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Contempler les mystères de Jésus, une nouveauté ?

P. Michel Gitton

Il a fallu attendre le réalisme spirituel de sainte Thérèse de Jésus (celle que nous appelons sainte Thérèse d’Avila et dont l’Église a fait un de ses « Docteurs ») pour redécouvrir, en plein XVIème siècle, une vérité acquise dix siècles plus tôt par les théologiens de l’Incarnation.

Écoutons-la nous faire part de sa découverte :

Je l’ai compris depuis et la chose est pour moi (maintenant) de toute évidence : pour plaire à Dieu, pour recevoir de Lui de grandes grâces, il faut – et telle est sa volonté – qu’elles passent par les mains de cette humanité sacrée, en laquelle il a déclaré lui-même prendre ses complaisances (Mt 3, 17).
J’ai reconnu manifestement que c’est la porte où nous devons entrer, si nous voulons que la souveraine Majesté nous découvre de hauts secrets […] Ce que je voudrais faire comprendre, c’est que la Très Sainte Humanité de Jésus-Christ ne doit pas être mise au nombre des objets à écarter [1].

« Écarter » l’humanité de Jésus, pour s’élever, plus purement à la contemplation du Dieu incréé ! Pourtant, les Pères de l’Église du Ve siècle (principalement saint Cyrille d’Alexandrie) étaient déjà arrivés à la conclusion que la gloire du Verbe incarné n’est pas à chercher au-delà de son humanité, comme si celle-ci n’était qu’un préalable pédagogique, voire une étape à dépasser ; c’est en elle, humanité déifiée, que Dieu tout entier se donne à contempler dans sa Beauté indicible, et en même temps c’est par elle, participée par les sacrements, qu’il est source de grâce. Bientôt, la « théologie de l’icône » trouvera là son point de départ.

Le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), qui devait établir en France le Carmel thérésien, a orchestré avec une puissance inouïe cette vérité spirituelle, qui s’épaule chez lui sur une doctrine de l’Incarnation nourrie de la pensée de celui que tous, à l’époque, considèrent comme saint Denys l’Aréopagite, converti de saint Paul et premier évêque de Paris, et que nous savons être un auteur monastique anonyme de la fin du Ve siècle [2].

En lui habite corporellement la plénitude de la divinité

Tout en Jésus est divin et humain à la fois. Bérulle recueille ici l’héritage des combats des grands conciles. Là où les penseurs plus anciens étaient tentés d’attribuer à l’homme tout ce qu’il y a de limites et de faiblesses dans l’activité de Jésus pendant sa vie sur terre, réservant à sa divinité la puissance de faire des miracles et l’autorité sur le démon, la réflexion des Pères du Vème siècle va mieux comprendre que faiblesses et grandeurs coexistent dans l’homme Jésus et traduisent également l’engagement d’« Un de la Trinité ». On alla jusqu’à dire : « ses souffrances sont des miracles », et cette formule paradoxale est très juste : l’Homme-Dieu, tout habité de vie divine, se livre à la mort, qui ne lui est pas naturelle, par une puissance, une volonté d’amour, qui en dit long sur son origine en Dieu. La faiblesse est bien là, mais elle révèle une force bien au-delà de notre force à nous. Bérulle parle des « actions humainement divines et divinement humaines » du Verbe incarné [3]. Si nous pouvons adorer Jésus homme, c’est bien pour cela.

Bérulle, à la suite de Denys, a conscience que la vie humaine de Jésus donna au mystère de Dieu un développement nouveau. Il ose écrire à propos de la naissance par laquelle il vient au monde en Marie : « il y a en la terre ce qui n’est point au ciel et entre les hommes ce qui n’est point entre les anges » [4]. L’Incarnation révèle des perfections plus inimaginables encore que ce que les hommes et les anges peuvent apercevoir de la nature divine. Car l’Incarnation en met pas seulement en jeu la puissance créatrice de Dieu, qui révèle toujours plus ou moins son essence, mais elle implique le propre jeu des personnes divines, puisque l’humanité du Christ, toute dépouillée et toute ouverte à la personne divine qui la « saisit », l’« assume », n’est qu’un même être avec elle. C’est pourquoi nous pouvons dire de Marie qu’elle est mère de Dieu.

