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Chronique sémantique

Des enfers à l’enfer
Georges Théry

Problèmes de langage

Pour nombre de nos contemporains, il y a confusion entre l’Enfer et les Enfers. Seul un « s » les différencie en français. Dans d’autres langues, on utilise des mots différents. Pour désigner l’enfer : infernum (ce qui est au-dessous) en latin, inferno en italien et en espagnol, hell en anglais ; alors que pour parler des enfers, ces mêmes langues emploient un terme différent : inferi (toujours au pluriel) pour le latin, limbo pour l’italien et l’espagnol, limb pour l’anglais. Et nous, pauvres Français, nous nous contentons d’ajouter un « s ».

Pourtant, l’iconographie en est fort différente. Chacun connaît ces représentations de l’enfer avec ses flammes, ses démons hideux, cornus, aux pieds fourchus, ses chaudrons bouillonnants et ses flammes ; alors que les enfers sont vus comme une sorte de grotte d’où sort Jésus triomphant, faisant éclater la structure, faisant voler les rochers, écrasant la porte, et en tirant par la main Adam, suivi de tous les défunts.

Hors de la Révélation

Depuis les temps les plus reculés que l’on connaisse, les hommes ont toujours pensé que les morts continuaient à vivre selon un autre mode d’existence. Afin de les munir du nécessaire pour ce voyage vers leur nouvelle condition, ils mettaient dans leur sépulture des provisions, de la monnaie, des armes, voire d’autres êtres, sacrifiés et enterrés avec eux.

Toutes les cosmologies et les religions anciennes ont leurs enfers et beaucoup leur enfer. Cet enfer se trouve souvent dans les enfers. Les enfers (régions inférieures) sont situés dans les entrailles de la terre, ou dans les soubassements de l’univers, lui-même représenté comme un édifice dominé par le ciel. C’est le séjour des morts, que de nombreuses mythologies païennes peuplent de divinités diverses. Les Égyptiens avaient la Douat, que le soleil parcourt durant les heures de nuit, et où les âmes des morts n’attendent ni récompense ni châtiment. Pour les Grecs, il s’agit de l’Hadès, dans lequel les morts se tiennent dans l’ombre la plus obscure (l’Érèbe), près du gouffre du Tartare où sont enfermés les ennemis personnels des dieux.

Le concept de l’enfer n’est pas réservé aux religions judéo-chrétiennes. Nous en citerons quelques exemples.

– L’enfer brahmanique (Naraka), lieu d’expiation placé sous la terre, et plus bas que les demeures des démons, où les damnés ne restent que temporairement avant de retourner dans le cercle normal de la métempsychose.

– Chez les bouddhistes, le Naraka ou Niraya, est divisé en régions suivant les fautes à expier. Les damnés y sont brûles, sciés, dépecés, écartelés, écrasés, martelés… Mais cette condition, bien que pouvant durer très longtemps, n’est pas définitive.

Dans l’Ancien Testament

Comme les autres peuples, les Hébreux adoptent la notion de ce monde inférieur où vont les esprits des morts : c’est ce qu’ils nomment le Shéol. C’est le lieu de l’ombre, un lieu de repos, de silence, où les morts ne louent pas le Seigneur : « Les morts ne louent pas le Seigneur, ni ceux qui descendent au silence » (Ps 113b, 17), ou encore : « Car, dans la mort, nul n’a souvenir de toi : dans le Shéol, qui te louerait ? » (Ps 6, 6), tandis que les vivants, eux louent le Seigneur. Tout le monde descendra au Shéol, mais que ce soit le plus tard possible, tant ce lieu des morts est triste : mourir jeune semble être une punition de Dieu. Ézékias, alors qu’il est malade et se voit près de mourir, expose à Dieu sa tristesse à l’idée de se retrouver dans ce lieu sinistre (Is 38, 10-11. 18-19).

Mais la réflexion sur la mort des justes et des impies conduit à penser à un châtiment nécessaire pour les méchants, comme il en fut pour Sodome et Gomorrhe, comme pour Datan et la bande d’Abiran, qui fut engloutie violemment dans la terre. On arrive ainsi, petit à petit, à envisager un autre lieu dans les enfers, comme une fosse profonde (on pourrait dire des oubliettes), où les pires coupables seraient engloutis et ne connaîtraient pas même le repos et le silence.

