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Connaître Jésus : les tâches de la théologie

Christophe Bourgeois

La vie chrétienne se construit à travers une familiarité avec Jésus-Christ. Être sauvé, c’est finalement entrer en relation avec Lui au point que le Christ vit en nous et nous fait participer à sa plénitude et à sa joie. Cette familiarité touche les mystères de la vie de Jésus, son visage, sa personne, l’étonnante richesse de ses paroles : il boit, il marche, il enseigne, il souffre, il est le même que nous. Elle est aussi – et cela est parfois moins immédiatement saisissable – relation au Christ Créateur, coéternel, transcendant, environné de sa gloire éternelle : il est radicalement autre que nous. Il s’agit donc d’une relation bien particulière, qui dépasse toutes les relations ordinaires que nous sommes capables de concevoir : comment le théologien peut-il aider le chrétien à vivre cette mystérieuse familiarité ?

Les requêtes lancées contre le discours théologique (surtout dogmatique) sont bien connues : les définitions conceptuelles sur l’être du Fils coéternel et consubstantiel au Père, les discussions sur sa double nature, sur l’alchimie de sa volonté humaine et de sa volonté divine semblent à première vue s’éloigner de la simplicité évangélique et du récit très épuré qui a nourri les premiers apôtres [1]. Le théologien, et particulièrement le théologien des grands conciles christologiques de Nicée, d’Éphèse et de Chalcédoine ne contribue-t-il pas à créer un fossé entre le visage révélé dans les Écritures et les spéculations savantes ?

I - “ Jésus est le Christ ”

Le ministère des apôtres est l’annonce répétée du même mystère : “ Paul se consacra tout entier à la parole, attestant aux Juifs que Jésus est le Christ ” (Ac 18, 5) [2]. Si l’on considère le développement historique du dogme, la réflexion théologique est d’abord chargée de lutter contre toutes les réductions de cette affirmation, « Jésus est le Christ ».

Les Conciles et leur actualité

Le concile de Nicée, en 325, réfute les thèses d’Arius persuadé que le Christ est une créature, inférieure au Père et soumise au changement. « Jésus est le Christ » ne signifie pas pour lui que Jésus vient du sein même de son Père, avec qui il entretient une relation unique. Car il est impensable pour lui que Dieu puisse se lier aux passions et à la souffrance de l’homme, il est impensable que l’humanité pauvre et humble de Jésus permette de « voir le Père » (Jn 14, 9). Pour lutter contre cette réduction, qui ôte à Jésus sa “ condition divine ” (Ph 2, 6), l’Église formule les paroles du Credo, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel au Père ”. Elle procède de la même manière au concile d’Éphèse, en 431, lorsqu’elle réfute les thèses de Nestorius, refusant de penser que c’est une même personne qui est le Verbe éternel et qui a souffert et partagé la condition humaine : d’une certaine manière, ce dernier sépare le Christ et le Verbe, la dignité d’un personnage historique instrument du salut et la deuxième personne de la Trinité ; il refuse donc de penser que « le Verbe s’est fait chair ». Pour lui répondre, le concile rappelle l’unité de Jésus et du Verbe, ce dernier étant uni « selon l’hypostase à la chair » [3] ; il pose ainsi les fondements du concept d’union hypostatique, chargé d’exprimer l’idée qu’une même personne (Jésus-Christ) puisse unir et unifier en elle deux natures, humaine et divine. Il fixe par là le cadre d’une fidélité à l’intérieur de laquelle peut s’élaborer la pensée théologique sur le Verbe incarné.

Toutes ces confrontations et ces querelles, utilisant des mots qui ne sont peut-être pas (ou plus) les nôtres ne sont pas sans actualité : il existe un refus contemporain très marqué de l’Incarnation, qui voudrait par exemple réduire Jésus à l’image de l’homme parfait, à un modèle de la vertu humaine. La différence est qu’il ne s’agit plus aujourd’hui, comme Arius ou comme les docètes [4] le présumaient chacun à leur manière, de préserver la grandeur de Dieu (qu’ils ramenaient en fait à leurs propres conceptions philosophiques de ce que doit être la divinité) mais d’évacuer purement et simplement Dieu du regard porté sur Jésus, comme en témoigne d’une manière radicale un philosophe comme Comte-Sponville qui, dans sa tentative de fonder une morale laïque, évoque l’image du Christ comme « celle d’un homme libre et doux, qui préférait l’amour à la puissance, et qui est mort, atrocement, ignominieusement sur une croix. C’est le contraire d’un Dieu tout puissant, d’un Dieu vengeur, ce n’est plus un Dieu du tout et c’est le seul qui m’émeuve » [5], comme s’il fallait préserver l’homme de toute agression extérieure (en l’occurrence de Dieu) [6]. Le pas est vite franchi de penser que les hommes de l’époque de Jésus ont eu le même type de regard : ils ont d’abord découvert un homme doux et humble, un homme porteur d’un message de consolation et de réconciliation ; il est facile alors d’accuser la communauté postérieure, celle qui a organisé une Église et structuré les textes de référence, d’avoir fait de Jésus un dieu.

