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Comment bien parler de nos défunts ?

Jacques-Hubert Sautel

Lorsqu’un être cher nous a quittés, père, mère, femme, époux, enfant, parent, ami ou connaissance, la peine nous envahit, mais aussi bien souvent un sourd sentiment d’injustice et de révolte contre un destin aveugle. Parfois aussi, nous nous rappelons telle mauvaise action ou conduite de la personne aimée, telle déception qu’elle a laissée en notre cœur et nous sommes tentés de communiquer ce mauvais souvenir comme une condamnation. Le plus souvent cependant, nous forgeons de cette personne une image flatteuse en ne gardant que les bons traits de son existence, voire en les grossissant un peu pour n’en garder qu’une belle statue ; cette dernière attitude est sans doute socialement et personnellement plus constructive pour faire le deuil de la personne disparue, et elle paraît répondre à la parole de l’Apôtre : « s’il en est besoin, dites une parole bonne et constructive, bienveillante pour ceux qui vous écoutent » [1].

Mais il vaut la peine d’y regarder de plus près, en essayant de mettre toute la délicatesse nécessaire sur un sujet qui touche au plus intime de nous-mêmes : notre affectivité devant la mort d’autrui (qui nous annonce la nôtre) et notre foi en Jésus-Christ. Nous nous attacherons ici plus spécifiquement au discours tenu à l’intérieur d’une communauté croyante —l’Église catholique —, laissant de côté la question très importante, qui demanderait une étude particulière, de l’attitude à adopter sur ce sujet envers ceux qui ne partagent pas notre foi. En effet, ce n’est que lorsque nous serons au clair avec nous-mêmes, entre fidèles de Jésus-Christ, que nous pourrons efficacement donner le témoignage de notre foi à ceux qui n’ont pas encore rencontré Jésus-Christ ou qui ont enfoui son visage au fond de leur mémoire.

Or, ce qui semble caractériser le discours couramment tenu aujourd’hui dans l’Église catholique — en tout cas la part de celle-ci qui se situe pleinement dans le sillage du Concile Vatican II [2] — c’est la « canonisation immédiate » de nos défunts. Santo subito ! criait la foule aux obsèques de Jean-Paul II, en avril 2005. Loin de nous l’idée de suspecter la sainteté de notre défunt pape, qui nous en a donné tant de témoignages par sa vie et ses œuvres, et dont nous espérons qu’elle sera bientôt reconnue officiellement, mais enfin, il ne faut pas brûler les étapes ! Si l’Église s’impose de longs procès de béatification, puis de canonisation, qui durent toujours plusieurs années, avant de proclamer saint(e) un(e) de ses fidèles [3], ne convient-il pas que nous, qui sommes parties intégrantes de cette même Église, soyons prudents à notre tour quand nous parlons, en privé et surtout en public, d’une personne qui vient de nous quitter ?

Qu’entends-je par « canonisation immédiate » ? Ce sont des expressions devenues tellement usuelles que nous n’y prêtons plus attention, quand nous les entendons dans une homélie d’obsèques ou les lisons dans un bulletin paroissial : « M(me, lle)… est retourné(e) dans la maison du Père », ou « il (elle) est maintenant auprès de Dieu », ou encore, ce beau jeu de mots, en tête d’une notice nécrologique : « A Dieu ».

L’enseignement du magistère

Il convient, en bonne méthode, d’aller chercher, à la source de notre foi, ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique sur le sujet. Or le Catéchisme se réfère à la Constitution Benedictus Deus (29/1/1336) du pape Benoît XII :

De notre autorité apostolique, nous définissons que, d’après la disposition générale de Dieu, les âmes de tous les saints (…) et de tous les autres fidèles morts après avoir reçu le saint Baptême du Christ, en qui il n’y avait rien eu à purifier lorsqu’ils sont morts (…), ou encore, s’il y a eu ou qu’il y a quelque chose à purifier, lorsque, après leur mort, elles auront achevé de le faire, (…) avant même la Résurrection dans leur corps et le Jugement général (…) ont été, sont ou seront au ciel, au Royaume des cieux et du paradis céleste avec le Christ, admis dans la société des saints Anges. [4]