Pendant longtemps, la seule punition des méchants était de mourir jeunes. Mais il faudra attendre Isaïe pour voir apparaître plus clairement une annonce du sort réservé aux impies : « Ils seront rassemblés, troupe de prisonniers conduits à la fosse, ils seront enfermés dans la prison ; après de nombreux jours, ils seront visités  » [1] (Is 24,22) ; ou au temps de l’Exil : « On a mis leurs tombeaux [Assur et ses troupes] dans les profondeurs de la fosse et ses troupes entourent son tombeau ; ils sont tous tombés victimes de l’épée, eux qui répandaient la terreur au pays des vivants » (Ez 32, 23).

Après le retour des Hébreux de l’Exil, la notion de l’enfer et de ses tourments commence à poindre, un peu à l’image du Tartare des Gréco-Romains où sont châtiés les pires coupables : « L’assemblée des pécheurs est un tas d’étoupe qui finira dans la flamme et le feu. Le chemin de pécheurs est bien pavé, mais il aboutit au gouffre du Shéol. » (Si 21, 9-10) ; et plus tardivement, alors que la croyance en la résurrection des morts se précise : « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle » (Dn 12, 2). La vie bienheureuse, comme l’enfer, sont maintenant marqués par l’éternité. Mais en attendant la résurrection des morts, tous, bons et mauvais, sont ensemble dans le Shéol. Il faudra attendre l’arrivée du Christ pour cerner davantage la question de la rétribution des justes et des pécheurs.

Dans le Nouveau Testament

Le vocabulaire des Évangiles demande à être pris avec précaution ; il est plusieurs fois question de l’Hadès (les enfers) mais en des sens qui ne rejoignent pas exactement l’acception traditionnelle ; par contre, pour désigner l’enfer, Jésus préfère dire : la Géhenne, en souvenir du lieu infect proche de Jérusalem où brûlaient les ordures près du corps des enfants qui avaient été offerts aux faux dieux.

Le Christ semble ne plus faire mention des enfers. Pour lui, soit l’homme est sauvé et il entre au séjour des bienheureux, — le Sein d’Abraham, par exemple —, soit le méchant tombe dans la Géhenne de feu (parabole du riche et du pauvre Lazare).

Le Christ utilise, pour parler de l’enfer des damnés, des images qui frappent ses auditeurs. Mais il reprend aussi d’autres termes comme celui d’Hadès qui semble là presque rejoindre le lieu de damnation que nous appelons l’enfer : « Et toi, Capharnaüm, crois-tu que tu seras élevée jusqu’au ciel ? Jusqu’à l’Hadès tu descendras » (Mt 11, 23 ; Lc 10, 15) ; ou encore : « Eh bien ! moi je te le dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle » (Mt 16, 18). En saint Matthieu, au chapitre 25, lorsque Jésus évoque le Jugement, il dit aux justes : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume » (Mt 25, 34) ; alors qu’à ceux qui n’auront pas pratiqué la charité, il dira : « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges » (Mt 25, 41). L’enfer est donc bien précisé comme étant le Royaume de Satan, et présenté comme un lieu définitif de peine et de souffrance, séparé du séjour des bienheureux : « Entre vous et nous, un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici [le ciel] chez vous [l’enfer] ne le puissent pas, et que l’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. » (le riche et le pauvre Lazare, Lc 16, 26). Souvent encore, Jésus, en parlant du séjour des damnés emploiera ces termes : « là, il y aura des pleurs et des grincements de dents ».

Dans son discours à la foule, après la Pentecôte, Pierre reprend le terme d’Hadès, non pas comme le séjour des damnés, mais comme celui des défunts en attente de la Résurrection du Christ : « … Mais Dieu l’a ressuscité en le délivrant des affres de l’Hadès » (Ac 2, 24). C’est ici que se trouve la première mention de la présence de Jésus au séjour des morts, ce qui sera sans doute le premier pas de la théologie de la Descente aux Enfers.

Paul, dans sa lettre aux Éphésiens, écrit : «  Il est monté, qu’est-ce à dire, sinon qu’il est descendu aussi dans les régions inférieures de la terre [les enfers] » (Ep 4, 9). Ou encore, aux Philippiens : « Pour que tout au nom de Jésus s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers » (Ph 2, 10).