Le théologien et la Bible

Les définitions conciliaires ne sont pas seulement des repères à usage des spécialistes de la spéculation. Elles proposent une réflexion sur la manière dont nous pouvons interpréter l’événement historique de la venue du Fils de l’homme, c’est à dire une réflexion sur la lecture des textes bibliques. Dans son opposition à Nestorius, Cyrille d’Alexandrie doit ainsi dégager la portée des affirmations de Jésus sur lui-même : lors de la discussion sur Abraham avec les Juifs, le Christ affirme ainsi successivement “ Je dis ce que j’ai vu chez mon Père ” (par opposition aux Juifs qui affirment que leur seul Père est Abraham) et “ maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité, que j’ai entendue de Dieu ” (Jn 8, 38-40). C’est le même « Je » qui affirme successivement sa filiation divine (« mon Père ») et son humanité (« un homme »), l’un ne peut être compris sans l’autre ; il n’existe pas d’un côté un homme exemplaire décrit simplement de manière extérieure et, de l’autre, le sens que nous lui donnons, après coup, pour notre salut. Le récit des événements de l’histoire du salut, et en particulier le récit de la vie de Jésus, n’est jamais séparé d’une réflexion théologique sur l’identité du Fils de Dieu, y compris (et surtout) dans les textes néo-testamentaires. La recherche conceptuelle et contemplative des Pères met donc en garde contre deux tentations aberrantes par rapport à la réalité de l’Incarnation : d’une part, on ne saurait isoler un Jésus-en-tant-qu’homme, un fait concret entièrement compréhensible du point de vue des lois ordinaires de l’histoire et de la psychologie, ayant du sens simplement par ses actes humains, indépendamment de sa mission de Fils ; d’autre part, on ne saurait non plus isoler un contenu abstrait de foi, une pure parole de salut, indépendamment de l’identité personnelle et charnelle de Jésus [7]. Dans un cas comme dans l’autre, l’événement de la présence de Jésus-Christ au milieu de nous et son sens sont dissociés, pour le pire.

« Pour vous, qui suis-je ? »

Les Évangiles ne sont donc pas un récit ordinaire. Ils sont un contact permanent avec une réalité inouïe, ils disent la découverte de cette parole « Jésus est le Christ ». Comme les apôtres confrontés à la question « pour vous, qui suis-je ? », dont la réponse apparaît longtemps balbutiante et hésitante – puisque Pierre est capable de dire le premier « Jésus est le Christ » et en même temps incapable de comprendre la mission exacte du Christ, appelé à souffrir, à mourir et à ressusciter (Mt 16, 15-23) – les évangélistes nous livrent le fruit de leur méditation, c’est-à-dire aussi, d’une certaine manière, leur difficulté à exprimer ce mystère. Lorsque Luc écrit (ou traduit, ou interprète, ou compile – aux exégètes d’en discuter) les chapitres sur la naissance et l’enfance de Jésus, il cherche à expliquer l’identité du Fils, dans un récit extrêmement bien construit. L’ange annonce à Marie qu’il sera « Fils du Très-Haut » et « Fils de Dieu », les anges annoncent au berger la naissance d’un « Sauveur, le Christ Seigneur », enfin Jésus lui-même parle au moment du recouvrement au Temple de « son Père ». Les témoins reçoivent le message de l’identité divine de Jésus, la reconnaissent avant que Lui-même ne l’affirme dans les derniers versets [8].

Or, la cohérence de cette progression n’est pas celle d’un exposé didactique, elle s’enracine dans la relation à un événement que l’évangéliste médite et comprend avec les catégories qui sont les siennes. Il rend compte à sa manière de l’attitude des bergers, qui reconnaissent le Dieu Sauveur à travers un signe tout à fait inattendu : “ ceci vous servira de signe : vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une crèche ” (Lc 2, 12). Selon les lois ordinaires de la vraisemblance, cette reconnaissance est, à proprement parler, incompréhensible : comment les langes et la crèche peuvent-elles exprimer l’identité divine de l’enfant ? Chaque évangéliste construit en fait son propre récit, adoptant un point de vue particulier et cherchant son propre principe de cohérence : il essaye ainsi à chaque fois, d’une manière différente, d’expliquer cette inexplicable reconnaissance.

