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De l’utilité des études pour la vie chrétienne

P. Laurent Sentis

Tous les chrétiens reconnaîtront sans difficulté qu’un minimum de connaissances est nécessaire pour la vie de foi. Une catéchèse élémentaire sur le Je crois en Dieu, les Dix commandements, les sept sacrements et le Notre Père est constitutive de l’initiation chrétienne et donc inséparable du baptême. Nombreux toutefois sont ceux qui estiment qu’on peut s’en tenir là, et qui reprennent sans le savoir le jugement de René Descartes :

Je révérais notre théologie et prétendais autant qu’aucun autre à gagner le ciel : mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements ; et je pensais que pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin de quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme [1].

Il est vrai que les personnes qui n’ont pas les capacités ou la possibilité d’étudier peuvent parvenir à une plénitude de vie chrétienne. Il arrive aussi que des études mal dirigées (et mal digérées) nuisent à celui qui s’y livre et même fassent parfois du tort à l’Église. Cependant, en règle générale, les études sont nécessaires et bénéfiques à condition de fixer de façon judicieuse l’effort à fournir et la marche à suivre. Chacun est invité à déterminer ce qu’il convient d’étudier et comment il convient d’étudier. Il ne saurait alors s’y dérober sans faute de sa part. En d’autres termes, il nous faut mettre en lumière cette vertu morale un peu méconnue que saint Thomas nomme la studiosité [2] et qui règle le désir de connaissance selon la juste mesure. La studiosité, comme telle, concerne le désir et le rend docile à la raison. Mais quelle est en chaque circonstance la juste mesure, c’est ce que détermine une autre vertu cardinale, plus intellectuelle, que traditionnellement on nomme « prudence ». Cette mesure n’est pas seulement d’ordre quantitatif mais aussi d’ordre qualitatif. Cela est vrai aussi et surtout en ce qui concerne les études théologiques. Sous ce terme, dans l’ensemble de cet article, nous désignerons non seulement la théologie au sens strict mais de façon plus générale, l’ensemble des disciplines qui se rapportent directement ou indirectement au mystère chrétien : exégèse, dogme, morale, philosophie, apologétique, langues anciennes, histoire, etc. Il convient de déterminer pour chacun de nous non seulement quel est l’effort que nous avons à fournir, mais aussi quel ordre nous devons suivre et quelles priorités nous devons nous fixer. Nous pouvons retenir quatre points d’attention. Tout d’abord il faut chercher un certain équilibre entre les études et les autres aspects d’une vie chrétienne intégrale. Ensuite il convient d’adapter les études en fonction des capacités, d’une part, des responsabilités présentes ou futures de chacun, d’autre part. Enfin il est nécessaire de procéder suivant une méthode qui est liée à l’objet même de ces études. Le présent article se propose de reprendre ces diverses questions.

I. La place des études dans une vie chrétienne intégrale

La question des études joue un rôle capital en ce qui concerne la formation des prêtres. Dans le document officiel qui régit cette formation, l’Église distingue quatre dimensions fondamentales : humaine, spirituelle, intellectuelle et pastorale [3]. Toutes proportions gardées, ces quatre dimensions caractérisent la formation de tous les chrétiens. Et puisqu’il revient à ceux qui ont la charge de la formation des prêtres de maintenir l’équilibre et l’harmonie de ces quatre dimensions, il en va de même dans la formation de tout chrétien.

Maintenir un équilibre tout d’abord. Les études ne doivent jamais se développer au détriment de l’équilibre humain, de la vie de prière, et de l’activité missionnaire. Une juste proportion doit être maintenue. Si les études ont une place excessive, on tombe dans un intellectualisme dangereux. Mais si elles ont une place insuffisante, la vie morale devient volontariste, la prière se fait sentimentale, et l’évangélisation vire à la propagande. Mais il faut aller plus loin et rechercher et établir des liens entre ces diverses dimensions, de telle sorte qu’elles se nourrissent mutuellement. L’équilibre ne se fera que si règne une harmonie entre les divers aspects. La croissance dans un domaine, loin de nuire aux autres, se fera à leur bénéfice. En particulier, les études peuvent nourrir la prière en donnant une intelligence des textes bibliques et liturgiques. Elles peuvent contribuer à une meilleure perception du bien à faire et procurer une plus grande lucidité sur les difficultés qui sont le lot chacun de nous. Enfin, elles permettent une évangélisation où le non chrétien est écouté et compris. Il est important que l’étudiant découvre par lui-même la place et la fécondité de ses études. Cette expérience le guidera et lui évitera l’ennui, le papillonnage, les pertes de temps. Elle l’aiguillonnera et le stimulera bien plus que les notes aux examens.

