beaucoup des délires — il me semble à moi que cet itinéraire avait été vécu avec une absolue antériorité dans le rapport de soi à soi en la conscience native : « Causalité dans la foi » : oui, s’il s’agit de cette confiance en soi sans laquelle chacun de nous ne serait rien ; « Croire en soi », je veux dire croire à sa dignité de cause promise à des actes de liberté et de génie, et « croire en soi sans se voir », parce que le psychisme n’est pas un objet jointif, et qu’il est l’angle mort de sa connaissance vive ; et « croire en soi », surtout, « en voyant que d’autres n’y croient pas » : n’est-ce pas cette découverte cuisante de l’adolescence ? Nous y avons constaté que cette évidence de foi, que nous étions chacun pour nous-mêmes et le cercle ancien de nos intimes, ne serait pas unanimement partagée, et que nos tentatives de nouvel intimisme pour attirer de nouveaux croyants à même l’objet de notre chère âme ne seraient pas souvent couronnées d’un plein succès...

Ceux qui ont traversé des épreuves dans la foi en soi savent bien que l’inventaire des causalités multiples qui nous obtiennent ne suffira pas à remplacer, si nous l’avons perdue, cette confiance une en la causalité que nous sommes, à ressusciter au fond de nous cette « dignité de cause », comme dit Thomas d’Aquin de l’être humain : notre bonheur natif, ce n’est pas d’être au point de convergence passif de l’effet ou de la résultante ; notre bonheur, c’est d’être au point d’élan d’une causalité prometteuse !

Y aurait-il ici intimidation des sciences dures contre les sciences humaines, ou des sciences humaines contre l’option religieuse ? Je ne le pense pas du tout. Supposé que leurs logiques découragent l’hypothèse de la foi, en quelque façon je m’en réjouis : pas plus que la foi en soi ne saurait être une acquisition bon marché en nos sociétés riches et dépressives, qui n’aiment rien payer à son juste prix, la foi en Dieu ne doit pas être une sorte d’emplette pour s’exalter pendant les après-midi pluvieux. L’adhésion religieuse qui sera de moins en moins une convenance sociologique, devra constituer l’option résolue d’une histoire en nom propre, d’une histoire bien personnelle.

IIIème Partie

Le Dieu des chrétiens, la Cause des causes plutôt que des effets

J’en appelle à votre patience pour affronter cette dernière étape de mon exposé. Et si je ne savais pas l’intelligence active dans l’acte de recevoir la pensée d’autrui, je m’en voudrais d’avoir produit des effets de rebonds sur vos pauvres tympans, réduits à la passivité comme un fronton au jeu de la grande chistera !

3ème hypothèse  : le Dieu de la foi catholique n’aime pas être la cause unique, universelle et dominante de choses-effets, de purs effets, donc, qui n’auraient pas eux-mêmes la dignité de causes. La Toute-Puissance que le credo des chrétiens lui reconnaît ne se manifestera pas essentiellement par la multiplication des effets — ce serait trop peu, trop mécaniquement théiste — mais par la multiplication des causes. La cause libre, entendez-vous bien : la cause « créée libre » par Dieu, et coupable chaque fois qu’elle n’emploie pas assez sa liberté pour le bien, la cause libre est le fleuron dans l’univers de la foi. Ainsi, la recherche scientifique qui ne cesse d’étendre les lignes, les fibres, les chaînes de causalités multiples, de sorte que le vin du vigneron est connu aujourd’hui comme tiré au point de convergence dialectique de millions de séquences causales, avant d’être la cause simple de notre joie, la recherche scientifique est pour le chrétien purement et simplement une louange de Dieu. Car multiplier les causes, ce n’est pas empiéter sur les prérogatives divines, mais les attester au contraire. En ce sens, les causalités libres que sont les libertés humaines sont les plus ressemblantes et les plus évocatrices du génie de Dieu. Si la métaphysique chrétienne craignait le hasard et les carambolages stochastiques, elle aurait fait des choix malthusiens : diminuer les hommes reviendrait à diminuer les causes, censées rivaliser avec la causalité divine, quand au contraire elles l’illustrent.

