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De la destruction à la refondation

Sur les tribulations récentes de la paternité et de tout ce qu’elle sous-entend
Gérard Leclerc

La famille en crise… Ce n’est pas une nouveauté. On le dit depuis des décennies, et il doit bien y avoir quelque chose de vrai là-dedans, bien qu’à première nouvelle l’humanité dans son ensemble poursuive son aventure et qu’elle le doive largement au phénomène de la procréation, qui continue à se perpétuer dans le cadre familial. Papa, maman et moi, c’est jusqu’à nouvel ordre le triangle de base, celui qu’on retrouve chez Freud et sa postérité, et de façon plus élémentaire sur le terrain de l’expérience la plus commune. Cependant, la crise des années soixante a incontestablement déstabilisé un certain modèle, on ne saurait dire traditionnel, car l’histoire de la famille depuis les origines est d’une complexité qui rend problématique cette notion de tradition. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a une rupture dans l’ordre des représentations et des valeurs. L’universitaire canadien François Ricard est sans doute celui qui a le mieux décrit le phénomène dans un essai dont le titre est tout un programme : La génération lyrique. Si la crise concerne bien une génération, celle de la guerre et de l’immédiat après guerre, il convient de comprendre quelle sorte de rupture s’est produite par rapport à la génération des parents, celle qui avait connu les difficultés, les privations, voire les horreurs de la seconde guerre mondiale et avait également participé à l’effort considérable de reconstruction de l’après-guerre.

Dans l’ordre des valeurs et des représentations, cette génération peut sembler très divisée. Diverses idéologies contraires entre elles ne partagent-elles pas l’opinion ? Il y a des patriotes attachés au culte de la nation, il y a des communistes voués au mythe de la Révolution, il y a encore des adhérents plus ou moins affirmés du Saint-Simonisme qui croient à l’avènement d’un monde nouveau sous l’effet des mutations de la société industrielle, comme il y a des croyants et des incroyants. Pourtant on pourrait dire qu’une sorte d’invariant assure une cohérence d’ensemble. Toutes ces idéologies sont plus ou moins de type sacrificiel, c’est-à-dire fondées sur l’idée d’une dette contractée à l’égard de la société et qui exige en contrepartie des services éminents consentis pour le bien commun. Or c’est le sacrificiel qui va être récusé radicalement par la génération lyrique, qui ne veut plus payer le prix, rédhibitoire à ses yeux, d’une vie offerte à la collectivité au détriment des projets personnels et de l’épanouissement individuel. Beaucoup de sociologues ont parlé à juste raison de l’ère de l’individu, liée à la fin des idéologies fondées sur des grands récits ouvrant à l’humanité un destin obligatoire auquel tout devait être subordonné.

Il faut dire encore que cette génération à laquelle on donne le nom de génération baby boom bénéficie de conditions de vie tout à fait nouvelles. N’ayant pas participé à l’effort de reconstruction, elle se contente d’en recevoir tous les avantages, dans le cadre d’une société de consommation qui se développe durant les trente années que l’économiste Jean Fourastié a qualifiées de glorieuses. Non seulement l’existence est plus facile, les besoins élémentaires se trouvent satisfaits, mais les études supérieures sont désormais ouvertes à une partie de plus en plus grande de la jeunesse. On n’observe pas le monde de la même façon depuis l’atelier et depuis l’amphithéâtre. Par ailleurs le changement qui s’opère concerne plus profondément ce qu’on peut appeler le paradigme, c’est à dire l’ensemble de principes reconnu à un moment donné par une société. N’étant plus soumise au règne de la nécessité et de la rareté, la génération du baby boom se figure qu’elle va changer l’humanité dans ses racines anthropologiques. C’est à ce point précis que la formule de François Ricard (génération lyrique) trouve son intérêt et sa signification. C’est déjà André Malraux qui dans L’espoir avait parlé de l’illusion lyrique à propos de la Révolution communiste. Mais ici l’idée de révolution s’estompe de plus en plus, en dépit de l’inflation marxisante des années soixante en milieu universitaire. Très rapidement, avec l’effet Soljenitsyne, le prestige de 1917 s’estompe, bien que l’anniversaire de la prise de pouvoir par les bolcheviques ait fait l’objet d’une promotion qui nous surprend à posteriori, à l’occasion de son cinquantenaire. Plus question désormais d’un projet violent, l’ère du militantisme disparaît. Et si les droits de l’Homme sont à l’honneur, c’est qu’ils sont censés protéger les libertés de l’individu qui ne sera plus jamais piégé par les engagements idéologiques.