Ce texte présente deux destinations possibles pour les baptisés après leur mort : d’une part le but avoué et espéré de toute existence chrétienne, c’est-à-dire la présence bienheureuse au Ciel, aux côtés du Christ et des anges — c’est le sort des saints (saints canonisés, c’est-à-dire reconnus tels par l’Église, et saints ignorés, mais tout autant bienheureux, car morts en état de grâce) ; d’autre part la situation de purification, qui attend tout baptisé ne remplissant pas les conditions de la sainteté à sa mort — ce qu’on appelait traditionnellement le Purgatoire. Se plaçant dans la perspective de la communion entre l’Église terrestre et l’Église céleste, et prenant donc comme point de départ la vie présente, le Concile de Vatican II a redit, en un langage plus contemporain, l’essentiel de cette double destination après la mort :

En attendant que le Seigneur soit venu dans sa majesté (…) les uns parmi ses disciples continuent encore sur terre leur pèlerinage ; d’autres, ayant achevé leur vie, se purifient encore ; d’autres enfin sont dans la gloire, contemplant dans la pleine lumière, tel qu’il est, le Dieu un en trois Personnes. [5]

Pour être complet, il faudrait poser une troisième issue, qui est laissée à l’arrière-plan du texte de Benoît XII, mais non exclue,et affirmée explicitement par d’autres textes : l’état de ceux qui, au jour de leur mort, se trouvent dans le refus radical de l’amour divin — ce qu’on nomme l’enfer, et qui correspond exactement à des paroles fortes de Jésus [6]. Si, avec le texte de Vatican II cité, nous laissons de côté cette dernière perspective, non pas pour l’exclure, mais dans une pédagogie de miséricorde, telle que Jésus lui-même la développe [7], il reste tout de même que l’entrée dans le ciel n’est nulle part présentée comme « automatique » pour les baptisés. Au contraire, il y a, pour chaque baptisé, à la fin de sa vie, un discernement, un jugement : « Le Nouveau Testament parle du jugement principalement dans la perspective de la rencontre finale avec le Christ dans son second avènement, mais il affirme aussi à plusieurs reprises la rétribution immédiate après la mort de chacun en fonction de ses œuvres et de sa foi. La parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 22) et la parole du Christ en croix au bon larron (Lc 23, 43), ainsi que d’autres textes du Nouveau Testament parlent d’une destinée ultime de l’âme, qui peut être différente pour les uns et pour les autres » [8].

Bien se situer devant la mort

Cette réalité du Jugement personnel — nous ne voulons pas insister ici sur la dimension collective et eschatologique de ce jugement au Dernier jour — a toujours été affirmée par la tradition catholique : le nombre des élus a certes fait l’objet d’un long débat théologique, notamment autour de la Réforme protestante [9], mais la crainte du jugement a constitué, au fil des siècles, la matière de bien des prédications en chaire, et elle peut s’appuyer sur des auteurs chrétiens anciens. Dans la Règle de saint Benoît, on trouve parmi les « instruments de l’art spirituel », ces quatre préceptes qui se suivent : « Craindre le jour du jugement. Redouter l’enfer. Désirer la vie éternelle, en toute avidité spirituelle. Avoir chaque jour la mort devant les yeux ». Il est intéressant de citer à ce propos quelques lignes du commentaire du troisième père Abbé de Solesmes :

Notre bienheureux Père nous avertit de songer à nos fins dernières : la mort, le jugement, le ciel ou l’enfer (…). Nous n’avons pas le droit de nous soustraire à l’épouvante de l’enfer, comme si l’enfer ne nous regardait pas ! Il n’y a pas deux christianismes, et depuis qu’une créature a pu tomber des marches du trône divin au plus profond de l’abîme, il n’est pour nous de sécurité que dans un souci perpétuel de nos destinées. Nous y marchons. Le Seigneur lui même s’appelle ‘Celui qui vient’, o erchomenos. Et ceux qui ont l’âme tournée vers lui par la charité s’approprient la parole de l’Esprit et de l’Épouse : ‘Viens, Seigneur Jésus !’ (Ap 22, 20).
Car il y a quelque chose de bien meilleur encore que la crainte des jugements de Dieu : c’est le désir de l’éternité, la soif ardente de voir le Seigneur et d’être avec Lui pour toujours (…). Il faut songer à la mort. Elle n’a rien d’effrayant pour un moine. C’est le paganisme, c’est notre imagination et notre sensibilité qui nous ont habitués à envelopper d’épouvante ce dernier instant (…). Il est incontestable que la mort est l’indice du péché et de son châtiment. Mais il est vrai aussi que le Seigneur lui-même a goûté ce breuvage amer et nous a affranchis de la terreur que la mort inspirait aux Anciens (…). Et si nous envisageons la mort comme la rencontre définitive avec Celui que nous avons cherché et aimé si longtemps dans la foi, il n’est plus possible d’éprouver à son approche je ne sais quelle crainte superstitieuse. [10]