On vous montre des saints ; les vitraux, les statues vous représentent des saints, et beaucoup d’entre vous devant ces faces plâtrées s’écoeurent à l’avance de leur mélancolie, pire, de leur mièvrerie. Or, c’est leur royale liberté, leur immense capacité de causer du bien de toutes sortes de manières qu’on voulait ou qu’on devait vous peindre. Pardonnez-moi l’expression provocante de cette troisième hypothèse : si Dieu avait voulu de la servilité, l’évolution des espèces s’en serait tenue au buissonnement de l’espèce canine. Allez dans un concours canin, la diversité s’y met en scène dans un pur mensonge : sous les apparences d’une variété extrême, sous les prestiges des caractères secondaires savamment déclinés, gît la dégoulinante servilité du chien. Mais Dieu veut des hommes libres, et la croix du Christ est le chiffre de cette persévérante intention.


1. Le domaine de la métaphysique, ou le socratisme chrétien

Je dois reprendre mon raisonnement à l’endroit de la psychologie non matérialiste où je l’avais laissé. La théologie catholique — cette fois je m’assume — professe que le Dieu de la foi espère des hommes-causes et non des hommes-effets. Or, il se trouve que l’instrument de sa preuve, la théologie l’a toujours cherché dans la composition de la révélation des Ecritures Saintes et de l’anthropologie grecque préchrétienne. Je n’ai pas le temps d’expliquer longuement combien, hors de la Révélation, la figure de Socrate, de sa liberté, a dessiné le portrait universel de la conscience humaine. Il est poignant de relever que les chrétiens ont confirmé leur théologie de l’homme libre lorsqu’ils ont reçu l’instrument explicite de la grande métaphysique grecque, laquelle est une métaphysique construite de l’homme libre au titre de la non-matérialité de son esprit. A vrai dire, la théologie des chrétiens est plutôt une théologie de l’homme libéré, qui accède, par le Christ, par la grâce de Dieu, à sa pleine liberté. Il reste que les chrétiens ont bien entendu, dans la culture hellénique, dans ses tragédies, dans les dialogues de Platon, le cri de l’homme libre, comme si jusqu’au Christ l’homme libre n’avait su que crier sa liberté au moment que les nécessités l’écrasent : cri d’Antigone, cri de Philoctète sur son rocher, cris des cités vaincues et réduites à l’esclavage [6]. Mais attention que ce cri a traduit l’énergie culturelle d’une conviction spéculative : rien qui soit seulement cette émotion de l’homme individuel devant la fatalité qui l’emporte. La culture grecque, mère de la démocratie et coupable pourvoyeuse d’esclaves, avait centré toute sa perspective sur la dignité physique et métaphysique de cause. Ainsi que les exemples cités le prouveraient assez (Socrate, Antigone, etc.), cette liberté de la nature profonde, de la nature intime de la psyché humaine, n’est pas détruite purement et simplement d’être contredite par la mort du corps : en quelque façon la résistance jusqu’à la mort d’un Socrate atteste et promet la survie de son acte de liberté. Bref, malgré les apparences, et le savoir retiré à même les apparences (= le suicide commandé de Socrate), la causalité physique n’aura pas eu ici raison de la causalité longanime de la liberté métaphysique. Ce fut vrai de Jeanne d’Arc, victime en son temps de l’appareil ecclésiastique, de Jean Huss et de Giordano Bruno, quoi qu’il en soit des évaluations anachroniques de la liberté civile.