Pierre, dans sa première lettre, donne le sens et la raison de cette descente aux enfers : « C’est en lui [l’esprit, l’âme] qu’il s’en alla même prêcher aux esprits en prison » (1P 3, 19).

Saint Jean utilise des images terrifiantes pour désigner l’enfer, le séjour de Satan et des damnés. C’est dans l’Apocalypse que nous trouverons ces représentations : « Puis je vis un ange descendre du ciel ayant en main la clef de l’Abîme ainsi qu’une énorme chaîne. Il maîtrisa l’antique Dragon, l’antique serpent, — c’est le Diable, Satan, — et l’enchaîna pour mille années. Il le jeta dans l’Abîme et tira les verrous… » (Ap 20, 1-3). Un peu plus loin, Jean nous présente cet enfer comme l’étang de feu (Ap 20, 14s), étang brûlant de feu et de soufre (Ap 21, 8)…

Dans les textes de l’Église

Des symboles de foi ont mentionné très tôt la descente aux enfers, saint Augustin s’y réfère déjà comme à une doctrine traditionnelle, mais le premier texte sûrement daté est le Symbole Quicumque, rédigé entre 430 et 500, dont le Symbole des Apôtres est peut-être un condensé. On peut y lire le passage : « Il a souffert pour notre salut, il est descendu aux enfers, le troisième jour il est ressuscité des morts… » (Dz 76)

Mais il semble demeurer durant le Moyen Âge une certaine confusion entre l’enfer et les enfers, comme entre l’enfer et le purgatoire (on le voit dans l’Enfer de Dante qui juxtapose ces lieux dans une même topographie). Le IIe Concile de Lyon en 1274 (XIVe œcuménique) se contente d’enseigner : « Pour les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel ou avec le seul péché originel, elles descendent immédiatement en enfer, où elles reçoivent cependant des peines inégales . » (Dz 858).

Le catéchisme du Concile de Trente, dans un long paragraphe sur la Descente aux enfers du Christ [2], écrit :

Ce mot : les enfers désigne ici ces lieux, ces dépôts cachés où sont retenues prisonnières les âmes qui n’ont pas encore obtenues la béatitude céleste.
[…] Mais ces lieux ne sont pas tous semblables. L’un est une prison affreuse et obscure où les âmes des damnés sont tourmentées avec les esprits immondes par un feu perpétuel qui ne s’éteint jamais. Ce lieu porte le nom de géhenne, d’abîme ; c’est l’Enfer proprement dit.
[…] Un troisième Enfer [Le second Enfer correspond au purgatoire] est celui où étaient reçues les âmes des Saints avant la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ, où elles jouissaient d’un séjour tranquille, exempt de toute souffrance, soutenues par l’heureuse espérance de leur rédemption. Or, ce sont précisément ces âmes saintes qui attendaient leur Libérateur dans le sein d’Abraham, que Jésus-Christ délivra lorsqu’il descendit aux Enfers.

Le Catéchisme de l’Église Catholique rappelle que la descente aux enfers du Christ après sa mort est un article de foi (Symbole des Apôtres) Il nous est précisé que tout ceci est à voir — comme tout ce qui concerne la vie du Christ — à la lumière de Noël et de Pâques. (CEC N° 512). Il ajoute un peu plus loin :

Le séjour des morts où le Christ est descendu, l’Écriture l’appelle les Enfers, le Shéol ou l’Hadès parce que ceux qui s’y trouvent sont privés de la vision de Dieu. Tel est en effet, en attendant le Rédempteur, le cas de tous les morts, méchants ou justes — ce qui ne veut pas dire que leur sort soit identique comme le montre Jésus dans la parabole du pauvre Lazare reçu dans le « sein d’Abraham ». Ce sont précisément ces âmes saintes, qui attendaient leur Libérateur dans le sein d’Abraham, que Jésus-Christ délivra lorsqu’Il descendit aux enfers. Jésus n’est pas descendu aux enfers pour y délivrer les damnés, ni pour détruire l’enfer et la damnation, mais pour libérer les justes qui l’avaient précédé. (CEC N° 633-637)

En marge des textes officiels de l’Église, Hugues de Saint-Victor (1096 ?-1141) écrit : « L’âme du Christ, séparée de son corps à sa mort, n’est pas descendue jusqu’à l’enfer des damnés, mais a été seulement aux “Limbes des Pères”, où se trouvaient les âmes des Patriarches de l’ancienne Loi ». Pour lui, il n’y a aucune confusion entre les deux termes.

