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Contempler Dieu en trois Personnes

Anne Robadey

Cet article se fonde sur un travail en commun lors d’une session d’été de la revue Résurrection.

Lorsque nous tentons de mieux comprendre ce que signifie un Dieu personnel, qui entre en relation avec l’homme, nous sommes finalement amenés à contempler Dieu tri-personnel. Si nous nous intéressons à l’élaboration, au fil des siècles, de cette notion d’un Dieu unique en trois Personnes, nous plongeons dans la réflexion doctrinale sur la Trinité, qui s’est déployée d’abord dans la lutte contre des opinions jugées hérétiques. Les difficultés rencontrées pour tenir à la fois l’unité en Dieu et la distinction des personnes ont conduit à des considérations abstraites complexes sur la substance, les personnes, les processions, les relations, etc. Au point qu’on a parfois l’impression que ceci ne nous apprend rien du Dieu de l’Alliance. C’est la question posée par Rahner, théologien jésuite, expert au concile Vatican II. Elle va nous servir de point de départ, de lumière pour reprendre quelques morceaux de la riche tradition de l’Église, depuis les écrits des Pères des premiers siècles, jusqu’aux travaux de théologiens contemporains.

La problématique de Rahner

La proposition de Rahner à partir de laquelle nous allons réfléchir est la suivante : « la Trinité qui se manifeste dans l’économie du salut, c’est la Trinité immanente et inversement » [1]. Ne soyons pas effrayés par ce langage qui peut paraître bien technique, et cette formulation, bien abrupte. Il s’agit là d’une formule, destinée à être retenue facilement et à faire réfléchir. Elle concentre en peu de mots une réflexion qui, si l’on prend le temps de l’expliquer, n’est pas si impénétrable qu’elle en a l’air...

L’économie du salut désigne l’intervention de Dieu dans l’histoire, qui vise à sauver l’homme, à restaurer la relation de l’homme à Dieu voulue par lui dès la création. Elle commence dans l’Ancien Testament par l’Alliance de Dieu avec son peuple, et culmine dans l’Incarnation, la mort et la Résurrection de Jésus, Fils unique de Dieu, par qui nous sommes rachetés, et dans le don de l’Esprit Saint qui réalise en nous l’accueil du salut donné par Dieu en Jésus, et fait de nous des fils à l’image du Fils unique. Ainsi, la « Trinité de l’économie du salut », c’est la Trinité telle qu’elle agit dans l’histoire pour nous sauver ; ce sont « les deux façons distinctes mais unies par un lien mutuel et se conditionnant l’une l’autre [...] dont Dieu [= le Père dépourvu de toute espèce d’origine] se communique, d’une manière libre et gratuite, à sa créature spirituelle » [2] : l’Incarnation et l’inhabitation de l’Esprit Saint en nous ; c’est ce que l’histoire du salut nous dit du Père, du Fils et de l’Esprit. La Trinité immanente, d’un autre côté, c’est Dieu tel qu’il est en lui-même.

Avec sa formule, Rahner veut inviter à réfléchir à la façon dont la théologie, mais aussi notre façon de vivre notre foi, font vraiment le lien entre la profession de foi en un Dieu Trinité, et le salut que ce même Dieu offre à la créature. Il pose un regard critique sur l’enseignement de la théologie dans les années de l’après-guerre, qui trouve ses sources dans la méthode de saint Thomas d’Aquin, et s’inspire tout particulièrement de la construction de sa Somme Théologique. On y sépare une étude du Dieu Un, que l’homme peut connaître par la seule raison, de l’étude du Dieu Trinité connu par la seule révélation, et enseigné d’une façon très doctrinale et spéculative, sans qu’il soit fait beaucoup de liens avec le salut de l’homme. Une affirmation de la théologie issue de saint Thomas est tout particulièrement critiquée par Rahner : la volonté de tenir l’unité de Dieu [3] a conduit saint Thomas à dire que n’importe laquelle des personnes de la Trinité aurait pu s’incarner [4]. Ceci mène à une théologie et à une vie chrétienne dans lesquelles Dieu Trinité est une affirmation un peu marginale, qui concerne seulement Dieu dans son mystère et n’a pas d’influence sur la relation de l’homme à Dieu, puisque c’est Dieu dans son unité qui sauve l’homme.

