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Comment nommer le mystère trinitaire ?

Personne et hypostase chez les Pères grecs au IVème siècle
Bruno de La Fortelle

À la question « Qu’est-ce que la vérité ? », les chrétiens n’ont pas à répondre d’abord par un corps de doctrine. La parole du Christ leur suffit : Je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi (Jn, 14,6). La vérité n’est pas une pensée, constituée d’un certain nombre de paroles répondant aux questions sur l’existence ; elle n’est pas un livre, mais une Personne. Si l’on a placé une immense image du Christ dans de nombreux chœurs d’églises, et non un symbole représentant la bonté ou l’amour qui nous unit, ce n’est pas avant tout pour honorer le maître puissant qui nous a apporté un message de salut : lui-même, le Christ, est la Vérité qui nous sauve, en qui nous avons foi.

Nous confessons un Dieu personnel, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, non des philosophes. [1] Mais la foi chrétienne ne s’en tient pas à un extraordinaire face-à-face entre Dieu et l’homme : Dieu lui-même est la relation de trois Personnes, communiant en une nature unique, étant un Dieu unique. Cet article de foi n’est pas seulement une croix infligée à la raison, pour prouver à l’homme que Dieu dépasse tout ce qu’il peut comprendre, mais le mystère de la Personne est au fondement de la vie de Dieu, et donc au cœur de notre vie comme de toute réalité, puisque tout vient de Dieu.

Ces quelques pages se proposent d’examiner rapidement l’expression « une seule nature en trois Personnes ». Il faut pour cela revenir à l’époque où les mots qui désignent la réalité divine ont été définitivement fixés par les Pères de l’Église, au IVème siècle après Jésus-Christ. La théologie des personnes divines a connu plus tard d’autres développements, que nous laisserons de côté pour nous consacrer à la période de fondation qui a précédé les conciles d’Éphèse et de Chalcédoine.

En comprenant pourquoi les mots ont été choisis, on s’approchera du secret de Dieu : Dieu n’est pas d’abord une nature, répartie en second lieu en trois Personnes. Il est autant personnes que nature ; l’un ne va pas sans l’autre. Parce qu’il est personnel, Dieu peut nous offrir sa parole et nous amener à sa communion.

Présentation du vocabulaire

 Pour comprendre ce qui est visé dans le terme « Personne », il faut passer par le vocabulaire antique. Nous retiendrons ici le vocabulaire grec, qui fut celui des premiers débats dans l’Église, et des premiers conciles consacrés à la Trinité.

Le concile de Chalcédoine, fixant l’emploi des termes en 451, a retenu, pour parler des natures du Christ, humaine et divine, les termes d’ousia et de phusis, et pour parler de la personne qu’il est au sein de la Trinité et qu’il fut après son incarnation, d’hupostasis (hypostase) et de prosôpon. Ces termes sont l’aboutissement de longs débats dans l’Antiquité. S’il est vrai qu’il vaut mieux considérer ces mots comme des désignations insuffisantes d’un mystère dépassant le langage, ces débats n’en permettent pas moins de mieux entrevoir le mystère du Dieu personnel et trinitaire.

Le terme ousia, issu du verbe « être » grec, désigne dans le vocabulaire commun et chez Aristote la substance, l’or ou l’argent par exemple. Par ce mot, les Pères désignent l’essence ou la nature, divine ou humaine. Le terme de phusis désigne plus proprement la nature, comme ensemble cohérent de caractères, et sert souvent à distinguer la nature divine de la nature humaine.