Vous me pardonnerez de limiter ma démonstration en ce domaine pourtant primordial de la pensée chrétienne, où se définit l’instance métaphysique, mystère mais mystère naturel, entre l’instance physique accessible aux sciences, et l’instance surnaturelle reçue, quand Dieu veut, de l’acte de foi. Mais ce que j’affirme maintenant, c’est que le Dieu des chrétiens ne serait pas bien connu et compris comme offert à l’adhésion religieuse de la foi, si les hommes qu’ils créent n’étaient pas bien connus et compris comme offerts à la considération métaphysique de leur liberté. Le christianisme, pour résumer, ne veut pas être un fidéisme.


2. L’imposture des fidéismes et des fondamentalismes

J’aurai par conséquent à dire que les fondamentalismes et les fidéismes antirationnels des religions ou des sectes ─ et nous les catholiques devons balayer devant notre porte, n’étant exempts ni de la première tentation ni de la seconde ─ ces fondamentalismes et fidéismes sont les premiers adversaires de la causalité métaphysique, pour le motif précis qu’ils prétendent enregistrer la causalité divine à même les phénomènes, et voudraient que cette causalité invisible soit plus et mieux vue que les causalités visibles. Or si déjà la liberté naturelle de l’homme, sa dignité de cause, se donne comme un mystère à reconnaître, vous pensez bien que la Causalité divine ne s’imposera pas au devant des phénomènes et sans leurs médiations. Certes, il y eut le « Buisson ardent » : c’est le nombre  de la Révélation de Dieu (Ex 3,14). Qui ne comprendrait la forme absolument singulière de ce que le théologien désigne sous le nom de « théophanie » (manifestation de Dieu), pour marquer justement qu’il s’agit là d’une phénoménalité sans autre cause que Dieu et non reproductible, bref : d’un miracle ? La notion de miracle comporte par définition la rareté, ou elle se tue elle-même, de sorte que les fondamentalismes et fidéismes, faisant un régime de preuves ordinaires de ce qui traversa l’histoire comme hapax, suicident leur régime de pensée. A ce compte, je peux comprendre le matérialisme méthodique des scientifiques : il déjoue le matérialisme si grossier du croyant qui en vérité ne croit pas, mais s’institue lui-même en somme comme phénomène de croyance irrécusable : « Ce que je crois est forcément vrai, a-t-il l’air de dire, puisque j’encombre le champ sensoriel d’autrui avec ma phénoménalité religieuse ». Le fameux Padre Pio (+ 1968), lui qui fut stigmatisé par miracle [7], détestait ses stigmates, et il eût été horrifié à l’idée qu’on naturalisât le mystère de Jésus-Christ à la mesure des trous qu’il avait dans les mains !…


3. La Cause première dans les causes secondes, ni mélangée, ni séparée

Demeure alors une redoutable question : s’il est vrai que la foi chrétienne n’entend pas mélanger la causalité théologique avec les causalités physiques comme pour les court-circuiter (version fondamentaliste), pourquoi se refuse-t-elle à les séparer complètement ? Et comment parler de Providence, de principe anthropique, d’Intelligent Design, si l’on s’occupe de récuser les mélanges suspects de causalité : il y aurait un développement des choses de ce monde/de ces mondes ( ?), que les sciences s’attachent à décrire ; il y aurait, au moins pour celui qui en décide ainsi, une causalité pour les choses de la foi, de l’esprit, pour la survie ou le salut des esprits, causalité proprement religieuse racontée dans les mythes et les révélations. C’est que le christianisme voit l’humanité au corps mortel de l’être humain, et non pas à ce qu’on appelle son âme seulement, et qu’il ne se croit pas autorisé à séparer les deux ordres, l’ordre des causalités cosmiques, l’ordre de la causalité spirituelle que le corps humain conjoint comme un lieu de mitoyenneté. Une école du Moyen Age a fourni son patronage à une théorie dite des « deux vérités » [8] qui règle le problème en le niant : la vérité de la foi ne croiserait pas la vérité de la science sur ses chemins. Dieu, dit le croyant, est la Cause universelle ; mais le même qui est physicien ne la voit nulle part à l’œuvre.