Aujourd’hui, on parle moins de l’enfer que dans les siècles passés, l’Église semble préférer stimuler dans le cœur des catholiques plutôt l’espérance de la vie éternelle que la peur d’être damné. Le concile Vatican II dans, sa constitution Lumen Gentium, appelle à veiller plutôt qu’à craindre le châtiment :

Ignorants du jour et de l’heure, il faut que, suivant l’avertissement du Seigneur, nous restions constamment vigilants pour mériter, quand s’achèvera le cours unique de notre vie terrestre, d’être admis avec Lui aux noces et comptés parmi les bénis de Dieu, au lieu d’être, comme de mauvais et paresseux serviteurs, écartés par l’ordre de Dieu vers le feu éternel, vers ces ténèbres du dehors où sont les pleurs et les grincements de dent. (LG 48)

Cependant le Catéchisme de l’Église Catholique précise ce que sont les peines de l’enfer :

L’enseignement de l’Église affirme l’existence de l’enfer et son éternité. Les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent immédiatement dans les enfers où elles souffrent les peines de l’enfer, “le feu éternel”. La peine principale de l’enfer consiste en la séparation éternelle d’avec Dieu en qui l’homme peut avoir la vie et le bonheur, pour lesquels il a été créé et auxquels il aspire. (CEC N° 1035)

La liturgie mentionne rarement la descente aux enfers. Nous affirmons cette vérité de foi dans le Symbole des Apôtres, et lors des liturgies du Samedi-Saint et de la Vigile pascale. L’Église chante ce répons à l’Office des Matines :

Notre pasteur, la source des eaux vives s’en est allé et le soleil s’est obscurci à son trépas, car celui-ci a été pris qui tenait captif le premier homme. Aujourd’hui notre Sauveur a rompu les portes et les verrous de la mort. Il a détruit l’enceinte de l’enfer et il a détruit la puissance du diable. [3]

Lors de la Vigile pascale, lorsque dans l’église illuminée par la lueur des cierges, le diacre chante l’Exultet, nous entendons ces paroles :

Le Christ, ton Fils qui, remonté des enfers,
répandit sur le genre humain sa sereine clarté
vit et règne pour les siècles des siècles. Amen.

Au cours de cette même nuit pascale nous chantons dans les litanies des saints : « De la mort éternelle, délivre-nous, Seigneur ».

Pour bien montrer que, pour l’Église catholique, l’enfer est bien une réalité et que seul le Christ peut nous en délivrer, nous pouvons citer, au cœur de la prière eucharistique n°1 (Canon Romain), cette prière, dite juste avant la consécration :

Voici l’offrande que nous présentons devant toi, nous, tes serviteurs et ta famille entière : dans ta bienveillance, accepte-la. Assure toi-même la paix de notre vie, arrache-nous à la damnation et reçois-nous parmi tes élus.

En guise de conclusion

L’Église tient les deux termes l’enfer et les enfers pour deux réalités bien distinctes et qui concernent la foi des Chrétiens : la descente aux enfers par le Christ le Samedi-Saint, comme faisant partie intégrante du mystère pascal ; l’enfer le lieu de Satan, où descendent les damnés, pour être séparés définitivement de Dieu.

Alors que l’enfer est la condition de la créature séparée de Dieu, donc privée d’amour, la béatitude qui est promise aux juste est le Royaume de Dieu, où tout est Amour, puisque Dieu est amour et que Dieu sera tout en tous.

Georges Théry, Né en 1939, retraité, membre de la communauté de l’industrie électronique, membre de la Communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Les citations sont prises dans la Bible de Jérusalem, éd. de 1973.

[2] Catéchisme du Concile de Trente, chap VI, § 1.

[3] Premier répons du second nocturne des Matines du Samedi Saint. Le P. Louis Bouyer a longuement commenté la descente aux enfers dans son ouvrage Le Mystère Pascal, au chapitre XIV.

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