Des difficultés redoutables se présentent quand l’élaboration de la théologie trinitaire rend nécessaire de nommer la réalité que sont les Personnes divines. Prosôpon est répandu, mais il est insuffisant : laissé de côté par les Pères de Nicée, le mot avait été introduit par Hippolyte (v. 170-236). Son sens le plus commun est visage. Désignant aussi le masque de théâtre, il en vient à s’appliquer à un individu, et, appliqué aux Personnes divines, risque de les faire comprendre comme de simples apparences de Dieu. Le terme d’hypostase a d’abord peu de raisons de s’imposer dans ce sens : il signifie, outre ses sens communs, lui aussi la substance [2], la réalité objective, par opposition à ce qui n’est qu’apparences. L’Écriture utilise le mot dans cette acception : le Christ est l’effigie de la substance du Père (He 1, 3) [3]. Chez les Pères, l’hypostase désigne généralement jusqu’au IVème siècle la nature ou la substance [4], et non la Personne. Même si le mot signifie quelquefois individu, à Alexandrie notamment, où certains l’utilisent pour parler des Personnes divines, [5] cet emploi, dérivé d’un sens vulgaire du terme, n’est pas accrédité par l’Église à cette époque. Le terme d’« Hypostase » fut adopté au IVème siècle dans le sens de Personne, comme on le verra, pour une raison beaucoup plus paradoxale. C’est cette évolution du terme au IVème siècle qu’il s’agit ici de mettre en lumière, tant elle est féconde pour approcher de la communion trinitaire.

La Personne dans la communion divine :
Athanase et le concile de Nicée

Au IVème siècle, les polémiques sur le vocabulaire prennent une importance déterminante, du fait de l’hérésie arienne : Arius professe qu’il y eut un temps où le Fils n’était pas, qu’il a été créé par le Père, qu’il lui est inférieur et ne partage pas complètement sa divinité. Arius parle du Père, du Fils et de l’Esprit comme de trois hypostases, c’est-à-dire trois substances séparées. Comme lui, son grand adversaire, l’évêque d’Alexandrie Athanase, ne donne pas à hypostase un autre sens qu’ousia : les deux termes s’équivalent pour désigner la nature de Dieu, son être indivisible.

Et s’ils s’étaient tenus dans mon hypostase et avaient entendu mes paroles…(Jr 23, 22) ». L’hypostase est l’essence (ousia), et n’a aucune autre signification que ce qui soi-même est. Cela, Jérémie l’appelle existence (huparxis), en disant : « Et ils n’ont pas écouté la voix de mon “ existence”. Car l’hypostase et l’essence, c’est l’existence. Il est et il existe. [6]

Les trois Personnes divines ne sauraient être trois substances divisant Dieu. Le concile de Nicée, à la fin de sa profession de foi, n’accepte pas encore le mot hypostase pour désigner la Personne : « Si quelqu’un dit que le Fils est d’une autre essence ou d’une autre hypostase, la foi catholique et apostolique le frappe d’anathème. » Et le concile de Sardique, en 343, pour répondre encore aux ariens, parle d’ « une seule hypostase du Père, du Fils et du Saint-Esprit ».

L’idée contenue dans le terme hypostase est celle d’une substance unique et indivisible, qui est la plénitude de la divinité. Dans l’évolution postérieure du mot hypostase dans le vocabulaire trinitaire, l’Église n’a pas cessé de le rattacher à cette unité implicite de la substance, comme on le verra un peu plus bas. Ainsi Athanase explique-t-il aux Antiochiens [7] qu’il a interrogé certains de ceux « à qui l’on reproche de parler de trois hypostases, parce que ces termes ne sont pas dans les Écriture s, et sont de ce fait douteux ». Il désire savoir s’ils croient, comme les hérétiques, que ces trois hypostases sont « étrangères les unes aux autres », « d’une essence différente « (allotrioousia), et « si chaque hypostase par elle-même », c’est-à-dire par sa nature, « est séparée, comme le sont les autres créatures et les enfants des hommes, ou les autres substances (ousia) telles l’or et l’argent. » Ces hérétiques, en effet confessent trois dieux en disant qu’il y a trois hypostases. Or les interlocuteurs d’Athanase reconnaissent bien un seul Dieu, « Trinité non seulement de nom, mais en vérité », Père, Fils et Esprit, « étant et existant en vérité  » chacun, sans être trois dieux ni trois principes, mais partageant la même essence (ousia). Les trois hypostases, personnes en vérité, sont une seule substance, une seule ousia. Il s’agit bel et bien là, sous un autre vocabulaire, de la foi orthodoxe de Nicée.

