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De la dévotion civile

Hélène Michon

Si le Grand Siècle demeure pour beaucoup le siècle des bienséances et de la civilité, tant du point du point de vue littéraire que du point de vue social, on omet souvent de considérer que cette dernière, avant de définir les rapports à autrui, a permis de caractériser un certain rapport à Dieu lorsque, sous l’impulsion magistrale d’un François de Sales, la dévotion a pour ainsi dire rejoint le monde.

D’une littérature du combat à une littérature de la dévotion

Rappelons brièvement le contexte historique qui précède l’émergence de la spiritualité salésienne. Si la vie chrétienne est placée, depuis saint Paul, sous le signe du combat – il s’agit de lutter contre le vieil homme pour faire triompher l’homme nouveau recréé par le Christ –, une théologie chaque fois plus complexe et une mystique chaque fois plus abstraite ont fini, en cette fin du Moyen-Âge, par occulter quelque peu cet aspect central de la spiritualité chrétienne. Certains ouvrages auront alors pour finalité de le remettre à l’honneur : l’Imitation de Jésus-Christ fait figure de fleuron d’une telle littérature qui unit indissolublement l’itinéraire de l’âme vers Dieu de la connaissance de soi et du combat ascétique, annonçant sans ambages dès le chapitre II :

La science la plus haute et la plus utile est la connaissance exacte et le mépris de soi-même. [1]

La connaissance de soi, toute pratique, équivaut à une connaissance de sa propre misère et conduit dès lors de façon immédiate au combat ascétique. En effet, comme d’autres, cet ouvrage anonyme du XIVème siècle finissant entend bien recentrer le christianisme sur l’idée paulienne de lutte, loin des investigations théoriques et absconses des théologiens, oublieux d’un tel enjeu et compliquant inutilement la science de la connaissance de Dieu, la théologie. Tout un courant spirituel sous-tend en réalité cet ouvrage, celui de la devotio moderna, visant à retrouver une authentique spiritualité faite d’intériorité. En effet, axer la vie chrétienne sur la réalité de la corruption de la nature et sur la guerre qu’il convient de mener pour retrouver un état de grâce avec Dieu, permet simultanément de conjurer les dangers d’un intellectualisme trop poussé en matière de réflexion théologique, et de remédier aux méfaits d’une mystique néantiste, exagérée dans son contenu et incompréhensible pour beaucoup dans sa formulation. Érasme, qui ne fut pas sans lien avec cette spiritualité, héritant d’une telle préoccupation et soucieux de la diffuser aussi auprès aux laïcs, centre également son message de l’Enchiridion autour de ce thème de la guerre contre soi-même :

Ainsi donc puisque tu as entrepris la guerre contre toi-même, et que le premier espoir de victoire consiste pour toi à faire en sorte que tu te connaisses le mieux possible toi-même, je vais te proposer comme en un tableau une sorte de portrait de toi-même. [2]

Cette connaissance de soi est bien une condition préalable au combat contre soi-même, elle relève, pour prolonger la métaphore guerrière, d’un désir d’identification de l’ennemi et, en cela, se présente comme un moyen privilégié.

Mais c’est dans les Exercices spirituels de saint Ignace que la notion de combat, en son aspect le plus pratique, trouve son expression la plus claire. Toute une orientation de la spiritualité se dégage alors de cet ouvrage, qui vise à replacer la lutte ascétique au centre de la vie chrétienne. Pourtant, pour François de Sales, le meilleur exemple concernant ce type de littérature est à n’en pas douter celui de son livre de chevet, Le Combat spirituel de Lorenzo Scupoli, publié en 1598, qui s’exprime dans des termes similaires pour affirmer une même réalité :

En conséquence si vous désirez atteindre aux sommets de la perfection, vous devez vous faire une violence continuelle pour combattre et détruire tous vos penchants, grands et petits. [3]

L’homme dispose, en effet, de quatre armes dans ce combat : la défiance de soi-même, la confiance en Dieu, l’exercice des facultés et l’oraison. Pour utiliser la première, la connaissance de soi et de sa faiblesse est indispensable. Elle possède une double conséquence positive : s’identifiant à la connaissance de sa misère, elle permet l’acquisition de la vertu de l’humilité et elle encourage alors à la lutte contre les mauvais penchants. Si l’union à Dieu est le but poursuivi, le combat mené contre soi-même en est le chemin et la connaissance de soi la condition :

Celui ne perd rien qui ne cesse de combattre. [...] Combattez donc : tout est là.  [4]

Telle est la première version chrétienne du « Connais-toi toi-même », une version combative dont l’objet est une connaissance non de la nature humaine ou encore de la structure de l’âme mais bien de la corruption.

Cette ligne de la connaissance de soi comme connaissance de sa propre misère, n’est certes pas exempte de la spiritualité salésienne : ce sont sans nul doute les Entretiens spirituels qui se rapprochent le plus d’une telle tradition. S’adressant à ses filles de la Visitation, saint François de Sales affirme :

C’est une très bonne chose de se reconnaître pauvre, vil et abject, et indigne de comparaître en la présence de Dieu. Ce mot tant célèbre entre les Anciens « Connais-toi toi-même » encore qu’il s’entende : connais la grandeur et excellence de ton âme, il s’entend aussi : « Connais-toi toi-même », c’est-à-dire ton indignité, ton imperfection et misère. [5]

Mais François de Sales insiste alors fortement sur l’aspect transitoire d’une telle connaissance, laquelle n’a fonction que de moyen pour atteindre ce qui constitue le titre de l’entretien : la Confiance en Dieu :