De même, pour comprendre l’identité du Fils, l’évangéliste utilise-t-il des titres bibliques bien connus des lecteurs de l’Ancien Testament (et parfois appliqués à des personnages tout à fait humains) mais en les utilisant d’une manière qui les réserve à l’action salvifique assumée par Dieu. En disant de Jésus qu’il est “ Christ Seigneur ”, en même temps qu’il est “ Sauveur ” [9], titre toujours réservé à Dieu, saint Luc essaye de dire comment celui qui est “ né d’une femme, selon la loi ” est aussi le Dieu vivant et vrai [10]. Dans ce même esprit, l’évangéliste utilise, comme tout bon juif, les Écritures pour comprendre l’événement [11]. En rapprochant son propos de certains textes prophétiques (de manière pourtant implicite, contrairement à Matthieu), il essaye également de méditer et de définir l’identité de Jésus. Le chapitre 3 de Malachie peut ainsi éclairer l’épisode de la purification du chapitre 2 de Luc : le rapprochement entre le rôle de précurseur de Jean-Baptiste, motif constant du récit lucanien, et le verset “ Voici que j’envoie mon messager devant toi ” (Ml 3, 1) confirme le lien possible entre la présentation au Temple et les versets suivants de Malachie : “ Et soudain, il entra dans son temple, le Seigneur que vous cherchez […] Il purifiera les fils de Lévi et les affinera comme or et argent, et ils deviendront pour Yahvé ceux qui présentent l’offrande selon la justice ” [12]. Les rites de la loi invoqués par Luc justifient difficilement, en effet, la présence physique de l’enfant au Temple. En revanche, cette relation entre la venue purificatrice du Seigneur et l’entrée de Jésus devient une manière de dire qu’il est bien le “ Seigneur que vous cherchez ” venu purifier l’humanité en partageant sa vie.

On risquerait de penser que le récit lucanien n’est qu’une construction fictive destinée à illustrer une pensée théologique pré-construite [13]. Luc reprendrait (voire inventerait) des éléments qui arrangeraient son propos. Or, on s’explique mal dans ce cas-là pourquoi il ne cache nullement certains détails perçus comme des difficultés dans le contexte de l’époque : Jésus devrait, pour être un Messie « parfait », descendre de David ; or, ni sa généalogie, ni d’ailleurs celle de Matthieu, ne cachent le fait qu’il ne descend pas en ligne directe de David puisqu’il n’est pas biologiquement fils de Joseph. Par ailleurs, chacun des deux évangélistes essaye à sa manière de comprendre pourquoi Jésus vient de Nazareth, ce qui, comme on le sait, n’est nullement un titre de gloire, alors qu’il est né à Bethléem [14]. Son humilité, clairement affirmée aux bergers, sa vie cachée, son abaissement – que les premiers disciples eux-mêmes ne comprendront que peu à peu – ne sont nullement une facilité pour l’évangéliste. Ainsi, la christologie qu’il construit se présente-t-elle d’abord comme une relation à une personne unique, un événement inouï et mystérieux peu à peu médité dans la lumière de la foi. En dessinant le visage de Jésus dans sa relation à l’humanité blessée et dans sa relation à son Père, le récit est aussi une manière de comprendre et de décrire l’identité personnelle du Fils.

Contempler l’histoire de Jésus et l’être du Christ, c’est donc toujours entrer en relation avec la liberté toute-puissante de Dieu, dont l’être dépasse nos attentes, nos lois et toutes nos catégories. On a parfois accusé ces récits de l’enfance de n’être qu’une spéculation inutile, indifférente pour nous, puisqu’ils n’appartiennent pas au « kérygme » initial, qui, suivant les premières prédications des Actes, commence au baptême, comme chez Marc. En exprimant l’être en soi de Jésus, comme le font les premiers conciles, ils s’éloigneraient de l’annonce de la bonne nouvelle du salut [15]. En fait, les théologiens et la Bible ne cessent de rappeler qu’on ne saurait distinguer l’histoire et la foi. Un seul et même mouvement unifie chez le croyant la « christologie d’en bas » et la « christologie d’en haut ». Le théologien ne peut ignorer l’épaisseur existentielle du récit ; l’exégète ne peut oublier le regard de foi qui conditionne les textes qu’il décrypte et la mémoire qui a gardé les souvenirs de l’événement. Le regard que nous portons sur l’histoire de Jésus est finalement indissociable de l’affirmation constante de toute la foi catholique, l’union dans une même personne, le Fils, de la nature humaine et de la nature divine. Être vrai Dieu ne l’empêche pas d’être vrai homme ; inversement, l’humanité telle que la vit le Christ ne voile nullement sa divinité.