Athanase en vient ensuite à d’autres à qui l’on reproche de ne professer qu’une hypostase. Croient-ils, comme les sabelliens, que les Personnes ne sont que divers aspects de Dieu ? Disent-ils que le Fils est sans essence (an-ousios) et l’Esprit Saint sans substance (an-hupostatos) ? Priver le Fils ou l’Esprit d’une substance leur appartenant revient à nier leur personne, et à refuser la Trinité. Or les interlocuteurs d’Athanase nient avoir jamais pensé ainsi, mais estiment que parler d’hypostase et d’essence revient au même. Il n’y a qu’une hypostase, qu’une substance, celle du Père, du Fils et de l’Esprit , « car le Fils est issu de l’essence (ousia) du Père, et partage avec lui la même nature (phusis). » Dans ces propos encore, Athanase retrouve la foi de Nicée.

Une extrême attention à la pensée qui est derrière le vocabulaire est nécessaire : il ne faut ni diviser Dieu, dont la substance est unique, ni fondre les Personnes, qui existent parce que chacune est à part entière, et n’est pas un aspect de Dieu. L’être de Dieu, et c’est là le point capital, se manifeste donc comme une communion entre les Personnes, dotées d’une unique substance, ainsi que l’écrit Athanase à propos du Père et du Fils :

Comme nous l’avons dit, le Fils est né par la volonté de Dieu avant les temps et avant les siècles, et il a reçu du Père de vivre et d’être, parce que le Père lui a communiqué (sun-hupostêsantos) sa gloire. Le Père, qui lui a donné l’héritage de toutes choses, ne s’est pas dépouillé lui-même de ce qu’il avait en lui d’une manière incréée. (…) Et Dieu, qui est l’origine de tout ce qui existe, est sans commencement, unité absolue. [8]

Le Père a tout donné au Fils, et le Père n’a rien perdu. Ce qu’est le Père, le Fils l’est aussi, sans que le Père cesse de l’être. Et pourtant, le Père et le Fils continuent à être chacun une Personne.

Dans le traité Contre les Ariens, on rencontre ces formules frappantes : sans la relation entre le Père et le Fils, « la perfection et la plénitude de la substance du Père seraient évacuées » et « Si le fils n’existait pas avant de naître, la vérité ne serait pas en Dieu. » [9]

La relation des personnes en Dieu instaure une communion entre elles, puisqu’elles ne sont qu’un seul être, sans les fondre. Si l’on professe que Dieu est personnes autant qu’il est nature, la communion divine n’est pas la réunion de trois êtres dans un premier temps séparés. Dieu, dès l’origine, est communion du Père, du Fils et de l’Esprit dans une même substance, parce que Dieu est personnel.

La Personne désignée par le mot hypostase :
Les Pères cappadociens.

La grande nouveauté, dans le courant du IVème siècle, est que le terme hypostase fut réellement reçu dans l’Église pour désigner la Personne, ce que confirmèrent les conciles du Vème siècle, alors qu’il avait recouvert la nature dans le premier concile œcuménique, à Nicée, et qu’utilisant le terme dans le même sens, les ariens avaient parlé de trois hypostases divisant Dieu. [10]

Mais le gain était supérieur à ces difficultés : le concile de Nicée ne règle en effet pas tous les problèmes concernant la nature et la Personne. S’il répondait efficacement à l’arianisme, il fut mal interprété par d’autres hérétiques, auxquels il fallut répliquer en précisant la pensée de Nicée, en continuant d’élaborer la théologie des Personnes divines et son vocabulaire. Ainsi procède Basile de Césarée, qui cherche à établir dans une de ses lettres que la juste notion d’hypostase-personne peut malgré tout se rattacher à Nicée [11], contre ceux qui gauchissent le sens du concile, tel Marcellus : ce dernier « s’est montré impie envers l’hypostase de Notre Seigneur Jésus, en pensant qu’il est une simple parole », et explique mal le terme consubstantiel ; les sabelliens errent aussi, qui en croyant que l’hypostase et la substance sont des synonymes, « en viennent à blasphémer à cause de cette formule de la foi : Si quelqu’un dit que le Fils est d’une autre essence ou d’une autre hypostase, la foi catholique et apostolique le frappe d’anathème. »