II. Des études adaptées aux capacités de chacun

La démagogie ici n’est pas de mise. Il y a de grandes différences entre les capacités intellectuelles des personnes. Le danger serait de ne les nier. On voit certains étudiants peu doués travailler énormément pour des résultats médiocres. Si les professeurs n’osent pas leur dire la vérité, si eux-mêmes ne veulent pas l’entendre, on se prépare des difficultés pour l’avenir. Un des risques serait que l’étudiant se décourage et passe d’un extrême à l’autre en abandonnant le travail intellectuel. Ce serait une erreur. Il ne s’agit pas de renoncer mais de travailler autrement en se fixant des objectifs raisonnables. Un autre risque serait la fuite en avant dans des recherches de plus en plus sophistiquées et inutiles. Un troisième risque serait un déséquilibre dans la vie humaine et chrétienne. Il y a diverses manières de travailler. La règle, si on est peu doué, est de se fixer sur l’essentiel, de choisir des travaux simples, de se fixer une règle de vie pour éviter la paresse et le laisser-aller, pour éviter aussi une polarisation stérile. Il va sans dire que, pour le séminariste, les conseils d’un tuteur et d’un père spirituel sont indispensables pour effectuer ces discernements.

Il faut aussi remarquer que les études théologiques font appel à des aptitudes intellectuelles variées. Les intelligences ne se différencient pas seulement par leur vigueur mais aussi par leur forme. Certains sont spéculatifs, d’autres littéraires. Certains ont du goût pour l’histoire, d’autres pour la psychologie. Le risque serait de privilégier les disciplines où l’on est à l’aise et de négliger les autres. Dans un premier temps, il convient de faire effort sur soi-même pour atteindre la compétence minimale là où l’on est peu doué. Lorsque les bases philosophiques, exégétiques théologiques seront assurées, on pourra se permettre un investissement plus sélectif. Mais il me semble que, dans le domaine des sciences religieuses, une spécialisation excessive est un déséquilibre qui nuit à la qualité des recherches. Un exégète qui négligerait la philosophie et la dogmatique est exposé à bien des errements et ne donnerait pas le meilleur de ce qu’il pourrait donner. De même un dogmaticien qui ne soucierait pas des travaux scientifiques dans le domaine de l’Écriture Sainte ne rendrait pas le service que l’Église attend de lui. C’est dès le début des études que le souci d’une vision d’ensemble doit être maintenu.

Il va sans dire qu’étudier ne se limite pas à suivre des cours et à lire des livres. Ceci est vrai pour toutes les disciplines. On n’apprend pas les mathématiques en retenant les théorèmes par cœur, mais en les redémontrant et en les appliquant à la résolution de problèmes. De même, nous apprenons une langue en nous exerçant à la parler et à l’écrire et en demandant à un professeur de nous corriger. Ou encore, si quelqu’un veut apprendre le ski, il est inutile qu’il lise des manuels, il faut qu’il aille sur des pistes accompagné d’un moniteur. De façon curieuse, pour des disciplines plus littéraires, on a tendance à concevoir l’enseignement comme une simple transmission de connaissances. Et les études théologiques sont souvent comprises comme des disciplines littéraires. Or, dans ce type de discipline, étudier c’est travailler par soi-même, c’est repenser ce qui a été enseigné et ce qui a été lu, c’est le retraduire avec ses propres mots. C’est pourquoi, dans les universités et les séminaires, il est prévu des travaux dirigés. Et dans la mesure où l’Église souhaite que de nombreuses personnes reçoivent une formation théologique dans des cadres moins structurés, ces formations ne sauraient se réduire à des cours magistraux. Il faut que toute personne qui suit une formation théologique soit invitée à fournir des prestations par oral et par écrit. Il est important que chaque étudiant puisse travailler à son rythme et traite des questions adaptées à ses capacités. Celui dont les capacités sont limitées pourra se contenter d’exposés plus simples, mais qui lui permettront de vérifier s’il a correctement assimilé l’essentiel de l’enseignement.

