Rechercher

Christ et le temps. (Oscar Cullmann)

Delachaux et Niestllé, 1947.
A. Schlachli

Né à Strasbourg en 1902, mort à Chamonix en 1999, Oscar Cullmann est un des théologiens luthériens les plus marquants de son siècle. Il a fait connaître dès 1925 la « Formgeschichte » au public français ; de 1930 à 1972, il enseigne à Strasbourg, Bâle et Paris ; il fut l’ami de Pie XII, de Jean XXIII et de Paul VI, invité à toutes les sessions de Vatican II. L’originalité de sa pensée lui a permis de franchir les frontières confessionnelles. L’évêque catholique de Fribourg le qualifia de « Pontifex der Okumene ».

Dans Christ et le temps, Cullmann part d’une distinction fondamentale entre deux appréhensions du temps : celle de la philosophie grecque et celle du Nouveau Testament. D’un côté : une opposition entre une terre soumise à un devenir, une corruption, une métamorphose et une éternité, c’est-à-dire une absence de temps, bienheureuse parce qu’immobile, exempte d’évènements et de transformation ; de l’autre côté : un temps de Dieu infini vers le passé et vers l’avenir, temps dans lequel s’inscrit la destinée de l’homme, l’histoire du Salut étant la partie de cette destinée que nous révèlent les Écritures.

La méconnaissance de cette distinction est un point commun à la plupart des hérésies, qui, d’une manière ou d’une autre, reviennent toujours au dualisme platonicien : un ici-bas et un au-delà ; un temps et un non-temps ; un corps et une âme. Le Salut, dans ces pensées, c’est toujours la négation du premier terme au profit du second et une initiation (des mystères), qui permet de passer d’un terme à l’autre. Dans la pensée du Nouveau Testament, c’est l’ici-bas, c’est le temps, c’est le corps qui sont choisis : il s’agit de les sauver et non de s’en détacher, non de les dépasser. Le corps meurt, et tout l’homme avec lui ; et le corps ressuscite à la Parousie et, avec lui, tout l’homme.

Cullmann distingue ensuite pensée juive et pensée chrétienne du temps : dans les deux Testaments, le temps infini de Dieu contient le temps de l’histoire humaine ce qui peut aboutir à une représentation tripartite du temps : avant la Création, entre la Création et la venue du Sauveur, après la venue du Sauveur. Pour les juifs le pôle de l’histoire est en même temps sa fin : la venue du Sauveur. Pour les chrétiens, le pôle n’est pas dans le futur mais dans le passé : c’est le Christ (incarné, crucifié, ressuscité), et l’attente de la venue est attente de l’achèvement de cette venue. Pour les juifs, la foi s’appuie sur l’espérance ; pour les chrétiens l’espérance se fonde sur la foi à un événement passé : d’un côté, on attend l’accomplissement d’une promesse ; de l’autre, on croit que cet accomplissement a commencé et que son terme sera aussi le terme de l’histoire. A l’idée d’un moment de Salut, purement eschatologique, se substitue l’idée que la promesse se réalise entre deux moments : Résurrection et Parousie.

La mission de l’Église fait partie de cet accomplissement : annoncer la Bonne Nouvelle de la Résurrection (= évangéliser), c’est constituer l’Église, c’est-à-dire le Corps du Christ. Le Christ vit dans un corps spirituel ; nous vivons dans des corps périssables ; mais dans le Christ nos corps anticipent la Résurrection finale : nous bénéficions de sa Résurrection. Tout ce qui, dans l’histoire, apparaît manifestement étranger au Christ et à sa Résurrection, et donc étranger à l’Église et à l’accomplissement de la Promesse, est en réalité soumis à cette Résurrection : l’histoire est orientée sans le savoir par cet événement et c’est la mission de l’Église de le lui dire, et sa façon de le dire, c’est d’exister authentiquement comme Corps du Christ.

Reprenons : le Christ vient sauver les hommes par sa Résurrection ; cette Résurrection - triomphe unique et définitif sur la mort - ouvre la dernière période de l’histoire, celle du Salut. Le Christ ressuscité reste présent et vient dans le lent épanouissement de l’Église universelle qui est en même temps l’annonce incessante de la Résurrection à toutes les Nations.

Aujourd’hui, l’Église n’a droit de cité que dans ses aspects caritatifs sinon elle est renvoyée à la sphère privée. Il n’y a aucune place reconnue pour l’évangélisation. Pourtant il n’y a de Christianisme que dans l’annonce de la Résurrection ! Si l’Église n’est là que pour faire du lien social ou contribuer au maintien de l’ordre, comme les politiques le lui demandent, il s’agit d’une subversion : aucun service d’Église ne peut exister indépendamment ou dans l’oubli ou l’omission de l’annonce du Salut.

Sortant de la lecture de Cullmann, nous ressentons plus vivement cette difficulté : le chrétien n’a pas à se caler sur l’Évangile pour mener une vie juste, mais à transmettre cet Évangile et à en tirer à tous moments toutes les conséquences pour lui-même. Il s’agit alors bien de « racheter le temps » : pour chacun d’entre nous, faire de chaque moment de l’existence, une occasion de manifester que se prolonge aujourd’hui cet événement de la Résurrection.

On peut évidemment avoir l’impression que tout cela est bien connu : prenons le temps de lire Cullmann, histoire de vérifier si au fond, à notre insu, nous ne sommes pas – comme saint Jérôme se découvrant « cicéronien » plus que chrétien dans son fameux cauchemar – un peu plus disciples de Platon, de Hegel ou de Heidegger que du Christ.

Réalisation : spyrit.net