Le cardinal de Lubac rappelle cette relation essentielle entre l’élaboration des textes néo-testamentaires et celle de l’ère apostolique qui lui succède immédiatement, à l’aide du concept de mémoire. La réflexion sur le Christ est à chaque fois l’éducation d’une perception d’abord aveugle, progressivement illuminée par la splendeur du mystère :

Si la prédication apostolique a “ grossi considérablement ” le Jésus de l’histoire, c’est-à-dire le vrai Jésus, ne faudra-t-il pas en conclure qu’elle a engendré une illusion (on disait jadis une tromperie) ? Si l’on a égard aux fruits que cette prédication apostolique a portés, ne sera-t-il pas infiniment plus probable qu’elle le traduisait enfin comme dans sa signification profonde, c’est-à-dire dans sa substance ? “ Coloration nouvelle ”, ajoute-t-on ; mais pourquoi cette “ coloration nouvelle ” ne serait-elle pas plus vraie que la première ? Que de fois l’expérience ne nous montre-t-elle pas des hommes ne rien comprendre aux scènes dont ils sont les témoins. […] La mémoire est ici souvent plus sûre, plus pénétrante que la perception première [16]

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II - L’actualité de Chalcédoine

Dans cet itinéraire où progresse l’intelligence et l’expression de la foi, les affirmations retenues par le concile de Chalcédoine en 451 ne cessent de stimuler la réflexion. En opérant une synthèse de toute la christologie dogmatique précédente (c’est à dire en réaffirmant l’identité humano-divine du Verbe), le concile tente d’en approfondir la formulation en répondant à la question suivante : dans l’union hypostatique, la nature humaine est-elle maintenue dans sa réalité ou absorbée dans la divinité ? Il refuse les thèses d’Eutychès qui défendait l’absorption de l’humain dans le divin chez le Christ, « comme une goutte d’eau dans la mer ». Refuser la confusion des deux natures tout en réaffirmant l’unité profonde du Fils, voilà le paradoxe fondateur de ce concile. Le Fils est « reconnu en deux natures, sans confusion ni changement, sans division ni séparation, la différence des natures n’étant nullement supprimée par l’union, mais au contraire les propriétés de chacune des deux natures restant sauves ». Les deux natures ne sont pas modifiées dans la personne du Fils, elles ne fusionnent pas ni ne se mélangent : la réalité de Jésus est une réalité « composée », qui maintient l’altérité entre l’homme et Dieu ; à l’opposé, il faut continuer de penser qu’il n’existe pas « deux Christ » différents, un Christ homme et un Christ Dieu, plus ou moins accordés ensemble. En partageant la condition de l’homme, le Fils assume en sa personne une relation dynamique entre deux réalités différentes, parce que l’union entre Dieu et l’homme est possible sans porter atteinte à l’intégrité et à l’identité de chacun des deux termes.

On pourrait s’écrier avec Luther que tout cela ne sert de rien :

Christ a deux natures. En quoi est-ce que cela me regarde ? S’il porte ce nom de Christ, magnifique et consolant, c’est à cause du ministère et de la tâche qu’il a pris sur lui, c’est cela qui lui donne son nom. Qu’il soit par nature homme et Dieu, cela, c’est pour lui-même. […] Croire au Christ, cela ne veut pas dire que Christ est une personne qui est homme et Dieu, ce qui ne sert de rien à personne [17].

Pourtant, tout cela nous « sert ». Peu importe après tout le vocabulaire utilisé par le concile [18], que l’on aurait tort d’idolâtrer en le séparant du mouvement d’interprétation à l’intérieur duquel il se constitue : l’essentiel est de voir pourquoi une telle affirmation théologique doit continuer de nourrir la foi des croyants et leur contemplation de la vie de Jésus. Précisément, qu’il soit homme et Dieu, que cette union en sa personne soit si unique, nous concerne, parce que nous ne sommes sauvés qu’à ce prix : « un de la Trinité a souffert » ; si ce n’est pas le Fils bien-aimé qui s’est fait obéissant, sa mort est vaine. Le point de vue de Chalcédoine a alors le mérite de préserver la pensée chrétienne d’un certain nombre d’impasses.