Malgré son âge, ce commentaire nous paraît bien équilibré, dans la place qu’il accorde à la crainte du jugement et au désir de la rencontre avec Jésus. Si nous refusons donc ces deux extrêmes : la peur panique de la mort et du jugement ; l’indifférence, voire la dérision, face à ce qui nous attend quand la vie d’ici-bas nous aura quittés, il faut rechercher maintenant ce qui se cache derrière une valorisation globale de la conduite de nos défunts à laquelle nous assistons aujourd’hui. Ce qui se cache derrière cette attitude, c’est, nous semble-t-il, l’oubli de tous les mauvais témoignages qu’ils ont pu rendre à l’image de Dieu inscrite en eux par le baptême, mais c’est surtout, en vérité, l’oubli de la sainteté de Dieu et corrélativement, l’oubli du péché de l’homme. En effet, quels que soient la vénération ou simplement le respect que nous pouvons porter à nos défunts, qui peut être jugé digne de paraître devant Sa face ?

Relisons le récit du Buisson Ardent, où Dieu se révèle à son serviteur Moïse : « Il dit : ‘Je suis le Dieu de ton père, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob’. Moïse se voila la face, car il craignait de porter son regard sur Dieu » (Ex 3, 6). Ne pensons pas trop vite que ce Dieu terrible, même pour ses créatures les plus intimes, est le Dieu de l’Ancienne Alliance, dépassé en Jésus-Christ. Voyons en effet comment réagit Pierre, avec Jacques et Jean sur la montagne de la Transfiguration : « Il parlait encore, lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre ; et de la nuée, une voix disait :’Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis tout mon amour ; écoutez-le !’ Entendant cela les disciples tombèrent face contre terre et furent saisis d’une grande frayeur. » (Mt 17, 5-6).

Il convient donc de conserver une crainte révérentielle sur la destinée de nos défunts, en pensant que, s’il ne peut y avoir de vie chrétienne sans référence à Jésus-Christ, de même, il ne peut y avoir de discours chrétien sur la mort qui fasse abstraction de la mort de notre Seigneur. Si la mort du Seigneur comme sa vie ont été un don total à l’humanité, notre vie et notre mort seront jugées à l’aune du double don de la vie et de la foi que nous avons reçues toutes deux gratuitement. Un beau commentaire de la Passion de Jésus par Jean-Paul II rappelle cette exigence :

La contemplation de la Croix nous conduit ainsi jusqu’aux racines les plus profondes de ce qui est advenu. Jésus, qui avait dit en entrant dans le monde ‘Voici, je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté’, voulut obéir en toute chose à son Père et, ‘ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin’ en se donnant totalement lui-même pour eux. (…) De cette façon, il proclame que la vie atteint son centre, son sens et sa plénitude quand elle est donnée. Ici la méditation se fait louange et action de grâce, et en même temps, elle nous incite à imiter Jésus et à suivre ses traces. [11]

Aussi, pour bien parler de nos défunts, il nous faut nous préparer nous-mêmes à la mort, à cette rencontre avec Jésus, qui ne doit pas être objet de terreur, mais d’attente et de désir aimant. Alors nous pourrons nourrir pour nos défunts des sentiments qui seront porteurs de vie et d’espérance.