Une question qui se pose est donc de savoir si l’Incarnation du Verbe (et non d’une autre personne de la Trinité) révèle ou non l’identité profonde de la deuxième Personne de la Trinité, c’est-à-dire ce qui la distingue des autres Personnes. La réponse de Rahner est radicale : « si, d’aventure, Dieu sort de lui-même par un acte libre qui est une véritable communication de lui-même [...], c’est et ce ne peut être que le Fils qui apparaît sur la scène de l’histoire comme un homme revêtu de notre chair ; c’est et ce ne peut être que l’Esprit qui opère l’acceptation, dans la foi, l’espérance et l’amour, de la part du monde. » [5]

Cette réponse se fonde notamment sur le fait que ce n’est pas la nature divine en général qui se communique, mais bien telle ou telle Personne. Et c’est bien pour cela qu’il y a relation entre Dieu et l’homme : c’est entre deux personnes qu’il peut y avoir relation. Or les Personnes divines se définissent comme personnes en tant qu’elles sont elles-mêmes relations. Puisque les Personnes divines ne sont que la manière dont elles se communiquent l’une à l’autre, alors ce n’est que suivant cette manière qu’elles se communiquent à nous. Autrement dit, Rahner veut penser une connexion étroite entre les relations qui unissent les Personnes divines – en théologie classique, les processions –, et les relations des Personnes divines avec nous – les missions.

C’est ainsi qu’il faut comprendre le premier versant de la formule de Rahner, « la Trinité de l’économie du salut, c’est la Trinité immanente » : la Trinité immanente est le fondement de la Trinité économique ; la façon dont les personnes divines se communiquent à nous découle de ce qu’elles sont de toute éternité. Dit encore autrement, « cette façon réelle et proprement divine dont Dieu se communique au plan de l’économie du salut doit être celle-là même qui caractérise la communication de Dieu au-dedans de lui-même » [6].

Le deuxième versant de la formule de Rahner, « et réciproquement », signifie alors que Dieu est, en lui-même, tel qu’il veut et peut se communiquer à sa créature dans l’histoire de cette dernière. C’est-à-dire que l’économie du salut accomplie en Jésus Christ donne véritablement accès à la Trinité telle qu’elle est en elle-même. La façon dont Dieu agit trinitairement dans l’économie du salut révèle la vie trinitaire ad intra.

La Trinité chez les Pères :
les premiers conciles, et l’affirmation de l’unité de la substance

Le travail théologique des premiers Pères de l’Église est pour une très grande part un travail d’exégèse, qui vise à expliquer l’Écriture et à préciser ainsi la vérité de la foi face aux hérésies [7].

Concernant la Trinité, on trouve des hérésies qui ne distinguent pas les personnes de la Trinité, ou ne reconnaissent pas leur égale dignité. Le monarchianisme, par exemple, contre lequel écrivent Tertullien et Hippolyte de Rome, affirme que puisqu’il y a un seul Dieu, et qu’on dit de Jésus qu’il est Dieu, c’est donc que Dieu, qu’on appelle aussi le Père, a souffert sur la croix. À l’inverse, l’arianisme [8] professe la suprématie du Père, et considère que le Fils, engendré par le Père, n’est Dieu que dans un sens relatif, par adoption. L’Esprit, dans leur logique, n’est pas Dieu non plus.

Contre ces hérésies, les Pères ont dû montrer comment il faut comprendre l’Écriture, pour reconnaître à la fois l’égalité de dignité des trois personnes de la Trinité, et leur distinction. Une conséquence est que leurs traités sur la Trinité ne consistent jamais en une simple exposition structurée du dogme de la Trinité, mais sont d’abord réfutation des arguments des hérétiques et explication de l’Écriture. La présentation varie considérablement suivant l’hérésie qui est principalement visée.

On peut cependant tenter de dégager quelques lignes générales, à partir de la problématique fournie par Rahner, qui nous permettra de délimiter le sujet.

Pour les Pères les plus anciens, avant le Concile de Nicée (en 325), la distinction entre Trinité immanente et Trinité économique n’est pas très pertinente ; Tertullien (IIème-IIIème siècle) emploie le terme grec d’économie dans des passages où il est question de Dieu en lui-même ; et l’on peut dire que sa pensée ne sépare pas du tout les deux. Hippolyte (la génération suivante, début IIIème) qualifie Jésus de « Verbe du Père et Mystère d’Économie », deux expressions qu’on peut reconnaître comme désignant Jésus d’abord dans la Trinité immanente et dans sa relation avec le Père, puis dans son Incarnation, évènement central de l’histoire du salut. Si la distinction entre les deux notions est alors faite, elles ne sont toutefois pas séparées, mais énoncées ensemble, comme deux facettes d’une seule réalité.