L’alliance voulue entre Dieu et l’homme

La vie de Jésus rétablit et réalise en elle-même la relation d’amour entre Dieu et sa créature, relation brisée par le péché originel. Cela signifie profondément que suivre le Christ et l’imiter n’est jamais une aliénation de notre nature humaine mais l’accomplit plus profondément. Or, il me semble précisément que notre siècle a besoin d’entendre que la vie de foi n’a rien à voir avec une mutilation de nous-mêmes. S’il existe bien une différence ontologique décisive entre le Créateur et la créature, celle-ci ne se traduit nullement par un affrontement ou une dichotomie entre la liberté infinie de Dieu et la liberté finie de l’homme. Nombre de nos contemporains incroyants voient en effet dans l’imitation du Christ une simple somme de renoncements ascétiques et de sacrifices, une contrainte exercée sur notre être, contrainte qui serait la « dette » due à Dieu (suite sans doute à une mauvaise compréhension de la théologie médiévale de la « satisfaction » exigée par Dieu). Il s’ensuit une conception de la vérité religieuse comme violation totalitaire de la liberté personnelle et une image de la vie religieuse comme un vaste sacrifice destructeur [19]. Dans une telle vision, on est toujours ramené à une représentation où Dieu et l’homme sont exclusifs l’un de l’autre ; la Révélation, la priorité donnée à l’amour de Dieu sur toutes choses s’opposent à l’accomplissement personnel et humain.

Dès lors, la sensibilité contemporaine risque de ne jamais comprendre que Jésus est précisément le plus profondément humain de tous les hommes, parce que son existence humaine est structurée par la transcendance de son être divin, qui est relation. Elle aboutit à une alternative inéluctable : si elle s’attache à un Jésus « humain » (entendons, présenté avec ses attitudes et ses faiblesses d’homme), ce sera pour ôter quelque chose à sa divinité ; au contraire, celui qui rappelle que le Fils est, au moment de la Résurrection, introduit dans une gloire définitive et majestueuse, qu’il est le Seigneur que Dieu “ a souverainement élevé ”, afin qu’à son nom “ tout genou fléchisse ” (Ph 2, 9-10), se verra accusé de présenter un Christ désincarné.

Or, l’existence du Christ a un sens pour nous non parce qu’elle serait la monotone répétition du même (c’est à dire de l’image générale que nous nous faisons de l’humanité) mais parce qu’elle possède une singularité telle que nous pouvons contempler en lui « l’homme vrai ». Cela implique évidemment de reconsidérer durablement l’anthropologie ambiante, afin de répondre à ceux qui croient que Jésus n’a pas vraiment partagé la condition humaine puisqu’il n’est pas comme nous : il n’avait pas toutes nos déchirures, il n’avait pas tous nos doutes, il n’avait pas les mêmes tentations que nous, puisqu’il n’a sans doute pas connu au désert cette division intérieure qui est notre expérience de la tentation, il n’avait pas le péché et la tendance au péché qui caractérisent l’existence humaine telle que nous en faisons l’expérience. Rien de tout cela n’appartient à la nature humaine ; ce sont même les moments où l’homme n’est plus humain. En contemplant la vie de Jésus, je viens donc d’abord regarder celui qui restaure l’homme : ce n’est pas moi qui définit ce qu’est l’humain, je découvre en lui qu’un vide d’humanité me déforme ; j’entends dans ses paroles l’appel à m’attacher plus profondément à son humanité transfigurée.

Étrange retournement qui fait que le « scandale de la Croix » paraît aujourd’hui acceptable à tous, que la souffrance et la mort de Jésus attirent sur lui la sympathie, tandis que sa beauté et sa royauté le rendraient étranger ! Or, lorsque Jésus est au désert, en refusant de prendre et de posséder et en désirant plus que tout recevoir sa mission de son Père, en désirant tenir de lui son pain et sa royauté, il accomplit au plus haut point la vérité de l’homme, il fait ce qu’Adam n’a pas voulu faire en retenant pour lui seul le bien que lui offrait Dieu [20] ; en s’offrant librement et innocemment sur la Croix sans se laisser dompter par la mort, il redonne à l’homme la force du véritable amour confiant. Pour reprendre une idée chère à saint Augustin, l’homme fait pour Dieu, « capable de Dieu », est défini par une tension de tout son être vers Dieu, il trouve sa joie dans cette tension qui l’agrandit : Dieu est ainsi « ce vers quoi nous tendons et qui nous étend au-delà de nous-mêmes » [21].

L’unité existentielle de Jésus

Le Christ peut tout cela parce qu’en chacun des moments de son existence, toute sa personne est unie par le même désir. La manière dont il partage notre condition sur cette terre révèle cette unité profonde. C’est pour cette raison que le théologien peut construire son expression de l’identité humano-divine du Christ à partir de son existence : il n’y a pas d’un côté l’abstraction « Verbe incarné » et de l’autre un drame existentiel de naissance, de mort et de vie, indépendants l’un de l’autre.