Jalons pour une parole juste

Sur ce chemin, posons trois jalons, selon une progression que nous pouvons proposer par analogie avec les étapes habituellement reconnues de la vie spirituelle : ascèse, illumination, vie d’union à Dieu [12]. Il convient tout d’abord de pratiquer l’ascèse des paroles et des pensées, en évitant ces formules qui ne rendent pas vraiment gloire à Dieu, parce que, en toute rigueur de termes, nous nous substituons à Lui dans le jugement, lorsque nous déclarons bienheureuse une personne qui vient de nous quitter, sans aucun égard à ce qu’elle a pu commettre de mal et qui peut faire obstacle à la rencontre avec le Dieu trois fois saint. Cette ascèse sera un hommage rendu à Dieu, en même temps qu’une marque de respect pour le défunt et l’usage qu’il a fait de sa liberté pendant sa vie parmi nous. Elle sera aussi pour nous-mêmes une invitation à la vigilance, pour ne pas commettre les mêmes grosses infidélités dont nous savons qu’elles éloignent de Dieu et dont le souvenir peut rester attaché à la mémoire de nos défunts. S’il faut proposer une formule pour désigner l’état de nos défunts non canonisés, à la place des formules citées (retourné(e) à la maison du Père, auprès de Dieu), nous risquerions : « en chemin (route, ou marche) vers la Résurrection ». Cette formulation (ou toute autre équivalente qui lui sera préférée) nous semble à la fois plus prudente du point de vue théologique, vis-à-vis de nos défunts, et plus dynamique du point de vue spirituel, pour nous-mêmes.

Elle implique en effet déjà le deuxième jalon d’une démarche, celui de l’espérance. Si notre Dieu est toute puissance et toute justice, il est aussi toute miséricorde. « Pour les hommes, cela est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu » (Mc 10, 27) répond Jésus aux disciples, effrayés par les paroles sévères qu’il vient de prononcer contre les riches. Nous pouvons, et même nous devons espérer que les défunts que nous avons aimés sur cette terre obtiendront cette miséricorde et échapperont à la condamnation et à l’enfer, qu’ils connaîtront au contraire le bonheur éternel de vivre en présence de Dieu, qu’ils connaîtront donc la Résurrection que Jésus le premier a expérimentée en son corps, et qui a constitué la victoire définitive sur la mort. L’espérance que nous nourrissons à leur égard est fondée sur notre foi en Jésus, et elle est indissociable de celle que nous nourrissons pour nous-mêmes : il n’y a pas plus de certitude pour l’une que pour l’autre, mais une même tension aimante vers Jésus-Christ. C’est dans l’illumination de la foi que nous pouvons concevoir le bonheur du ciel et en désirer la réalisation aussi bien pour nous-mêmes que pour ceux qui nous ont quittés :

Ce mystère de communion bienheureuse avec Dieu et avec tous ceux qui sont dans le Christ dépasse toute compréhension et toute représentation. L’Écriture nous en parle en images : vie, lumière, paix, festin de noces, vin du Royaume, maison du Père, Jérusalem céleste, paradis. « Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui L’aiment ». [13]

A ce stade, les sentiments que nous éprouvons envers les défunts de nos familles ou de notre entourage, comme les pensées que nous avons sur l’issue de nos propres vies, sont polarisés par un même exemple : celui des défunts qui ont été reconnus saints par l’Église, car en eux, nous possédons le modèle de ce que nous espérons pour les nôtres. Par la visibilité de leur témoignage, ils nous rendent palpable ce but recherché et espéré. Alors le discours que nous tiendrons sur nos défunts sera habité par l’espérance qu’ils partagent ou partageront la sainteté des saints canonisés, de Benoît de Nursie à François d’Assise, de Marie-Madeleine à Bénédicte de la Croix (Edith Stein). Nous n’aurons plus en vue pour nos défunts un petit bonheur tranquille, une retraite assurée dans un coin de paradis, nous voudrons pour eux qu’ils partagent la compagnie de Thomas d’Aquin et du Père Kolbe, de Geneviève de Paris et des deux Thérèse !

Le troisième jalon sera celui de la charité : si nous sommes tellement solidaires, quant au terme de la vie sur cette terre, de ceux qui nous ont quittés, si nous espérons tant pour eux, alors nous nous souviendrons que nous pouvons agir pour eux, que notre union à Jésus-Christ par le baptême nous donne des droits à revendiquer pour eux une place auprès des saints — ou plus humblement que nous pouvons intercéder pour eux comme nous le faisons pour un malade ou une personne éprouvée de notre entourage.