Certains mouvements intellectuels ont préparé la mutation des mentalités. On a fait mention, à juste titre, de l’influence du surréalisme sur le mouvement situationniste, qui aura une importance réelle dans la formation de l’imaginaire des années soixante. On peut aussi évoquer les effets à retardement de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, qui vont s’affirmer avec l’évolution des mœurs. L’auteur du Deuxième sexe ne songeait sûrement pas qu’elle deviendrait l’icône du militantisme féministe. Mais c’est bien ce qui va se passer et l’image du couple très particulier qu’elle a formé avec Sartre va servir de modèle emblématique à la génération lyrique. Plus d’engagement dans la durée, plus de soumission aux exigences de la reproduction biologique. D’ailleurs la notion même d’éducation des enfants paraît bien problématique dans leur système. Et si la génération lyrique va prendre ses distances par rapport à l’engagement du mariage et va entrer sans difficulté dans la démarche de la révolution contraceptive, c’est largement à l’influence du modèle existentialiste qu’on le doit. Rétrospectivement, si l’encyclique de Paul VI Humanae Vitae fut l’objet d’un refus si violent, c’est qu’elle contrevenait totalement à ce qu’on pourrait appeler aussi l’esprit des sixties.

L’aboutissement, non complètement encore pensé, de la mutation en cours nous conduit à certaines réalités actuelles qui font frémir. Quand les statistiques nous apprennent qu’en Allemagne 40% des femmes en âge de procréer refusent délibérément toute perspective de maternité, on mesure la gravité de ce qui s’est produit. Sans raffiner en philosophie et sur les principes, on est quand même contraint de conclure qu’aujourd’hui les hommes et les femmes ont perdu le sentiment élémentaire de leur responsabilité à l’égard de leur propre espèce, dont c’est tout de même le sort qui est en jeu avec le renouvellement des générations. Cette fameuse révolution contraceptive, considérée y compris dans des milieux ecclésiaux et jusque chez certaines vedettes de la théologie comme incontournable, a abouti au suicide démographique de l’Europe. Si la France et l’Irlande réussissent encore, grosso modo, à équilibrer la balance des naissances et des décès, ce n’est plus le cas de l’Italie, de l’Espagne, de l’Allemagne et de la plus grande partie de notre continent.

Mais ce n’est pas le seul aspect du destin de la génération lyrique. Avec les années soixante, nous avons connu la promotion du féminisme déjà évoqué et qui réclamerait une étude spéciale pour en saisir tous les aspects et toutes les contradictions. Il faut y ajouter le phénomène gay qui s’est affirmé d’une façon de plus en plus obsessionnelle, sous l’effet de différents facteurs. C’est incontestablement l’effritement de la figure du père, ainsi que la multiplication des familles monoparentales, qui expliquent en premier lieu l’expansion de l’homosexualité. Il faut ajouter que dans le climat très particulier des deux dernières décennies, cette cause s’est présentée sous un aspect victimaire que la pandémie du sida rendait très sensible. Il en est résulté une étonnante déstabilisation intellectuelle, où toutes les normes anthropologiques ont été non seulement contestées mais aussi récusées comme contraires aux droits de l’individu. En est résulté un courant intellectuel qui s’est développé principalement aux États-Unis, et paradoxalement sous l’influence de courants d’origine française qui avaient traversé l’océan. La récusation du schéma œdipien par Deleuze et Guattari, l’influence de Michel Foucault récusant la normativité des sciences humaines, certaines idées de la déconstruction ont aidé à l’élaboration de la théorie des genders, exposée de plus en plus systématiquement dans certaines universités d’Outre-Atlantique. Judith Butler s’est révélée la théoricienne la plus radicale de ce système de pensée. Désormais elle a ses partisans en France et en Europe, qui voudraient inscrire dans le droit et les institutions les mutations radicales dont il est porteur.