En effet, pour Basile, si le concile distingue les deux termes, ce n’est pas en vain : « certains nient que le Fils ait la même essence que le Père, d’autres disent qu’il n’est pas issu de l’essence, mais de quelque autre hypostase. » Et les Pères, « en proclamant leur foi, ont dit que le Fils était issu de l’essence du Père, mais n’ont pas ajouté qu’il l’était aussi de son hypostase. »

Il faut confesser que le Fils est consubstantiel (homoousion) au Père, comme il a été écrit : et confesser que le Père l’est dans sa propre hypostase, que le Fils l’est dans la sienne propre, et que le Saint Esprit l’est dans la sienne propre.

Sabellius et ses disciples, dont parle Basile, considéraient les trois personnes de la Trinité uniquement comme trois aspects, trois modes ou trois visages de la divinité. À la différence des Ariens, qui niaient la Trinité en l’éclatant, les sabelliens la niaient en fondant le Père, le Fils et le Saint-Esprit les uns dans les autres, pour annuler leur différence. Face à ces hérétiques, Basile adopte le terme d’hypostase, contre celui de prosôpon, [12] couramment utilisé pour parler des Personnes. Si prosôpon, appliqué à la Trinité, ne prête pas aux mêmes confusions qu’hypostase, le terme a l’inconvénient de ne pas contenir directement l’idée de substance, puisqu’il désigne à l’origine ce par quoi se manifeste l’individu, le visage ou le masque de théâtre. Prosôpon peut donc être utilisé pour décrire la Trinité comme trois apparences d’un même être. Aussi Basile écrit-il :

Ceux qui identifient la nature (ousia) et l’hypostase sont contraints de ne reconnaître que différents prosôpa (modes), et ils ne parviennent pas à se garder de l’erreur de Sabellius. [13]

À l’inverse, hypostase désigne bien une personne distincte, dotée de sa substance, qui la constitue comme personne. Grégoire de Nysse, dans une de ses lettres [14], utilise l’analogie de l’individu :

Voici ce que nous disons : ce qui est dit en propre (idiôs) est montré par le terme hypostase. Si quelqu’un dit « homme », il fait entendre une idée confuse, parce que ce qu’elle désigne n’est pas défini, si bien que la nature est montrée par ce terme, mais la réalité qui est, et qui est montrée en propre par ce mot, n’est pas désignée. Si quelqu’un dit « Paul », il montre dans la réalité désignée par ce nom la nature qui existe en elle. Et cela, c’est l’hypostase : non pas une idée indéfinie de l’essence, qui ne résiderait nulle part en dehors du caractère général de ce qui est désigné, mais une idée qui, par des particularités manifestées, montre et donne des contours à ce qui est commun et sans contours dans une réalité. [15]

La personne, ou hypostase, qu’est Paul est un individu et comprend entièrement une nature. L’assertion est classique en philosophie : il existe bel et bien une nature humaine, mais on ne la saisit qu’à travers des individus qui la déterminent et lui donnent leurs particularités. Pierre est blond, Paul est brun, cependant la nature humaine n’est pas blonde ou brune. Alors que trois hommes, dotés tous trois de la même nature humaine, sont trois êtres distincts, Dieu en trois personnes a une nature qui n’est qu’un seul être, et tout ce qui est éternellement vrai de l’une des personnes l’est du coup des deux autres. De cette analogie tirée de la philosophie, les Pères ont extrait une nouveauté inouïe, en l’utilisant non plus pour définir les créatures, mais pour s’approcher de Dieu. Si les implications en sont complètement différentes, le cœur du raisonnement reste en effet le même : dans la Trinité aussi, chaque Personne, pour être véritablement une Personne, a besoin d’être une substance, c’est-à-dire un existant concret, ce qui rend légitime le mot hypostase, et les Trois sont une seule substance ou nature. On ne saurait donc parler d’une nature divine qui ne soit personnelle, ni de Personnes divines qui ne soient constituées par une substance. Chaque Personne est du coup pleinement la substance de Dieu, et cette substance est unique. Le Père, dans son hypostase, est la plénitude de Dieu, de même que le Fils, de même que l’Esprit. Comme l’écrit Basile, l’être de Dieu est communion :

Le Fils est dans le Père, et le Père est dans le Fils, puisque le Fils est tel qu’est le Père, et le Père tel qu’est le Fils : et en cela est l’unité. Ainsi, selon l’identité des personnes (prosôpa), ils sont un et un, et selon la communauté de leur nature, les deux sont un.