Il nous faut donc redécouvrir la prière pour les morts, qui est l’expression d’une charité informée par la foi. Le plus beau texte de la Bible à ce sujet, à notre avis personnel, est aussi le plus ancien. Extrait du livre des Maccabées, il décrit et justifie un sacrifice offert par Judas Maccabée pour des Juifs tués au combat en état d’impureté, car portant sur eux des objets consacrés aux idoles :

Si en effet, il n’avait pas espéré que les soldats tombés ressusciteraient, il eût été superflu et sot de prier pour les morts ; s’il envisageait qu’une très belle récompense est réservée à ceux qui s’endorment dans la piété, c’était là une pensée sainte et pieuse : voilà pourquoi il fit faire pour les morts ce sacrifice expiatoire, afin qu’ils fussent absous de leur péché (2 M 12, 44-45). [14]

Que ce soit sous la forme d’un sacrifice, comme dans le texte cité, qui préfigure la pratique de l’offrande du sacrifice eucharistique, ou d’une prière personnelle ou liturgique, l’intercession pour les défunts est l’expression de la continuité de notre amour pour ceux que nous avons connus et qui nous ont quittés. Elle est traditionnellement appelée prière pour les âmes du Purgatoire, et consiste à demander que leur purification soit bien vite achevée et consommée [15]. Cette prière est efficace vis-à-vis des chrétiens décédés, en raison de l’union qui existe entre les disciples de Jésus et que la mort ne brise pas, car une telle union est fondée sur le baptême, sacrement indélébile de notre greffe sur Jésus-Christ ressuscité. A cet égard, on pourrait dire que notre prière pour les défunts parcourt en quelque sorte les degrés de l’échelle de Jacob entre la terre et le ciel [16] : notre prière monte jusqu’à l’Église triomphante des élus pour qu’elle attire à elle l’Église souffrante des défunts encore en état de purification et nous fasse nous-mêmes progresser sur le chemin de la sainteté. Le texte du Concile de Vatican II que nous avons cité se continue en effet ainsi :

Tous cependant, à des degrés divers et sous des formes diverses, nous communions dans la même charité envers Dieu et envers le prochain, chantant à notre Dieu le même hymne de gloire. En effet, tous ceux qui sont du Christ et possèdent son esprit constituent une seule Église et se tiennent mutuellement comme un tout dans le Christ (LG 49).

Il reste à répondre à une question brûlante : notre prière pour les défunts se limite-t-elle aux baptisés, ou peut-elle s’étendre aux autres hommes ? Si nous pensons à la parole de Jésus « Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 45), la réponse ne peut être que positive : notre prière ne doit pas s’arrêter au cercle des baptisés, mais elle doit pouvoir se diffuser plus largement, à l’instar de la mission de Jésus, qui ne s’est pas restreinte aux seuls Juifs. Les modalités de cette diffusion auprès des non-baptisés restent mystérieuses, mais le récent Catéchisme de l’Église catholique fournit à cet égard une piste très intéressante, développée ailleurs dans ce numéro [17], celle de la rencontre que tout homme peut faire avec Jésus-Christ dans sa mort. Si personne n’est exclu de la miséricorde déployée par Jésus, en vertu de notre sacerdoce baptismal, notre prière ira, dans le sillage du seul Grand-Prêtre Jésus-Christ, à la rencontre de ces âmes en quête de l’éternité, pour les accompagner sur un chemin où elles sont peut-être beaucoup plus avancées que nous-mêmes, car elles sont en voie de purification de tous leurs péchés, mais où elles n’ont plus le pouvoir d’agir pour leur propre sort. Rappelons ici l’enseignement de l’Église, en citant un décret du pape Sixte IV :

Et pour procurer le salut des âmes dans le temps surtout où plus que jamais elles ont besoin du suffrage des autres et où moins que jamais elles ne peuvent s’aider elles-mêmes, Nous voulons en vertu de notre autorité apostolique venir au secours, avec le trésor de l’Église, des âmes séjournant au purgatoire… [18]

En ayant égard à la souffrance de ceux qui viennent de perdre un proche, et en veillant à demeurer dans la paix et la charité, chassons tout de même résolument de notre langage, pour être vraiment artisans de foi et d’espérance, des formules trop lénifiantes et anesthésiantes sur nos défunts. Acceptons l’idée que, polarisé par la perspective de la rencontre bienheureuse avec le Christ Jésus, le combat prend pour nos défunts la forme d’une purification par laquelle l’âme est rendue peu à peu capable de Dieu, et que la prière que nous présenterons au Seigneur pour eux nous conduira immanquablement à purifier notre propre cœur, à fortifier notre volonté et éclairer notre intelligence par la tension de notre être vers l’éternité divine que nous souhaitons pour eux. Alors, les luttes que nous menons sur cette terre trouveront leur juste proportion et leur finalité dans cette tension paisible et forte : préparer la venue du Règne de Jésus, ouvrir à l’humanité le chemin du bonheur stable et durable [19].