Or, cette humanité infiniment sainte nous reste elle-même cachée, comme Dieu même. Elle n’est pas tant la face visible du Dieu invisible, que la présence paradoxale du Dieu invisible chez nous. C’est pourquoi nous ne pouvons l’aborder que dans le jeu croisé de ses traits contrastés. Écoutons ce qu’en dit Denys :

Caché, il l’est même après sa manifestation (son Incarnation), ou encore, pour parler de façon plus divine, dans sa manifestation même ; car la condition de Jésus reste cachée et le mystère qui l’habite n’est exprimable par aucun discours ni aucune pensée [5].
Ne définissons pas Jésus selon notre mesure humaine ; […] tout ce qui est affirmé au sujet de l’amour de Jésus pour nous renferme en soi la force d’une négation par transcendance [6].

C’est-à-dire que les qualités du Christ Jésus, même quand elles ressortissent du registre des vertus morales (bonté, justice etc.) comportent une profondeur insoupçonnée qui, comme pour Dieu, suppose que nous l’abordions analogiquement, autant par l’affirmative que par la négative. La bonté de Dieu ne va-t-elle pas jusqu’à des actes qui en paraissent le démenti (châtiments disproportionnés, extermination des premiers-nés des Égyptiens) ? A plus forte raison pour Jésus qui ne peut se laisser enfermer dans des qualités humaines, même héroïques : il sait tout et il ignore la date de son retour, il va jusqu’au bout chercher la brebis égarée et il laisse Judas sortir seul vers son destin, il est la vérité même, la lumière des nations et sa parole est une énigme pour ceux du dehors etc. A chaque instant, la profondeur indicible du Fils de Dieu se révèle derrière un mot ou un geste qu’il faut bien se garder de réduire, en les ramenant à des mesures ordinaires. Lui seul fait – à distance infinie – la synthèse de ce qu’il laisse ainsi flamboyer devant notre regard.

Il y a donc dans le Verbe fait chair un trésor inépuisable, car, s’il se cache, c’est pour mieux se donner au cœur qui s’est mis en position d’accueil humble et respectueux.

Jésus, tout simple, a connu pour nous la composition

Bérulle va nous permettre de faire un pas de plus en découvrant la notion d’état (au singulier et au pluriel) qui nous permet de fixer notre regard non sur une qualité, ou un attribut de Jésus, ce qui reste malgré tout très abstrait, mais sur un moment historiquement vécu dans notre condition d’homme. Chaque moment, chaque épisode (et Bérulle ajoute, « connu ou inconnu », car il est des mystères que nous ne pouvons que deviner, comme sa vie intra-utérine ou son activité à 18 ans, etc.) est porteur d’une beauté et d’une grâce définitives. Dieu, à travers l’humanité de Jésus, a assumé telle circonstance de sa vie « voyagère » (c’est-à-dire en route vers son accomplissement pascal), et, par le fait même l’a vécu divinement. C’est comme si la lumière divine, comparable à une lumière blanche, se rétractait sur divers objets qui lui permettaient de déployer toute une variété de couleurs. Notre œil ne pouvant fixer les rayons du Soleil de Dieu, il vient, dans sa condescendance, se proportionner à notre esprit en se donnant (sans déperdition) à travers des mystères successifs, et subdivisibles à l’infini, car dans chaque épisode de la vie de Jésus, divers regards peuvent encore distinguer des facettes différentes. L’annonciation est bien plus que l’annonce faite à Marie, elle est le moment redoutable où le Verbe s’élance du trône divin, l’instant où l’humanité est « ointe » en perfection de l’Esprit, etc. Et chacun de ces aspects pris en compte ouvre de nouvelles perspectives.

Ces états, malgré les apparences, ne sont pas des événements du passé : en Dieu ils sont éternels. Fidèle en cela à la pratique liturgique de l’Église qui commémore dans ses fêtes des épisodes à la fois passés (quant aux circonstances) et actuels (par les conséquences), Bérulle parle donc d’état pour dire ce qui perdure au-delà des éléments caducs de temps et de lieu. Cette notion est difficile, car elle n’est pas seulement psychologique, elle désigne un « quelque chose » qui s’est passé dans l’homme Jésus et donc en Dieu et qui est définitivement nouveau et inépuisable. C’est pourquoi il est désormais possible d’y revenir sans cesse.