La principale question sur laquelle le Concile de Nicée se prononce est celle posée par l’arianisme. La Trinité est donc au cœur des débats du Concile. Le symbole de foi adopté par le Concile [9] est d’abord une réaction contre l’influence de la philosophie sur la pensée d’Arius, et un retour à l’Écriture : on parle d’abord de Dieu comme du Père révélé par l’Écriture, qui engendre le Fils. C’est très différent de la présentation donnée beaucoup plus tard dans la Somme théologique de saint Thomas, dont le plan présente d’abord la divinité, telle que la raison peut l’atteindre, avant de parler de la Trinité, à laquelle l’homme a accès par la révélation.

Cependant, la nécessité d’affirmer la foi de l’Église face à l’arianisme exige de mieux expliquer comment le Fils est Dieu au même titre que le Père, et c’est pour cela que les Pères du Concile ont introduit une précision d’allure philosophique, affirmant que le Fils est « de même substance que le Père », homoousios. Une autre précision dit que le Fils est « engendré, non pas créé », afin d’insister sur le mode de génération particulier qui est celui du Fils, différent de celui des créatures, et en vertu duquel il est de même substance que le Père, et non inférieur au Père. Avec cette précision, les Pères commencent à distinguer plus nettement l’engendrement du Fils à l’intérieur de la Trinité, de l’action créatrice de Dieu, son action dans le monde.

Pour autant, la distinction n’est pas séparation chez les Pères qui écrivent après le Concile de Nicée. Ceci tient surtout au fait que la méthode de travail des Pères part toujours de l’Écriture, et non d’un dogme défini à expliquer. Le seul moyen de dire la révélation, c’est l’Écriture révélée elle-même ; et l’Écriture parle surtout de l’histoire du salut. La seule façon d’atteindre Dieu est la façon dont il se révèle, la façon dont il nous sauve.

Ainsi lorsque Cyrille d’Alexandrie (début du Vème siècle) montre l’unité divine, l’unité du Père et du Fils, un exemple clef de son argumentation est de mettre en évidence leur unité d’action dans les guérisons opérées par Jésus. Il commente en particulier Mt 8, 2-3, Mt 20, 30-34 et Ac 3, 6, et conclut : « Étant la puissance de Dieu le Père, il [Jésus] restaure la création dans son état originel ; être créateur, ce n’est pour lui rien de surajouté, rien d’adventice, tant s’en faut, c’est un fruit et une opération de sa nature, tout comme pour le Père. » [10] Ainsi, l’histoire du salut manifeste l’unité de la Trinité, et la Trinité telle qu’elle se montre à l’œuvre dans l’économie du salut révèle l’unité des Personnes divines.

La vie sacramentelle, la façon dont s’opère la sanctification de l’homme, est également invoquée par les Pères pour justifier les affirmations de foi sur la vie intra-trinitaire. Ainsi un argument important invoqué par Grégoire de Nazianze pour montrer la divinité de l’Esprit Saint est le fait qu’il nous divinise : « si l’Esprit n’était pas “dès le commencement”, il est du même ordre que moi, et s’il est du même ordre que moi, comment me divinise-t-il ? » [11]

De plus, la Trinité n’est jamais étudiée indépendamment des autres réalités de la foi. La christologie et la pneumatologie (la théologie de l’Esprit Saint) en sont parties intégrantes. Il s’agit toujours du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, non d’un Dieu un en trois personnes abstraites.

Ainsi, c’est à propos de l’union des deux natures dans la deuxième Personne, que les Pères ont été le plus amenés à distinguer ce qui est dit du Fils selon sa divinité, dans sa relation aux autres Personnes de la Trinité, de ce qui est dit de lui selon son humanité, donc dans son Incarnation, qui est l’évènement central de l’histoire du salut. Parmi les versets les plus commentés, on trouve de ce fait les versets sur la Sagesse, Pr 8, 22 : « Le Seigneur m’a créée, comme principe de ses voies en vue de ses œuvres » et Pr 8, 25 : « Il m’a engendrée ». Les Pères expliquent que le premier passage parle de la Sagesse (autrement dit, du Fils) selon sa génération sur la terre, selon son Incarnation ; elle est alors dite « créée ». Au contraire, dans le second passage, il est question de sa génération première, de la génération du Fils dans l’éternité de Dieu ; c’est alors le terme « engendrée » qui est utilisé [12].