III. Une théologie pour la mission

En ce qui concerne les études de théologie, deux dérives sont possibles, l’une entraînée par un souci exclusif de scientificité, l’autre par un souci exclusif d’efficacité. Il importe de percevoir avec clarté la juste orientation qu’il convient de suivre.

La première dérive se manifeste lorsque les études sont menées de façon strictement universitaire. Les professeurs veulent montrer leur compétence et leur érudition. Ils ne manquent aucun colloque, ils se tiennent au courant des dernières publications et veulent que leurs étudiants se confrontent avec les questions les plus ardues. En philosophie, on n’hésite pas à soulever les questions les plus complexes de ce qu’il est convenu de nommer modernité (ou encore post-modernité, si on veut en mettre plein la vue). En exégèse, on n’épargne aux étudiants aucune théorie à la mode. En dogmatique, on entre dans les questions les plus subtiles et les plus controversées. Certes, au niveau d’un troisième cycle universitaire, une telle attitude est parfaitement justifiée. Mais il arrive souvent qu’une pareille prétention anime les études depuis le début. Les étudiants, confrontés à des problématiques dont ils ne saisissent pas les tenants et les aboutissants, se renferment alors dans une attitude méfiante ou au contraire s’enthousiasment pour des théories qu’ils comprennent de travers. Confrontés au quotidien de la vie de l’Église, ils sont alors déphasés. Il ne leur reste plus qu’à se réfugier dans leurs chères études ou bien à affirmer que la pastorale n’a rien à voir avec la théologie. Lorsque l’étude est vue comme une pure activité de la raison scientifique et non pas comme un effort de la foi qui cherche à comprendre, on ne voit plus très bien comment un enseignement pourrait nourrir et fortifier un acte de foi. Ce que je viens de décrire n’est pas une caricature mais l’explication de ce que nous pouvons constater assez souvent : une pastorale privée de référence théologique. Dans le domaine catéchétique, on en est venu à se demander si la foi s’enseigne. Ce qui prime, alors, c’est la référence au vécu. Mais il existe des versions traditionalistes (la foi comme pure adhésion à des formules) et charismatiques (la foi comme pure expérience sensible de l’Esprit Saint) de la même attitude.

La deuxième attitude que je critique ne s’oppose qu’en apparence à la première car, en vérité, elle en dépend. Il s’agit d’un effort pour faire de la théologie à partir des pratiques pastorales. Dans le meilleur des cas, il s’agit de recherches sociologiques, psychologiques et pédagogiques dont l’intérêt est indéniable mais dont on ne voit pas très bien l’utilité pastorale. En effet, l’art de la pastorale dépend beaucoup de la personnalité du pasteur et des situations concrètes. Les enquêtes menées sur le terrain donnent bien sûr des idées, mais s’il est une chose qu’il est vraiment difficile d’enseigner, c’est le savoir-faire pastoral. Tout le monde sait que la meilleure formation est celle que l’on reçoit sur le terrain auprès d’un pasteur expérimenté. Mais lorsque l’on prétend repenser la théologie à partir d’une pastorale particulière, le pire est à craindre.

Parler de théologie pour la mission, ce n’est pas se perdre dans des travaux scientifiques, aussi vite périmés que publiés, ce n’est pas développer une idéologie au service d’un projet pastoral ce n’est pas repenser la théologie en fonction de préoccupations particulières, c’est s’efforcer de développer l’intelligence de la foi qui nous est nécessaire pour participer à la mission de l’Église.

Il faut d’abord affirmer clairement que la foi s’enseigne. Dans l’enseignement de la foi, comme dans celui des mathématiques ou du ski, il ne s’agit pas de faire apprendre des doctrines par cœur. Il s’agit en l’occurrence de développer le don d’intelligence dans le cœur des croyants. Le fait que l’intelligence soit un don du Saint Esprit ne rend pas inutile l’effort de l’homme ; au contraire cet effort est requis. Car l’action de Dieu ne remplace pas celle des causes secondes, mais, au contraire, les valorise et les stimule. Dans la vie chrétienne l’étude est inséparable de la foi et de la prière et l’étude se fait sous la direction d’un enseignant qui non seulement doit être compétent et pédagogue, mais aussi doit être une personne de foi et de prière.