Le chrétien, ─ j’en termine : rassurez-vous ─, est cet animal bizarre qui voit dans l’efficience merveilleuse des causes secondes le jeu même de la Cause première, en tant justement qu’elle a voulu être constamment secondée, et d’abord par les libertés humaines : le génome existait et fonctionnait, si intelligent, si subtil, des millions d’années avant que des esprits n’en explorent la puissance causale. Ces esprits géniaux n’auront pas créé les causalités du génome : ils auront dégagé, en vertu de leur propre causalité, de leurs initiatives, de leur génie, un gisement d’intelligibilité. Souffrez l’effort d’une ultime question : s’il est vrai que pas un seul génie scientifique ne trouverait bon qu’on lui retire sa part de causalité singulière dans la mise au jour d’un de ces gisements d’intelligibilité, qu’on lui retire son rôle en nom propre, et peut-être sa place glorieuse dans l’histoire pour l’attribuer à un autre, comment se fait-il qu’on soit si prompt à attribuer au « Hasard » la création de ces gisements infinis d’intelligibilité ? Et le « Hasard », avec ses deux belles syllabes, n’est-ce pas d’ailleurs la dernière ruse d’un concept unifiant ? Si la liberté métaphysique de l’esprit humain est une illusion figurée comme mirage à la surface des nécessités physiques, on ne voit pas pourquoi tels scientifiques qui se savent des effets, tiendraient tellement à se représenter au milieu de nous comme des causes…

Une image pour conclure

Avant de vous quitter, après cette trop longue dissertation, je vous laisse avec l’image de la mer : à marée basse, le bateau est idiot dans le port, idiot dans sa forme et sans mouvement dans le sable. Voici que l’océan s’approche immense, et que la puissance infinie de ses eaux offre au bateau sa liberté, et l’intelligence entière de ses formes : le bateau va… Adieu vat ! Croirez-vous alors que la Cause première a nié la cause seconde ? Que non ! Dieu est la Cause des causes.

P. Philippe Vallin, c.o. , Né en 1956, oratorien de saint Philippe Néri à Nancy. Ancien élève de l’École normale supérieure, il est maître de conférences de théologie dogmatique à la faculté de théologie catholique de l’Université Marc-Bloch à Strasbourg, et Secrétaire de la Commission doctrinale de la Conférence des évêques de France.

[1] C’est un scientifique, un chirurgien-barbier, Ambroise Paré qui vers 1560 employait ce mot non sans ironie : « Je me suis trouvé avec un philosophe, grand extracteur de quinte-essence ». Il voulait dire « abstracteur », ce qui est plein de signification.

[2] Les évangiles croient à la causalité préternaturelle des démons et des anges, mais ils ne l’isolent jamais de l’économie de la causalité divine : les exorcismes du Christ manifestent la situation de disgrâce des démons, dont l’action est annulée par sa causalité salvifique ; les anges « servent » Jésus, subordonnant leur action à la sienne.

[3] De son vrai nom, Theophraste Bombast von Hœnheim ; il vint à Strasbourg en 1526.

[4] Dans le christianisme, le système de la causalité sacramentelle, qui est une économie visible, perceptible aux sens selon la logique de l’incarnation du Verbe, restera une causalité offerte à l’acte de foi. Elle se veut une causalité surnaturelle mais sûrement pas miraculeuse.

[5] Dieu est alors défini comme la Cause sans cause, le mystère originaire de toute causalité. Descartes en quelque manière dégradera ce postulat en définissant Dieu assez absurdement comme « Causa sui » : « Cause de soi-même ».

[6] Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre V, n° 92 : Les Méliens aux Athéniens : « Et comment pourrions-nous avoir le même intérêt, nous à devenir esclaves, vous à être les maîtres ? »

[7] Le premier et seul prêtre dans ce cas de toute l’histoire de l’Église.

[8] On discute aujourd’hui pour savoir si Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) a expressément conçu cette théorie.

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