Lorsqu’au soir de la Cène, le Jeudi Saint, le Christ révèle aux siens le sens profond de l’acte qu’il accomplit et qui va se nouer autour de la Croix, il témoigne dans le même mouvement de la philanthropie divine d’une part - qui se donne à l’homme par sa mort et sa présence dans le Corps eucharistique - et d’autre part de la vérité dernière de l’homme, pour qui le don d’amour absolu constitue finalement la plénitude suprême. Volonté humaine et volonté divine s’unissent parfaitement dans le mystère de sa Passion (« sans division »), tandis que le Christ préserve l’humanité (« sans confusion »), sans rien enlever à la pauvreté et la souffrance de celle-ci ; il l’assume et la restaure sans la détruire, il la respecte en en faisant toujours, à chaque instant, un partenaire autonome du jeu d’amour qu’il veut établir. Son Incarnation est rédemptrice parce qu’elle va jusqu’à la Croix et la mort, parce que le relèvement et la glorification du Fils passent par ce mystérieux abaissement de la Passion.

Cette unité est donc bien une victoire acquise par le combat du Christ, qui agit au cœur d’une humanité blessée, comme l’écrit Louis Bouyer :

Son incarnation dans notre chair se fait dans cette humanité qui ne cesse pas d’être la nôtre en devenant la sienne : qui reste celle qui existe en toutes nos personnes, limitées par leurs infidélités plus encore que par leur finitude native. Il y a donc, dans le Christ, jusqu’à sa glorification, et, en un sens, jusqu’à sa parousie et notre propre résurrection, comme une violence qu’il subit pour nous. C’est le conflit entre ce que nous sommes devenus par le péché, qu’il assume en toutes ses conséquences, et ce que sa sainteté, se saisissant de nous à travers la nature qu’il en a reçue, tend à en faire, non seulement en lui mais en nous [22].

Ce combat donne de l’épaisseur au temps de l’existence du Christ : sa vie déploie progressivement sa liberté d’acquiescer parfaitement à la volonté du Père. Tout n’est pas joué d’avance dans la pure expression de son identité humano-divine. Chacun de ses actes a du prix, puisqu’à chaque fois s’exprime une conscience et une liberté personnelles, une offrande radicale et absolue maintenue contre le péché, le choix d’une liberté béatifiante contre l’esclavage de l’homme déchu.

La vie de Jésus comme relation au Père

Dans la perspective tracée par le concile de Chalcédoine, notre lecture de la vie de Jésus exige finalement une contemplation trinitaire. Dans tous ses actes humains, Jésus ne révèle pas directement, immédiatement et brutalement l’être divin, par définition incommensurable avec nos perceptions. En effet, ce n’est pas parce qu’il agit dans le temps que l’on pourrait dire que Dieu est dans le temps ; ce n’est pas parce qu’un spectateur de Gethsémani lit sur son visage l’angoisse que Dieu serait à proprement marqué par l’angoisse, ce n’est pas parce que sa prière se fait supplication qu’il faudrait imaginer Dieu dépendant… Il faut pourtant continuer de penser que Jésus-Christ est un sujet unifié, ce qui signifie qu’il n’a pas rencontré ces situations « de l’extérieur », sans les assumer entièrement.

En fait, sa vie révèle constamment sa personnalité de Fils : les attitudes de Jésus enfant, de Jésus prédicateur, de Jésus souffrant, mort et ressuscité, son abaissement et son humilité sont le propre du Fils, elles le distinguent des deux autres personnes de la Trinité. Or, en bonne théologie trinitaire, le Fils est fils par le type particulier de relations qu’il entretient avec le Père et le Saint Esprit. Si Jésus n’affirme pas brutalement sa divinité dans l’Évangile (puisqu’il ne dit jamais, littéralement « je suis Dieu »), à la manière d’un dieu qui marcherait sur terre, c’est parce qu’il veut d’abord se révéler comme envoyé venu d’auprès du Père, comme Fils.

Son obéissance, par exemple, telle qu’elle éclate dans l’agonie du jardin des Oliviers, ou encore son identification progressive à la figure biblique du « serviteur souffrant », traduisent sur un mode humain un amour de libre abandon au Père, un amour où tout est reçu de Lui, sans que cet abandon puisse correspondre à une limitation ou une incomplétude de son être. On saisit là le cœur de son identité et de son action. Ainsi, la vie de Jésus exprime et réalise sur un mode humain cette relation filiale qui anime sa vie trinitaire : c’est en cela qu’elle nous concerne et nous rejoint à chaque instant, nous qui sommes appelés à être des fils.


Ces quelques remarques restent sans doute trop générales, bien loin de la contemplation concrète de la vie du Christ que devrait effectuer le théologien. Elles visaient simplement à rappeler un certain nombre de tâches de la christologie aujourd’hui : le théologien doit nous permettre de penser l’unité qui existe entre la personne historique de Jésus, qui apparaît dans le temps, et l’expression dogmatique élaborée par la foi de l’Église pour dire son identité à la fois temporelle et éternelle, afin de porter un regard unifié sur la personne de Jésus-Christ.