Et après une explication par des images (le roi et l’image du roi ne sont pas deux rois, la puissance, la gloire ne se divisent pas) il conclut :

(…) Ainsi, dans la nature divine et incomposée, dans la communion de la divinité est l’union. [16]

L’être de Dieu est personnel, c’est-à-dire qu’il est relation, et que la relation est inséparable de l’être. Puisque, on l’a vu, chaque Personne possède pleinement l’être de Dieu, on ne saurait définir la Personne divine par ce qu’elle est, par une particularité dans l’être, par un certain nombre d’attributs. L’être du Père est aussi celui du Fils et de l’Esprit-Saint. Les attributs, qui relèvent de l’être, sont communs. Le Père, le Fils et l’Esprit-Saint sont bons, forts, d’une unique bonté, d’une seule force. Seule la relation aux autres Personnes définit la Personne : le Père est l’origine, le Fils est né du Père avant tous les siècles, l’Esprit procède de l’un et de l’autre. De ce fait, comme le souligne Jean Zizioulas, le choix du mot hypostase pour désigner la Personne marque une étape décisive de la pensée, confirmant la tradition venue d’Athanase :

Jusqu’à l’époque où les Cappadociens entreprirent d’élaborer une réponse aux problèmes trinitaires, l’identification d’ousia et d’hypostasis impliquait que l’individualité concrète de quelque chose (l’hypostasis) signifiait simplement que quelque chose est. Maintenant, par contre, les choses changeaient. Le terme hypostasis est dissocié de celui d’ousia et identifié à celui de Personne (prosôpon). Mais ce dernier terme est relationnel, et il était tel quand il a été adopté en théologie trinitaire. Cela voulait dire que pour la première fois, un terme relationnel entrait dans l’ontologie [17], et également qu’une catégorie ontologique comme hypostasis entrait dans les catégories relationnelles de l’existence. Être et être en relation deviennent identiques [18]. Pour que quelqu’un ou quelque chose soit, deux choses sont nécessaires en un même temps : être lui-même (hypostasis), et être en relation (c’est-à-dire être une personne). Ce n’est que dans la relation que l’identité apparaît comme ayant une signification ontologique et si une relation n’impliquait pas une telle identité ontologiquement signifiante, ce ne serait pas une relation. [19]

L’être de Dieu n’est pas seulement, comme essence divine, unique, éternel, absolu, immuable, au-dessus de tout, séparé de toutes les créatures. On n’accède pas ainsi au mystère de la Trinité, qui définit l’être de Dieu. Parce qu’il est personnel, l’être de Dieu est tout autant relation. Il est unique, parce qu’il est la communion en une seule substance de trois personnes. Il est éternel, parce que cette communion est éternelle. Il est absolu, parce que rien ne saurait la remettre en cause ou enchaîner son libre mouvement. Il est immuable parce que ce don, inscrit dans l’être, ne passera pas. Il est séparé des créatures, parce que cette relation est en Dieu lui-même, et que les créatures qui y participent ne font que monter vers elle. On le voit, les catégories de l’unité et de la transcendance, c’est-à-dire de la nature divine, sans mesure avec les autres natures, ne sont absolument pas remises en cause par celles de la personne, c’est-à-dire de la relation.