L’ouvrage de saint Augustin sur la Trinité est moins marqué par la lutte contre l’hérésie et les polémiques ; son développement est largement guidé par les interrogations et la réflexion personnelles d’Augustin. On y trouve une grande réflexion notionnelle pour tenir unité et Trinité. Son attention à garantir l’unité des trois Personnes (la crise de l’arianisme n’est pas si lointaine) l’amène à insister beaucoup sur le fait que les trois Personnes agissent inséparablement. Certes, les Pères avaient déjà enseigné l’unité de l’opération ad extra des trois Personnes divines. Mais alors que les Pères grecs et saint Hilaire mettent le Père au principe de la création comme de la vie intra-trinitaire : le Père fait tout par le Fils et dans l’Esprit, saint Augustin, qui sera suivi par les théologiens latins, envisage l’unité de la substance divine comme principe de l’unité d’opération : « Nous avons déjà vu, à l’aide de nombreux exemples empruntés à l’Écriture, comment dans cette Trinité chacune des Personnes se voit attribuer ce qui appartient à toutes, en raison de l’inséparabilité d’action de leur unique substance. » [13] Ce changement dans la façon de formuler l’unité d’opération est une étape importante vers le travail de saint Thomas, qui le conduira à affirmer que n’importe laquelle des Personnes divines aurait pu s’incarner. Sa tentative de comprendre la Trinité par les analogies avec l’âme humaine, qui éloigne de l’économie, contribue également à conduire saint Augustin vers une considération de la Trinité en elle-même, qui sera reprise par ses lecteurs, saint Thomas en particulier.

Le Moyen Âge :
penser l’unité et les propriétés des Personnes

Au premier abord, Rahner semble critiquer assez violemment la théologie de saint Thomas, et l’héritage du Moyen-Âge. En réalité, il exprime surtout son désaccord avec la façon dont cette théologie a été reçue, et tout particulièrement avec la façon dont elle a pu être enseignée juste avant le Concile.

Il faut tout d’abord rappeler que la Somme Théologique n’est pas le tout du travail théologique de saint Thomas : il s’agit d’un manuel pour débutant, l’essentiel de l’œuvre étant plutôt constitué par les études bibliques. Il est vrai cependant que la Somme théologique est la nouveauté qu’apporte saint Thomas pour répondre au manque de formation de ses frères prêcheurs. Par ailleurs, quoique la tradition ait retenu tout particulièrement saint Thomas, il est loin d’être le seul théologien de l’époque, ni même un représentant du seul courant théologique d’alors : c’est un représentant de la théologie universitaire, qui rompt avec la tradition théologique du début du Moyen-Âge, plutôt pratiquée dans les monastères, ainsi que par les chanoines.

La pratique théologique du Moyen-Âge était beaucoup plus variée que la petite partie que nous en avons gardée avec la Somme Théologique. Pour ce qu’on peut en reconstituer, elle consistait dans la lecture et le commentaire de la Bible en continu, la discussion et l’explication des difficultés, et l’enseignement, le plus souvent en commentant un verset biblique, et bien sûr en s’adaptant au public.

Par ailleurs, la foi en la Trinité ne s’exprimait pas seulement dans la parole du maître, dans le discours théologique. La liturgie jouait un grand rôle ; c’est à cette époque qu’a été instaurée la fête de la Trinité, et la conscience était grande de célébrer tous les dimanches la sainte Trinité. Le signe de croix, les invocations trinitaires étaient des rappels courants, jusque dans la vie quotidienne, de la foi en la Trinité. L’art donnait également beaucoup de place aux rythmes trinitaires.

Revenons maintenant plus précisément à l’enseignement théologique de saint Thomas dans la Somme théologique, en reprenant l’exemple déjà cité de la question « quelle personne de la Trinité s’incarne ? ». Il faut noter que l’exposé y est plus nuancé que ce que critique Rahner. Certes, saint Thomas affirme que le Père et le Saint Esprit auraient pu s’incarner aussi bien que le Fils. Cependant, la question 3 de la Tertia pars où l’on trouve cette affirmation s’achève sur la considération que c’est le Fils qui s’incarne, et qu’il lui convient tout particulièrement de s’incarner. Cette question 3 contient en fait l’étude, sur le plan philosophique, de ce que signifie pour une personne divine d’assumer la nature humaine. Ce que montre saint Thomas, c’est qu’une telle étude ne permet pas de rendre compte jusqu’au bout de ce que professe la foi : la philosophie ne voit pas de nécessité à ce qu’une Personne plutôt qu’une autre s’incarne ; cela dépend seulement de la volonté de Dieu. Mais le dernier article de cette question, beaucoup plus riche de références à l’Écriture, constate que la Révélation nous apprend que c’est le Fils et nul autre qui s’est incarné, et que cette libre disposition de Dieu n’est pas incompréhensible, qu’elle est au contraire toute cohérente avec le reste de la Révélation, et qu’ainsi Dieu s’adresse à notre raison en des termes que nous pouvons comprendre.