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Ep 4, 29 b (traduction liturgique : texte lu à l’office des Laudes du vendredi de la première semaine). Toutes les autres citations bibliques de cet article concordent avec la traduction liturgique en français, sauf mention contraire.

[2] Nous n’entendons pas par cette restriction exclure de notre Église ceux qui se sont séparés de la pleine communion avec le successeur de Pierre, tout en restant foncièrement attachés à la tradition catholique. Nous prenons ici un point de vue limité, celui que nous connaissons le mieux, pour l’étude présente.

[3] Les règles de ces procès ont été réformées précisément par Jean-Paul II, dans la Constitution apostolique Divinus perfectionis magister (25 janvier 1983) : voir Code de Droit canonique, Montréal, 2ème éd., 1999, p. 1285-1307, Plus récemment, voir Documentation catholique, n° 2349 (1/1/2006).

[4] CEC, § 1023, cf. DZ 1000.

[5] Lumen Gentium, § 49. Voir aussi Paul VI, Profession de foi catholique (30 juin 1968), éd. Saint-Michel, p. 27-28.

[6] « Allez vous-en loin de moi, maudits, dans le feu éternel pour le démon et ses anges » (Mt 25, 31) : parabole du Jugement dernier ; voir aussi Mt 5, 22. 29 ; Mc, 9, 43, etc.

[7] Nous pensons en particulier à la réprimande qu’il adresse à deux de ses disciples qui voulaient faire tomber le feu du ciel sur un village samaritain (Lc 9, 54) ; mais aussi à de nombreuses paroles, du type : « Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » (Jn 3, 17).

[8] CEC, §1021.

[9] Cf. J. Pelikan, La tradition chrétienne. T. IV : La réforme de l’Église et du dogme, Paris, PUF 1994 ; voir notamment p. 185-228, où est traitée la question de la prédestination.

[10] Dom Paul Delatte, Commentaire sur la Règle de saint Benoît, Solesmes, 1985 (1ère éd. 1911), 4, 44-47 (p. 82-83).

[11] Encyclique Evangelium vitae , 25 mars 1995, § 51 ; les textes bibliques cités sont : He 10, 9 et Jn 13, 1. Voir aussi supra l’article de Jérôme Levie sur le P. von Balthasar.

[12] Voir par exemple l’analyse de Mme Cécile Bruyère, La vie spirituelle et l’oraison, éd. de Solesmes, 2006, ch. II (1ère éd.,1899).

[13] CEC 1027, citant 1 Co 2, 9.

[14] Texte de la TOB. Signalons en effet que ce texte n’est aujourd’hui présenté que de manière tronquée parmi les lectures possibles dans le rituel des funérailles, ce qui est l’occasion de souhaiter, à propos de la réforme de la liturgie appelée de leurs vœux par Jean-Paul II et Benoît XVI, qu’il soit rétabli en son intégralité.

[15] On pourra prendre, comme guide dans cette prière, l’ouvrage publié par le Sanctuaire Notre-Dame de Montligeon, Prier pour nos défunts, 2004. On y trouvera un choix de textes de méditation et de prières, avec un schéma quotidien sur quatre semaines, à l’imitation de la Liturgie des Heures.

[16] « Il eut un songe : voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient. » (Gn 28, 12). On sait que ce texte a été utilisé par les auteurs spirituels pour décrire des degrés de perfection (Echelle du Paradis de saint Jean Climaque) et par saint Benoît pour distinguer douze degrés d’humilité (Règle, ch. 7).

[17] Voir notamment supra, l’article du P. Édouard-Marie Gallez.

[18] Décret sur les indulgences : bulle Salvator Noster du 3 août 1476 (DZ, éd. 1996, § 1398). Voir aussi ci-dessus l’article de J. Lédion.

[19] Cf. Ap 21, 3-4 ; 22, 3 : Dieu « demeurera avec eux, et ils seront son peuple, Dieu lui-même sera avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort n’existera plus. (…) De nuit, il n’y en aura plus ; ils se passeront de lampe ou de soleil pour s’éclairer, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière et ils règneront pour les siècles des siècles ».

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