Dieu, dans son être comme dans sa volonté, qui ne font qu’un, est communion. Comme l’écrit Vladimir Lossky,

Ce fut une trouvaille terminologique que d’avoir introduit une distinction entre deux synonymes, pour exprimer l’irréductibilité de l’hypostase à l’ousia, de la personne à l’essence, sans les opposer cependant comme deux réalités différentes. Ceci permettra à Grégoire de Nazianze de dire : « Le Fils n’est pas le Père, mais il est ce qu’est le Père ; le Saint-Esprit, bien qu’il procède de Dieu, n’est pas le Fils, puisqu’il n’y a qu’un fils unique, mais il est ce qu’est le Fils. » (Or. 31, § 9). (…) Le caractère absolu de leur différence implique une identité absolue, en dehors de laquelle on ne peut parler d’hypostases de la Tri-unité. (…) L’hypostase comme telle n’est plus une expression conceptuelle, mais un signe qui introduit dans le domaine du non-généralisable, en marquant le caractère radicalement personnel du Dieu de la révélation chrétienne. » [20]

On voit donc que le terme hypostase amène droit à la communion des trois personnes dans la vie divine. Et parce que la relation est déjà en Dieu, entre les personnes, elle peut s’ouvrir aux natures créées. Si le Dieu unique était un solitaire créant la relation de même qu’il a donné naissance aux créatures, le lien entre Dieu et l’homme, relation de deux incommensurables, tendrait à nier la divinité de Dieu ou l’humanité de l’homme. Dans la Trinité, au contraire, comme la réponse à l’amour de Dieu vient aussi de Dieu, cette réponse peut être l’offrande d’un abaissement vers l’homme sans que Dieu cesse d’être le Dieu Père de tout amour ; le Fils, qui est Dieu parce qu’il reçoit tout du Père, peut tout remettre au Père en s’incarnant sans cesser d’être Dieu ; et l’homme peut du coup se laisser élever par le Verbe fait chair vers son Dieu qui l’appelle, vers le Père, sans cesser d’être un homme.

Au terme de ce rapide parcours du vocabulaire grec, qui ne prend en compte que la théologie du IVème siècle aboutissant en 451 au concile de Chalcédoine, sans aborder les apports ultérieurs de la seconde patristique, il ressort que le mot hypostase, si déficient qu’il soit, pris avec son évolution, ouvre à une juste contemplation de la Trinité. Les trois personnes sont chacune Dieu, sans que rien leur manque de sa substance, et il n’y a qu’un seul Dieu. Si ce mystère dépasse notre compréhension, c’est parce que, êtres déchus, la seule communion que nous pouvons concevoir est un rapprochement toujours inachevé entre des êtres divisés. Nous ne pouvons que recoller quelques morceaux brisés de l’humanité, tendre les mains vers Dieu par-dessus un abîme. Combien nous dépasse l’idée d’un être qui est communion, où la communion n’est pas toujours à construire, mais est donnée, n’est pas un aboutissement, mais une origine. Dans la Trinité, les trois Personnes ne sont pas le nombre trois au sens où nous pouvons le concevoir : Dieu est trois Personnes, et il est le Dieu unique. L’union est première, la relation définit l’unité.

Autrement dit, parce qu’il est personnel, l’être de Dieu, sans rien perdre des autres caractères de l’être, est de surcroît un don, et ce don mutuel des trois personnes est aussi premier que l’immuabilité et l’éternité divines. En Dieu, nous touchons au mystère d’un être personnel –nul ne l’est plus que lui– en trois personnes. Nous sommes très loin du sens moderne du mot, où la personne est définie par la clôture d’un individu doté de caractères uniques et in fine incommunicables : l’origine du terme personne, qui fut utilisé pour parler de Dieu avant de désigner l’homme, ramène à l’idée d’une relation ouverte à tous, absolue, incapable de rien refuser. Dieu est indissolublement une substance et trois Personnes. Nos âmes chétives parviennent malheureusement assez bien à se figurer un Dieu qui ne serait pas personnel : cela est en réalité aussi absurde que d’imaginer Dieu dépourvu de la nature divine. En proclamant un Dieu personnel, on ne limite pas Dieu, mais on affirme la transcendance du Dieu capable de se donner dans l’Unité au sein de la vie trinitaire, et de passer par-dessus tous les obstacles pour amener à lui sa créature. Les bras étendus du Christ sur la croix, son côté ouvert qui communique la vie de Dieu au monde ne nous donnent pas seulement une idée de la bonté de Dieu, mais une image de son être même, qui est le mouvement d’amour unissant le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et irriguant la création comme une pluie de justice.