Avec ces ultimes développements, ce n’est plus seulement la paternité qui est en crise, c’est son principe même qui vole en éclats. La théorie des genders dispose qu’il n’y a d’identité sexuelle que construite par l’individu, même si c’est au carrefour de diverses influences sociales. Le changement induit par ce nouveau regard posé sur l’individu est d’une intensité inouïe. Que l’on y songe. Il n’y a plus, comme le disait la Genèse, homme et femme manifestement sexués dans leur constitution biologique. Ce qui compte désormais, ce sont les seules pratiques sexuelles qui font apparaître comme homosexuels, hétérosexuels, bisexuels, transsexuels. Désormais la société doit se constituer et s’organiser en vertu de ces seuls critères, ce qui nous conduit à changer notre regard le plus immédiat sur nos semblables. La révolution rêvée autrefois et réputée chimérique réapparaît sous d’autres auspices et avec une intensité d’autant plus grande qu’elle bouleverse l’anthropologie. On comprend que la mouvance subversive (de type trotskyste par exemple) se soit reconnue d’enthousiasme dans cette cause qui comble tous ses vœux.

Nous n’avons fait qu’établir une sorte de constat historique, qui contient en lui-même sa propre problématisation philosophique. Mais comment réagir, eu égard à l’ampleur inédite du phénomène ? Il nous semble que l’effort intellectuel, qu’il soit philosophique, ou théologique, doit correspondre à l’ampleur de la provocation. La seule protestation bien pensante ne saurait suffire. Les théoriciens d’une humanité transformée (et il faudrait leur adjoindre tous ceux qui travaillent du côté des manipulations génétiques) ne sont nullement à dédaigner. Il convient de leur répondre avec une force argumentative suffisamment convaincante pour déjouer les pièges des modernes Circé. Bien entendu, nous ne pourrons en conclusion de cette brève étude que formuler quelques directions de recherche, non sans faire appel à ce que notre propre culture chrétienne et humaniste met déjà à notre disposition. Tout tourne évidemment autour de cette notion élémentaire de la différence sexuelle, qui est affirmée avec tant de force aux premières pages de la Bible. Car s’il est dit qu’ « homme et femme il les créa » c’est en vertu même de la ressemblance divine. Car le Dieu qui est Amour a, en quelque sorte infusé dans l’humanité l’image de cet amour avec la différence sexuelle, qui permet à l’homme et à la femme de s’aimer grâce à leur différence constitutive.

Bien sûr cette différence apparaît fondamentalement dans la biologie, qu’il est courant aujourd’hui de récuser au nom de l’horreur naturaliste. Il semble insupportable, à nos hypermodernes, de tout faire reposer sur une nature biologique qui nous enfermerait étroitement dans ses déterminismes. Reste à savoir s’il n’y a pas quelque chose d’encore plus infernalement déterministe dans les labyrinthes où se constituent les genders, dans le déni des éléments constitutifs de notre humanité. N’empêche qu’il faudrait revenir à cette notion du corps qu’un auteur pourtant célébré à l’envie par nos déconstructeurs, Frédéric Nietzsche, célébrait comme un admirable système de raisons et on pourrait dans cette direction revenir à un philosophe aussi important que Claude Bruaire, qui dans le cadre d’une trilogie anthropologique avait consacré un volume à la philosophie du corps.

Mais il faudrait aller encore plus loin pour discerner le sens le plus profond de la différence sexuelle, avec tout ce qui peut donner à l’homme et à la femme le sens de leur vocation propre, sans oublier le critère essentiel de l’accueil de l’enfant, de son éducation et de son envoi dans le monde. Volontiers nous ferions appel à deux maîtres très différents dans leurs approches disciplinaires et leurs options philosophiques, mais qui convergent dans nombre de leurs conclusions. Nous voulons parler du philosophe Pierre Legendre, dont la résistance anthropologique à la subversion en cours est de tous les instants. Et nous lui associons le théologien Gaston Fessard [1], dont les intuitions fulgurantes, à propos de ce qu’il appelait le mystère de la société, apparaissent aujourd’hui d’une actualité incroyable. En deux mots, le motif de fond de Pierre Legendre concerne la construction de la personne, qui ne peut se faire dans le déni des interdits fondamentaux. Dans cette perspective, son mot d’ordre « instituer la vie » apparaît comme la clé même de l’existence sociale. En dehors du cadre anthropologique de la famille, la catastrophe est assurée avec une cascade de conséquences dont nous ne finirons pas de mesurer les dégâts.