La question des appropriations

Une autre étape de la réflexion sur la Trinité au Moyen-Âge, intéressante pour notre problématique, est le grand débat de la première moitié du XIIème siècle sur la question des appropriations trinitaires. Pour préciser la foi catholique face aux hérésies, les Pères ont été amenés à préciser ce qui est propre à une Personne de la Trinité et ce qui est commun aux trois. En particulier, la puissance, la sagesse et la bonté sont des attributs de la substance divine, c’est-à-dire que c’est Dieu qui est tout-puissant, et pas une des Personnes, ni chacune séparément : la toute-puissance n’est pas un attribut du Père, puisque le Fils aussi est tout-puissant ; mais le Père, le Fils et le Saint Esprit ne sont pas non plus chacun tout-puissant séparément, c’est la même puissance qui se déploie dans chaque Personne. Les Trois sont tout-puissants, sans contradiction logique, parce qu’ils n’ont qu’une seule action. Et l’on pourrait en dire autant de la sagesse de Dieu et de sa bonté.

Pourtant le Credo confesse le Père tout-puissant, et saint Paul dit du Fils qu’il est la sagesse de Dieu, et de l’Esprit qu’il est la bonté. Il y a donc un problème pour comprendre et formuler le jeu entre ce qui est dit des trois Personnes globalement, et ce qui est dit de chacune.

Hugues de Saint-Victor est le premier à appliquer ces attributs aux trois Personnes globalement mais en affirmant la liberté dans le jeu des convenances : ainsi, la toute-puissance est dite des trois Personnes, mais elle convient tout particulièrement au Père, tandis que la sagesse convient particulièrement au Fils, et la bonté à l’Esprit Saint. Abélard reprend la question en la renversant, affirmant que le Père, le Fils et le Saint Esprit sont les noms choisis pour représenter la puissance, la sagesse et la bonté divines. Certes, une telle affirmation permet de donner accès à la Trinité aux philosophes païens, qui reconnaissent un Dieu tout-puissant, sage et bon. Mais on risque fort, suivant la lecture qu’on en fait, de tomber dans un modalisme qui ne distingue plus vraiment les trois Personnes, n’y voyant plus que trois facettes d’un seul Dieu, ou bien dans un trithéisme, l’affirmation de l’existence de trois dieux.

Le terme de convenance est un peu flou, et c’est finalement le concept d’appropriation, fixé par saint Thomas et Bonaventure, entre autres, qui va permettre de préciser les choses. Un nom approprié est un nom commun ou substantiel, c’est-à-dire un nom qui désigne un attribut commun aux trois Personnes, que l’on approprie à une Personne pour manifester cette Personne, pour permettre à la raison de mieux comprendre ce qui la caractérise.

Bien que ce concept puisse être compris de plusieurs façons, par exemple comme une appropriation purement conventionnelle qui n’apporte pas grand chose, on peut y reconnaître un humble outil, qui permet de remonter de ce que nous voyons au mystère divin. C’est ainsi que saint Thomas justifie l’utilisation des appropriations : « Pour manifester ce mystère de la foi, il convenait d’approprier aux Personnes les attributs essentiels. En effet, si, comme on l’a dit, il est impossible de prouver la Trinité par démonstration proprement dite, il convient pourtant d’éclairer ce mystère au moyen de choses plus à la portée de notre raison que les propriétés des Personnes. » [14] Alors le mystère divin influe sur toute la création, la grandeur des créatures nous manifeste le Père, leur beauté et leur ordre nous parlent du Fils, etc. Bonaventure affirmait ainsi qu’on ne peut contempler les attributs divins sans contempler les personnes de la Trinité.