Bruno de La Fortelle, Etudiant en histoire de l’art.

[1] Pascal, Mémorial. La première différence entre Abraham et les philosophes païens n’est pas dans les idées qu’ils pouvaient avoir sur Dieu. Elle est que Dieu a parlé à Abraham, et qu’il n’a pas fait entendre sa voix aux philosophes.

[2] Le latin sub-stantia est un calque du grec hypo-stasis. Chez Aristote, le terme signifie « résidu » ou « dépôt » ; il acquiert le sens de substance dans la langue philosophique dès l’époque hellénistique..

[3] Il s’agit ici du sens philosophique. En He 3,14, et 11,1, le terme est pris dans son sens habituel de fondation, soubassement (cf la traduction de la Bible de Jérusalem).

[4] Dans cet article, pour clarifier le vocabulaire, nous emploierons toujours le mot substance pour désigner la nature, et non la Personne.

[5] Origène, au IIIème siècle, utilise le mot pour parler des Personnes divines, et Denys d’Alexandrie est accusé de croire en trois dieux, parce qu’il parlait de trois hypostases divines.

[6] Lettre à l’évêque Afros, PG 26, 1036B La citation de Jérémie est tirée de la Septante. Toutes les traductions sont de ma main.

[7] Tomus ad Antiochianos, PG 26, 801A-C. 

[8] Lettre à l’archevêque d’Alexandrie, à propos des conciles d’Arimini et de Séleucie (en 359), PG 26, 709 B.

[9] Contre les Ariens, 1, 20. Formules citées et commentées par J. Zizioulas, L’Être ecclésial, Labor et Fides, 1981, p. 73, en note.

[10] Et il y avait encore des ariens pour utiliser ce vocabulaire : saint Jérôme, à la fin du IVème siècle, accepte le terme, mais souligne ce fait. Ceci dit, les définitions de Nicée permettent précisément à ceux qui les reconnaissent d’employer le mot dans un autre sens qu’elles sans être suspects d’arianisme.

[11] Lettre CXXV à Eustathe de Sébaste, PG 32, 546C-548B CUF, et Lettres de Basile de Césarée, t.II, p 31.

[12] Le terme prosôpon est un terme habituel pour désigner les personnes divines ; aussi Basile l’emploie-t-il à côté d’hypostase. Le mot, qui n’a pas été condamné par l’Église mais précisé, est par la suite bien moins employé qu’hypostase.

[13] Lettre 236, PG 32, 884 C.

[14] L’attribution ancienne, sous laquelle le texte est disponible, donne la lettre à Basile de Césarée : Lettre 38 à Grégoire de Nysse, PG 32, 328A-B et Lettres de Basile de Césarée, C.U.F, t. I, p.82.

[15] Lettre 38 à Grégoire de Nysse PG 32, 328A-B et Lettres de Basile de Césarée, C.U.F., t. I, p.82. La lettre 38 a été également attribuée à Grégoire de Nysse.

[16] Du Saint Esprit, PG 32, 149 et Sources Chrétiennes n°17, p. 194.

[17] Le terme prosôpon est utilisé dans la littérature grecque classique à l’intérieur de plusieurs expressions équivalant à notre « regarder dans les yeux » ou désignant une rencontre, un tête à tête.

[18] Pour mesurer comment cet emploi du mot fait éclater les catégories de la pensée grecque, on peut comparer par exemple avec Aristote, Éthique à Nicomaque, I,3, §2 : « Ce qui est en soi, c’est-à-dire la substance (ousia), est par sa nature même antérieur à la relation, puisque la relation est comme une superfétation et un accident de l’être. »

[19] J. Zizioulas, L’Être ecclésial, Labor et Fides, 1981, p. 76.

[20] Vladimir Lossky, À l’image et à la ressemblance de Dieu, Aubier, 1967, p. 110-111.

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