Avec le P. Gaston Fessard, la perspective est résolument théologique, bien que le penseur travaille constamment avec l’aide de la philosophie (notamment hégélienne), mais aussi celle des sciences humaines. Dans ses dernières années, il avait observé avec la plus grande attention le développement de la pensée structuraliste, surtout chez Claude Lévi-Strauss. Cela l’avait conduit à affirmer qu’il y avait une impasse structuraliste, qui ne pouvait être surmontée que par une anthropologie à repenser profondément. Sa grande idée est de mettre au cœur de la dialectique historique reçue de Hegel, non plus la relation maître-esclave, mais la relation familiale qui est autrement significative de la condition humaine. A partir de là il va retrouver l’essence de la paternité, de la maternité et de la filiation qui sont bien autre chose que des rapports purement naturels. La constitution biologique n’est donc pas ignorée, mais elle sous-tend elle-même une assomption d’humanité où l’homme et la femme découvrent leurs responsabilités dans la création et dans l’histoire. Car l’amour conjugal est le dispositif le plus décisif du devenir historique, infiniment plus important que la lutte des classes ou les rapports économiques. Sans l’amour réciproque de l’homme et de la femme, l’histoire finirait, non pas comme Hegel et Kojève l’entendent, mais au sens d’une interruption définitive.

Nous ne pouvons donner ici que quelques brèves indications sur le contenu de cette dialectique de l’amour : « À ce point culminant où l’homme et la femme se perdent et se trouvent l’un dans l’autre, se révèle à eux comme une puissance transcendante, substantielle, préexistante à leur rapport, qui leur confie leur être même. » La vocation de l’homme et de la femme surdétermine donc la biologie, pour leur valoir à l’un et à l’autre un accomplissement qui s’appelle l’enfant et permet le prolongement de la société. Le P. Fessard fait alors intervenir des catégories théologiques, celles même de la Trinité, non pour établir une équivalence ou même une homologie. Il y a dissymétrie radicale entre la famille divine et la famille humaine, mais celle-ci est infiniment significative : « La paternité humaine n’est pas la paternité absolue qui ne se trouve qu’en Dieu. Elle se dédouble en une paternité-maternité. En Dieu, l’opposition paternité-filiation est source de l’unité d’amour, tandis que chez l’homme c’est l’unité d’amour qui est source de la paternité. »

Arrêtons-nous ici, non pour conclure mais pour inviter à se saisir de ces médiateurs puissants pour déterminer une réponse intellectuelle, au sens le plus complet, à une menace de dissociation sociale et humaine dont les moins avertis finiront bien par comprendre le sérieux. Ajoutons qu’une crise de cette nature provoque toujours une sorte de réponse sauvage qui peut elle-même engendrer d’autres catastrophes. À la dissociation anthropologique actuelle correspond la réponse sans appel de tous les fondamentalismes. Mais précisément le christianisme ne saurait être de ce côté-là. Il n’a jamais pensé qu’on pourrait colmater la brèche des blessures humaines par une réponse violente. Il est du côté de la construction de la personne et de l’avènement de l’histoire dont Dieu lui a fourni les moyens, pour une aventure qui est celle même du Salut.

Gérard Leclerc, Gérard Leclerc, journaliste spécialiste des questions religieuses, est notamment éditorialiste à France catholique. Il est également l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Église et la défense du christianisme.

[1] Nous renvoyons à son ouvrage posthume Le mystère de la société, Recherches sur le sens de l’histoire, avec une introduction très importante du P. Michel Sales (Culture et Vérité, 1997). Nous avons nous-même abordé assez largement ces questions dans un ouvrage paru en 2000 : L’Amour en morceaux ? (Presses de la Renaissance).

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