Ce qui vient d’être dit est vrai à tous les niveaux. La catéchèse est une activité missionnaire fondamentale. Elle concerne les enfants bien sûr, mais aussi les adolescents et les adultes. Pour cela, il faut des catéchistes. La formation des catéchistes demande tout un travail, et ceux qui en sont chargés doivent à leur tour recevoir une formation sérieuse. Dans cette perspective, on comprend que la qualité de la théologie rejaillit à plus ou moins long terme sur la vie quotidienne des croyants.

Que la théologie soit vraiment au service de la prédication de la Parole de Dieu ne supprime pas la nécessité de recherches approfondies, mais permet de bien situer celles-ci. Le théologien doit s’interroger sur l’emploi de son temps. Si sa recherche peut aider la communauté chrétienne, il est sans doute nécessaire de lui consacrer du temps et de l’énergie. Mais ce n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, il convient de se demander si dans un programme d’étude, certaines problématiques ne sont pas prématurées. Pour beaucoup d’étudiants, il vaut mieux approfondir les thèmes essentiels que perdre son temps sur des questions marginales. Les problèmes plus subtils seront abordés au fur et à meure que l’on apercevra les enjeux.

IV. Questions de méthode

On ne s’improvise pas théologien. Dans la ligne de ce qui vient d’être dit, il faut garder sans cesse une vision d’ensemble du mystère chrétien. En ce sens, une bonne connaissance du Catéchisme de l’Église Catholique est une propédeutique indispensable.

Dans un second temps il importe d’acquérir des outils méthodologiques. Tout d’abord en histoire : histoire du peuple juif, histoire de la rédaction de la Bible, histoire de l’Église.

Ensuite en philosophie. Une bonne connaissance de la philosophie ancienne et médiévale est évidemment nécessaire pour étudier les Pères de l’Église et les docteurs scolastiques. Mais la philosophie n’est pas l’étude de l’histoire des doctrines philosophiques. Elle est d’abord un effort pour penser par soi-même. L’apprenti philosophe doit savoir raisonner, analyser un texte, traiter une question simple. En ce qui concerne l’étude de la philosophie moderne, il faut faire preuve de discernement. Certains auteurs sont des classiques qu’on ne peut ignorer. Mais seul les plus doués peuvent tirer profit d’une confrontation avec les maîtres du soupçon. En Écriture Sainte, il est plus important de lire et d’analyser les textes en tenant compte des acquis incontestables de l’exégèse scientifique que de se perdre dans les controverses des spécialistes. Il faut pratiquer l’exégèse et non étudier les exégètes.

En ce qui concerne la théologie proprement dite, il ne faut jamais perdre de vue son objet propre qui est la foi de l’Église. Mettre en lumière ce que l’Église a toujours cru ne va pas de soi. Il faut que l’apprenti théologien sache mener un travail de recherche sur un point précis, afin de bien distinguer ce qui fait partie de la doctrine de la foi, et ce qui relève de la légitime diversité protégée par l’Église. Ensuite, il pourra tenter un travail plus spéculatif pour penser sa foi et surtout l’exprimer de manière claire.

Il faut du temps et du travail pour acquérir ces compétences fondamentales. Une fois celle-ci acquises, il devient possible de se spécialiser, d’approfondir un point précis et de chercher une confrontation avec des travaux critiques. Il y a assurément fort à faire pour celui qui veut relever les défis lancés à la foi par la science et la philosophie contemporaines. Mais, pour ce faire, il faut d’abord être sûr d’en avoir les moyens et ensuite avoir bien mis en place la formation fondamentale qui vient d’être décrite.

Conclusion

Si les thèses qui viennent d’être développées sont exactes, il apparaît que l’Église, dans son ensemble, ne peut se désintéresser de la vie intellectuelle. Les études chrétiennes ne sont pas réservées à une élite mais doivent être développées selon les besoins de chacun. Une communauté chrétienne doit aider chacun de ses membres à acquérir la formation intellectuelle la plus adaptée possible.

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

[1] Discours de la Méthode, première partie, La Pléiade, NRF, 1937, p 96.

[2] IIa IIae q.166. La studiosité est rattachée à la tempérance. Elle modère en effet le désir de connaissance intellectuelle. Saint Thomas mentionne un vice par excès qu’est la curiosité. Mais il est clair qu’on peut aussi pécher par défaut ou par un désir désordonné.

[3] Jean-Paul II, Exhortation pastorale du 25 mars 1992 : Pastores dabo vobis §42.

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