Elles visaient aussi à rappeler que le croyant d’aujourd’hui, celui dont la « foi cherche l’intelligence » (pour reprendre une formule augustinienne) se doit de progresser dans un certain nombre de questions problématiques.

Il reste à mieux comprendre comment nous avons accès au mystère de Jésus (ce qui renvoie à l’historicité des Évangiles, aux règles de lecture des Écritures, au sens des définitions conciliaires par rapport au langage biblique) ; il faut aussi rappeler que sa vie et son identité ne sont pas réductibles à nos catégories ordinaires et à nos représentations préconçues : la personne du Verbe est unique et singulière, c’est ce qui la rend capable de s’offrir pour tous, d’assumer en elle le destin de toute l’humanité ; enfin, il faut continuer d’approfondir un sujet très contemporain, l’articulation entre le mystère trinitaire et la révélation de Dieu dans l’histoire du salut.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] Les théologiens distinguent ainsi souvent “ christologie d’en haut ” et “ christologie d’en bas ”. La “ christologie d’en bas ” cherche dans le récit de l’existence humaine de Jésus la perception de son identité, en insistant généralement sur le moment de la mort et de la Résurrection ; la “ christologie d’en haut ” tend au contraire à partir d’une définition sur l’identité humano-divine du Verbe pour en tirer des conséquences sur la vie concrète de Jésus ; elle correspond donc souvent à une insistance plus marquée sur l’Incarnation. Cette distinction pourrait paraître d’un autre temps (celui des années 1970) ; pourtant, elle inspire manifestement le livre de J. Moingt, L’Homme qui venait de Dieu, coll. Cogitatio Fidei, 1993 : il cherche en effet à partir uniquement du récit pour voir quelle formulation fondamentale de la foi (i.e. débarrassée de spéculations postérieures, plus ou moins déviantes) celui-ci permet de donner. Au terme de l’entreprise, il souligne la difficulté selon lui “ de concilier un langage de narrativité avec un langage ontologique ”, difficulté qui se traduit par “ l’écart considérable ” qui existe entre les affirmations de Nicée et ses propres conclusions (p.683). Or, les théologiens contemporains devraient peut-être réfléchir sur cette nécessaire conciliation : d’une certaine manière, le langage ontologique conditionne “ le langage de narrativité ”, puisque Jésus ne saurait uniquement se construire à travers son histoire et que le temps d’un récit suppose une cohérence qui le structure.

[2] L’annonce passe également par l’annonce du “ Christ Seigneur ” : “ Dieu l’a fait Seigneur et Christ ” (Ac 2, 36).

[3] Denz. 114. (canon II). L’affirmation d’un “ unique Christ ” permet de réfuter l’idée qu’il puisse y avoir deux hypostases après l’Incarnation.

[4] L’hérésie docète, antérieure au concile de Nicée, pensait que Dieu avait simplement pris une apparence humaine (c’est dire qu’elle niait l’Incarnation), afin de préserver Dieu de toute promiscuité avec l’homme, considérée comme indigne de Sa grandeur.

[5] Comte-Sponville, Impromptus, PUF, 1996, p. 181.

[6] Bernard Sesboué souligne ainsi qu’il existe un docétisme contemporain inversé : “ Notre temps cherche à protéger l’autonomie de l’homme et du monde d’une intervention jugée inadmissible de Dieu ”, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, Desclée, 1982, p.79.

[7] Cette dernière tentation explique les impasses de l’école bultmanienne des années 1970, qui dissocie radicalement l’histoire et la foi, construisant uniquement sa compréhension de la réalité du Christ à partir des résumés considérés comme les plus anciens de son action salvatrice, sa mort et sa résurrection pour nous. À l’opposé, beaucoup de recherches ont tenté de s’appuyer sur un Jésus purement historique, indépendamment de tout regard de foi.

[8] Voir dans cette perspective la composition dégagée par R.E. Brown, The Birth of the Messiah, 1977.

[9] Lc 2, 11, “ aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David ” dans la traduction de la Bible de Jérusalem (B.J.). Il n’y a pas d’article en grec.

[10] Cette question est néanmoins extrêmement complexe. L’expression Christos Kyrios, littéralement “ l’Oint qui est Seigneur ”, se distingue théoriquement de l’expression “ l’Oint du Seigneur ” qui pourrait désigner un prophète : on trouve cette dernière expression dans la traduction actuelle de la B.J. de Lm 4, 20. Pourtant, une traduction des Septante porte pour ce passage le couple Christos Kyrios, sans article… Voir pour une discussion de cette expression R. Laurentin, Les évangiles de l’enfance du Christ, Desclée-DDB, 1982, p.231.