Nous n’avons touché là que quelques aspects de la théologie trinitaire du Moyen-Âge, mais nous voyons déjà combien elle a été riche en tentatives pour comprendre le lien entre la Trinité en elle-même et ce que la création et l’histoire nous révèlent de Dieu, la Trinité qui se dit dans l’économie.

Quelques théologiens contemporains :
que nous révèle l’économie sur la Trinité immanente ?

La remise en cause de la séparation entre théologie (étude du mystère de Dieu) et sotériologie (étude du salut offert par Dieu à l’homme) que fait Rahner a été reçue très largement par les théologiens contemporains, mais de façon assez diverse.

Le travail de Rahner laisse en effet, par sa nature programmatique, bien des questions ouvertes. Dans un article des années 1979-1980 [15], Y. Congar, revient sur la formule de Rahner, « la Trinité de l’économie du salut, c’est la Trinité immanente et réciproquement ». Certes, les Pères de l’Église et les symboles de la foi parlent surtout de l’économie ; et la Trinité doit être un mystère de salut, sinon elle ne nous aurait pas été révélée. On connaît une chose qui distingue une personne de la Trinité, l’Incarnation ; il serait bien étrange que cela ne nous dise rien de la Trinité en elle-même. Et si Dieu se révèle, il montre ce qu’il est. La connaissance de la Trinité, comme le rappelle Rahner, nous vient bien de l’économie.

Congar se montre plus critique quant au « réciproquement » de Rahner. Si nous n’existions pas, Dieu existerait quand même, et serait le même, et la Trinité immanente existerait sans la Trinité économique. De plus, Dieu ne se révèlera pleinement que lorsque tout sera récapitulé, à l’accomplissement des temps. Ainsi, la révélation de Dieu dans l’Économie est condescendance, non pas nécessité. Bien sûr, cette critique porte surtout sur la formule de Rahner, dont Congar veut montrer qu’elle peut être dangereuse – comme toute formule ! C’est d’ailleurs un point d’insistance constant chez Congar que la mise en garde contre un certain triomphalisme qui affirmerait que le dogme de l’Église, la révélation reçue par les Apôtres et l’Église, nous donne tout. Il préfère tenir qu’il y a des choses qui ne seront pleinement accomplies qu’aux derniers temps.

Par ailleurs, Rahner en reste à une théologie très spéculative et conceptuelle. Il n’entre pas dans les conséquences concrètes de sa formule, et ne montre pas, par exemple, comment tel ou tel évènement de l’histoire du salut, raconté dans l’Écriture, tel ou tel mystère de la vie du Christ, nous découvre une dimension de la vie intra-divine. D’autres théologiens sont allés plus loin dans l’application de cette idée maîtresse, montrant comment en contemplant l’Économie du salut nous pouvons mieux comprendre le mystère de Dieu en lui-même.

J. Moltmann, théologien luthérien, a proposé une théologie fondée sur l’évènement de la Croix [16], en reprenant dans une perspective nouvelle la philosophie de la mort de Dieu. Il tente de montrer que dans la Croix de Jésus se trouve la plénitude de la vie trinitaire [17].

D’une certaine façon, il va plus loin que Rahner dans l’identification entre Trinité immanente et Trinité économique, puisqu’il ne parle plus que de la Trinité, dont tout est dit dans l’évènement de la Croix. Au contraire, Rahner, tout en affirmant qu’il faut réfléchir aux liens entre Trinité immanente et Trinité économique dans les deux sens, distinguait bien les deux notions. Mais par là, Moltmann perd le point de départ de la condescendance de Dieu, à savoir sa gloire et sa splendeur. La notion de distance disparaît également ; pourtant, si Dieu entre dans la condition humaine par l’Incarnation, c’est à partir de quelque chose. Enfin, Moltmann semble ainsi penser l’amour et le don de soi seulement dans la souffrance.

On trouve chez Balthasar [18], contemporain de Rahner et Moltmann, une théologie qui, suivant l’invitation de Rahner, pense le lien entre Trinité immanente et Trinité économique, et cela d’un point de vue plus concret que ne le faisait Rahner, mais d’une façon beaucoup plus équilibrée que Moltmann. Dans la proposition de Rahner, et en particulier avec le « réciproquement », la Trinité immanente finissait par n’être plus qu’une condition préliminaire à l’autocommunication de Dieu dans l’histoire du salut [19] ; pour éviter cet écueil, Balthasar cherche à percevoir en Dieu quelque chose d’assez fort, d’assez puissant pour qu’on le reconnaisse jusque dans l’Économie, et qu’ainsi l’histoire du salut nous parle véritablement de la Trinité telle qu’elle est en elle-même.