Bérulle, quand il décrit, dans son style si particulier, l’un des « états » du Verbe incarné, emploie le participe présent : Jésus « naissant », Jésus « s’offrant », tant il est vrai que pour lui ceci désigne, dans l’être du Verbe incarné, une richesse à l’état effervescent et non un souvenir ni un modèle.

Cet état est non seulement objet de contemplation admirative, mais il est source de grâce et d’une grâce particulière, qui imprime dans l’âme de celui qui la reçoit une « empreinte » particulière. Dans sa direction spirituelle, Bérulle excellait à découvrir aux âmes comment elles peuvent rejoindre tel mystère de la vie de Jésus, ce qui ne veut pas dire forcément l’« imiter » car – c’est plus riche encore – il s’agit de se laisser configurer à « l’intérieur de Jésus » dans cet état, qui peut être une situation passive (comme Jésus porté par Marie de Nazareth au lieu de la Visitation).

Ces différents états forment ensemble comme une constellation qui se projette, bien sûr, dans le temps de l’Église sous la forme du cycle liturgique, mais qui peut aussi marquer les personnes et les communautés : telle âme étant appelée à reproduire dans sa vie (et pas seulement ponctuellement) un des mystères de Jésus ou de sa Mère – ce qui est le sens des noms de religion dans la sphère carmélitaine : Jean de la Croix, Cyprien de la Nativité… - comme tel ordre ou « compagnie » pouvant recevoir mission de rendre hommage par son existence, sa prière et ses œuvres à une certaine disposition du Sauveur (« Jésus vivant en Marie » pour les sulpiciens, etc.).

Seigneur, découvre-nous ton visage

Pratiquement, ceci ouvre à ceux qui veulent s’y engager des perspectives immenses et magnifiques. La lecture de l’Évangile n’y est plus seulement l’occasion d’examen de conscience, ni d’une curiosité toute extérieure sur la vie de Jésus, elle devient un moyen de percevoir « l’intérieur de Jésus » comme dit Bérulle, son « cœur » comme le développera saint Jean Eudes en un sens qui n’a rien de doloriste ni de sentimental.

Pour y arriver, il s’agit toujours de viser un « état », c’est-à-dire une disposition concrète de l’Homme-Dieu dans l’un des moments de sa vie terrestre (pré- ou post-pascale). Il s’agit ensuite de s’engager dans une méditation qui recherche en quoi l’être divin est engagé dans les circonstances, les pensées, les actes de l’homme Jésus. Cette mutuelle imbrication de l’homme et de Dieu, ce constant paradoxe de la grandeur et de la faiblesse, de la grandeur plus grande encore que la grandeur parce qu’elle s’enveloppe de faiblesse et qu’elle en fait une force, tout en jouant jusqu’au bout la règle du jeu, tout cela que la réflexion aimante et contemplative relève, détaille, « recense » (pour parler comme Bérulle), n’est ni pure affectivité, ni pure intellectualité, et débouche sur le silence de l’adoration, non par suspension de la pensée, mais par excès de l’admiration, dans une perception du « toujours plus », qui est notre seul accès à l’infinité de Dieu, toujours plus grand.

Reste que le peu d’habitude que nous avons généralement de cette prière, la façon utilitaire qui souvent est la nôtre dans la lecture des textes bibliques, font qu’une certaine accoutumance est nécessaire, et donc une certaine aridité est le prix à payer de cette acquisition. Mais ce trésor est pour toujours.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Vie, chap. 22.

[2] Œuvres Complètes (O.C.), trad. Gandillac, Paris, Aubier, 2e éd. 1980. Les passages que nous citons le sont dans une traduction nouvelle.

[3] Vœu de servitude, in Œuvres Complètes (O.C.), Cerf et Oratoire de France, 1984-96, t.8, p.60.

[4] Discours de l’état et des grandeurs de Jésus, in O.C., t.7, p.419

[5] Lettre 3, O.C., p.329 (traduction nouvelle).

[6] Lettre 4, O.C., p.329-330 (traduction nouvelle).

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