[11] La lecture “ midrashique ” permet ainsi de rapprocher tel événement vécu concrètement par le croyant d’un épisode biblique qui permet d’en saisir le sens et la portée.

[12] R. Laurentin va plus loin et déduit de ce rapprochement une interprétation “ typologique ” de la présentation au Temple. Il faut interpréter selon “ leur ” purification comme la purification de Jérusalem, puisque cette adjectif possessif au pluriel se justifie mal : la loi n’envisage jamais une purification du père ou du fils ; de plus, si Marie est toujours vierge, comme le proclame le canon romain, de quoi aurait-elle besoin d’être purifiée ? op. cit., p.83sq. D’autres rapprochements complémentaires existent, en particulier avec Dn 7-9, en raison du délai des 70 semaines avant la restauration du Temple, annoncé par Gabriel dans ce dernier passage ; or, si l’on suit la chronologie lucanienne, il s’écoule bien 70 semaines entre l’annonce à Zacharie et la présentation au Temple. R.E. Brown, op. cit., s’accorde avec ce rapprochement.

[13] C’est la théorie du theologoumenon : le récit est simplement un mythe illustrant une idée. Ce type de théorie, assez répandue depuis le soupçon systématique porté sur l’historicité des textes (soupçon extrêmement virulent à l’égard des évangiles de l’enfance considérés souvent comme largement mythologiques) a été vulgarisé et médiatisé par le livre de Jacques Duquesne.

[14] Du point de vue de saint Luc, l’explication est fournie par l’existence d’un recensement, qui oblige Joseph et Marie à aller à Bethléem. Ce recensement pose de graves problèmes d’un point de vue historique. Saint Matthieu prend en quelque sorte le problème par “ l’autre bout ” en cherchant pourquoi, une fois partie de Bethléem pour fuir, la sainte famille choisit de s’installer à Nazareth par prudence (Mt 2, 22-23). Une donnée convergente aboutit donc à deux explications différentes : dans un cas, Joseph et Marie sont originaires de Nazareth, dans l’autre ils viennent s’y installer par défaut.

[15] Le “ kérygme ” (mot grec utilisé dans le Nouveau Testament) est une formule brève qui annonce abruptement la bonne nouvelle du salut par le Christ. Il a été repris au vingtième siècle par Bultmann pour désigner le noyau objectif du contenu de la profession de la foi, débarrassé de ses formulations “ mythologisantes ” : dans cette perspective, seule compterait cette parole de salut, “ il est mort et ressuscité pour moi ”, l’identité de Jésus en soi n’aurait aucun sens.

[16] H. de Lubac, Autres Paradoxes, in Œuvres Complètes, t.XXXI, Paris, Cerf, 1999, p.208.

[17] Luther, Œuvres, éd. d’Erlangen, 35, p.207, cité par B. Sesboué, Jésus-Christ…, op. cit., p. 143.

[18] Ce vocabulaire a été fortement attaqué au vingtième siècle, en particulier la symétrie des deux natures qu’il implique, puisque la nature humaine et la nature divine sont de droit incommensurables. On remarquera cependant qu’il ne s’agit pas pour ce concile de définir une nature divine en soi ; il n’est pas un traité d’ontologie.

[19] C’est finalement l’une des critiques essentielles adressée par Luc Ferry au christianisme. Il utilise pour justifier son propos l’un des appels du Christ au renoncement : “ Pendant des siècles, dans notre Europe chrétienne, le seul amour qui fût légitime était réservé à Dieu. Les Évangiles y insistaient même en des termes d’une rigueur que bien des chrétiens d’aujourd’hui ne sont plus capables d’entendre : “ Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ” (Lc 14,26) ”, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996, p.150-151. Il ne faut pas nier cependant l’importance des images sacrificielles au sein de l’histoire du salut – en les comprenant pourtant comme le lieu d’une réconciliation entre Dieu et l’homme.

[20] Voir J.P. Batut, “ Chasteté et refus de prendre : Jésus devant la tentation originaire ”, Communio, n°22, 1997, pp.27-35.

[21] De Trinitate, IX, I, 1, Bibliothèque Augustinienne 16/2, p.73. C’est la traduction que propose Augustin de Ph 3, 13 : secundum intentionem sequor. Voir également son commentaire de la première épître de saint Jean : Deus differendo extendit desiderium, desiderando extendit animum, extendendo facit capacem, IV, 6.

[22] Le Fils éternel, 1974, p. 508.

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