Balthasar propose le concept de kénose originelle [20] afin non seulement de bien distinguer la Trinité immanente qui existe de toute éternité et l’action de Dieu dans l’histoire, mais aussi de penser la continuité entre la Trinité telle qu’elle est en elle-même et la Trinité telle qu’elle se révèle dans l’Économie. La kénose originelle est définie comme la désappropriation de soi du Père dans la génération du Fils : cette désappropriation de soi est assez forte pour engendrer un Fils consubstantiel ; à cet engendrement correspond l’acquiescement du Fils, qui n’existe que dans la réception de ce que donne le Père. Dans cette distance qui se produit entre le Père et le Fils, peut prendre place toute autre filiation (la nôtre en particulier...). Et c’est l’Esprit qui scelle la différence entre le Père et le Fils.

Or l’évènement central de l’Économie du salut est l’Incarnation, la kénose du Fils qui « ne retient pas ce qui l’égalait à Dieu, mais s’anéantit lui-même, prenant la condition de serviteur » [21]. Il s’agit donc pour l’auteur de la Dramatique divine de comprendre comment l’Économie du salut trouve ainsi son « fondement » dans la Trinité immanente. C’est la génération du Fils, la kénose originelle, qui rend possible toute autre kénose. Elle en est le modèle et la condition. Ainsi, en contemplant l’Économie du salut, on découvre la kénose du Fils dans l’Incarnation, qui nous révèle la kénose originelle et fondatrice, à savoir la vie à l’intérieur de la Trinité. Là le Père se donne dans le Fils, et le Fils se reçoit du Père, dans la « distance » et le don qu’est l’Esprit. Ces formulations souvent audacieuses n’ont pas manqué en leur temps de surprendre les théologiens et tout n’est sans doute pas dit sur les tenants et les aboutissants d’une telle pensée. Ceci posé, le langage de Balthasar veut exprimer la profondeur inouïe du don que Dieu fait de Lui-même en se révélant : pour le dire autrement, il se passe quelque chose en Dieu, et dans l’Incarnation, Jésus joue la même partition, transposée dans l’histoire des hommes.

Conclusion

Ce parcours – à grandes enjambées – de la tradition de l’Église permet de mettre en lumière son enseignement sur le mystère de la Trinité. La formulation en a évolué, elle s’est affinée pour répondre aux interrogations des différentes époques et en lien avec les cadres intellectuels dans lesquels elle était présentée. Mais nous avons pu voir aussi combien, dans toutes ces formulations, c’est bien le même mystère qui nous est donné à contempler, avec différents éclairages. Mystère de la Vie divine que nous ne pouvons saisir et qui nous est pourtant révélé par l’Écriture et manifesté dans l’œuvre de Dieu. Œuvre de salut opérée inséparablement par les trois Personnes et dans laquelle nous pouvons pourtant trouver des signes qui invitent à reconnaître la présence personnelle du Père et du Fils et du Saint Esprit.

Le mystère trinitaire est au fondement de l’histoire du salut, c’est à la lumière de ce qui nous en est révélé que nous pouvons mieux comprendre comment Dieu fait Alliance avec l’humanité, et répondre à son amour. De l’Exode à la Pentecôte, Dieu se donne tout entier dans l’Alliance qu’il fait avec l’homme : il nous propose d’entrer en relation non avec une essence divine sans visage mais avec les Personnes de la Trinité ; dans notre relation au Père, au Fils et au Saint Esprit, c’est Dieu en Lui-même que nous rencontrons, personnellement, dans toute la profondeur de sa vie divine dans laquelle il nous invite à entrer. Ainsi, en suivant le Fils qui vient nous sauver, en accueillant l’Esprit qui vient habiter nos cœurs, en nous tournant vers le Père de qui vient toute chose, nous entrerons en relation avec Dieu qui est relation, Trinité sainte.

Anne Robadey, Née en 1978, ancienne élève de l’École Normale Supérieure, agrégée de mathématiques, prépare une thèse d’histoire des mathématiques.

[1] Les écrits de Rahner sur la Trinité datent des années 60. C’est d’abord le t. IV des Écrits théologiques, qui date de 1960 ; la perspective est reprise et amplifiée dans Mysterium Salutis, préparé pendant le concile Vatican II (ed. all. Benziger Verlag, 1965 ; traduction française au Cerf, 1971, dir. R. Ringenbach) ; la partie de ce grand ouvrage qui nous intéresse tout particulièrement, le traité Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire du salut a été réédité séparément au Cerf en 1999. C’est de cette dernière édition qu’est extraite la formule que nous venons de citer (p. 29), dont on trouve aussi parfois la traduction suivante : « La Trinité de l’économie du salut, c’est la Trinité immanente et inversement » ; je me référerai dans la suite à cet ouvrage sous le nom Dieu Trinité. Rahner a ensuite intégré les grandes lignes de sa réflexion à son Traité fondamental de la foi de 1976, dont la perspective est beaucoup plus large.

[2] Rahner, Dieu Trinité, p. 95.

[3] Le concile de Florence (XVe siècle ; voir DS 1330) professera ainsi que « en Dieu tout est un, dès lors qu’il ne s’agit pas des relations contraires », c’est-à-dire que ce qui distingue le Père et le Fils, c’est seulement que le Père est celui qui engendre, et le Fils celui qui est engendré ; le Père, le Fils et l’Esprit Saint ont une seule volonté, une seule puissance, une liberté.

[4] Saint Thomas, Somme théologique, Tertia pars, Q. 3, a. 5.

[5] Dieu Trinité, p. 98.

[6] Dieu Trinité, p. 46.

[7] Voir La notion d’hérésie dans la littérature grecque, A. Le Boulluec (Études Augustiniennes, 1985) pour une discussion détaillée des rapports entre hérésies et définition de la foi.

[8] D’après le nom d’Arius, un prêtre d’Alexandrie excommunié pour ses positions, qui ont eu une large postérité dans l’histoire du christianisme.

[9] DS 125. Le symbole de Nicée correspond à peu près au symbole de Nicée-Constantinople utilisé dans la liturgie, avec un développement plus grand de la consubstantialité du Père et du Fils ; d’autre part il s’arrête à la formule « je crois en l’Esprit Saint » .

[10] Dialogues sur la Trinité, VI, 619b−620d. Sources Chrétiennes 231 (1976), 237 (1977), 246 (1978), éd. et trad. G. M. de Durand.

[11] Cinquième discours théologique (= 31e discours), 4. Voir Les discours théologiques (discours 27-31), trad P. Gallay, Cerf 1978, Sources Chrétiennes 250.

[12] Voir par exemple Grégoire de Nazianze, 4e discours théologique (30), op. cit. ; et Hilaire de Poitiers, De Trinitate XII, 45 (traduit aux Sources Chrétiennes, n° 443, 448, 462).

[13] La Trinité, livre I, 12, 25 (c’est moi qui souligne). Voir la note complémentaire au livre I dans l’édition de M. Mellet, o.p. et Th. Camelot, o.p., Œuvres de saint Augustin, tomes 15 et 16, Desclée de Brouwer, 1955.

[14] Somme théologique, Prima pars, Q. 39, a. 7. Les propriétés des Personnes sont ce qui les définit : la paternité, la filiation, et la procession (pour le Saint Esprit qui procède du Père et du Fils).

[15] Repris dans Y. Congar, Je crois en l’Esprit Saint, Cerf, 1995, p. 548-558.

[16] Les deux ouvrages principaux concernant notre sujet sont La théologie de l’espérance (éd. all. 1964, trad. fr. dans la collection Cogitatio Fidei, n. 50), et Le Dieu crucifié (éd. all. 1972, trad. fr. Cogitatio Fidei, n. 80).

[17] L’idée centrale est que dans l’évènement de la croix, le Fils se livre, et le Père livre le Fils au point qu’il se livre lui-même, se dépouillant de sa paternité : au plus haut point de leur séparation, se trouve la communion de volonté entre le Père et le Fils, qui se livrent tous deux. Et l’évènement de la croix est d’une telle intensité entre le Père et le Fils qu’il est lui-même une personne, l’Esprit.

[18] Voir La dramatique divine, vol. 3 et 4.

[19] Dans ce raisonnement, poussé encore plus loin par Moltmann, la Trinité immanente disparaissait à peu près. C’est un écueil que relevait aussi Congar.

[20] La kénose est le mouvement de désappropriation de soi ; ce concept a été forgé par les théologiens à partir de l’Hymne de l’Épître aux Philippiens (voir note 21).

[21] Ph 2, 6-7 ; le verbe grec traduit par « anéantit » signifie « vida », et c’est de cette racine que vient le substantif kénose.

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