Mais il n’en faut pas demeurer là, car ces vertus d’humilité, d’abjection et de confusion, ce sont des vertus mitoyennes par lesquelles nous devons monter à l’union de notre âme avec son Dieu. [6]

Dans les textes plus théoriques sur la vie spirituelle que sont l’Introduction à la vie dévote et le Traité de l’Amour de Dieu, le thème, en revanche, n’apparaît que de façon secondaire. François de Sales se démarque alors de ses prédécesseurs : l’Introduction constitue, en effet, une solution de continuité puisqu’elle marque le passage d’une littérature centrée sur le combat à une littérature centrée sur la dévotion. François de Sales n’est pas sans lien, en effet, avec le courant de la dévotion moderne : il en partage d’une certaine manière le refus d’une théologie compliquée, le désir d’un retour à la tradition évangélique et scripturaire et l’insistance à promouvoir une vie de piété faite d’intériorité. Il cite de fait à deux reprises l’Imitation de Jésus-Christ, mentionne Érasme et conseille explicitement Le Combat spirituel. Pourtant l’objet des quatre premiers chapitres de l’Introduction s’inscrit en faux par rapport à ces trois ouvrages précédemment cités. En effet, si le combat ascétique y est certes reconnu comme nécessaire, il ne fonctionne pas comme point de départ de l’itinéraire qui conduit l’âme à Dieu. L’objet fondamental de l’Introduction est une définition de la dévotion :

Il faut avant toutes choses que vous sachiez que c’est que la vertu de dévotion car d’autant qu’il y en a qu’une vraie, et qu’il y en a une grande quantité de fausses et vaines, si vous ne connaissiez quelle est la vraie, vous pourriez vous tromper. [7]

Cette nouvelle perspective relève nous semble-t-il d’une double cause : d’une part, elle relève de l’aspect résolument pédagogique de l’écriture salésienne qui est celle d’un pasteur qui croit davantage aux encouragements qu’aux dénégations, et d’autre part d’une certaine conception optimiste de l’homme. Ce nouvel éclairage se vérifie aussi bien dans son ouvrage consacré à la vie dévote qu’à celui consacré à la vie mystique.

Une anthropologie de la convenance

C’est que l’auteur de l’Introduction à la vie dévote développe ce que nous pourrions appeler une anthropologie de la convenance entre l’homme et Dieu, qui n’est pas sans modifier par voie de conséquence son appréhension de la vie de relation avec Dieu. Pour lui, en effet, le rapport qui existe entre l’homme et Dieu n’est pas de disproportion, d’infinie distance mais tout au contraire de convenance, de similitude, de proportion. L’homme a conservé avec Lui une réelle convenance :

Nous sommes créés à l’image et semblance de Dieu : qu’est-ce à dire cela, sinon que nous avons une extrême convenance avec sa divine Majesté ?  [8]

Dans le chapitre XV intitulé De la convenance qui est entre l’homme et Dieu, François de Sales adopte alors un langage essentiellement psychologique : l’homme a besoin de Dieu ; et résolument anthropologique, afin de souligner la réciprocité : Dieu a besoin de l’homme. Certes, les besoins ne sont pas de même nature : l’homme a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien, Dieu a grande abondance et grande inclination pour en donner, mais il reste que notre auteur utilise les mêmes termes dans les deux cas. De sorte que dans le Traité, François de Sales disserte autant sur le désir de Dieu de l’homme que sur le désir de l’homme de Dieu.

La convenance est-elle synonyme d’inclination ? La convenance pourrait être vue comme échappant à la sphère de la conscience, l’inclination, elle, appartenant au domaine du ressenti. Il nous faut répondre par la négative, car l’auteur n’hésite pas à qualifier cette inclination de secrète :

Ce n’est pas possible qu’un homme pensant attentivement à Dieu, voire même par le seul discours naturel, ne ressente un certain élan d’amour que la secrète inclination de notre nature suscite au fond du cœur.  [9]

Cette secrète inclination, si elle se trouve en nous, ne vient pas de nous. En effet, l’adjectif secret possède dans la langue classique, comme en témoigne Furetière, le double sens de ce que l’on tient caché et de ce que l’on ne connaît pas. Cette inclination peut bien se trouver en nous, tout en nous étant secrète, inconnue. Le texte de François de Sales nous le confirme : « l’honorable inclination que Dieu a mise en nos âmes » [10]. Celle-ci est donc la trace, le mémorial de l’action de Dieu en nous : il y a bien en l’homme une présence de Dieu sous la forme d’une inclination. La différence alors entre convenance et inclination ne serait pas de l’ordre de conscient / inconscient mais plutôt une relation de cause à effet : la convenance est source de l’inclination, l’une se rapproche davantage de l’être et l’autre de l’agir, elles reprennent en ce sens à leur compte l’oscillation entre être et agir que l’on pouvait remarquer à propos de la notion d’image dans l’affirmation : l’homme a été fait à l’image de Dieu. La convenance, ici, est au plus près de l’ordre de l’être : elle s’écarte de ce point de vue de la convenance psychologique de la volonté envers le bien. On peut avancer que François de Sales ici ne psychologise pas un vocabulaire ontologique ou métaphysique mais il ontologise un vocabulaire psychologique. La convenance de la volonté est devenue celle de la nature même. Le lien entre convenance et inclination - si décisif pour François de Sales - avait déjà été formulé dans la Somme, dans une question consacrée à la volonté :

Rien n’est incliné sinon vers ce qui lui ressemble ou lui convient.  [11]

François de Sales reprend l’analyse thomiste de la volonté et l’adapte au rapport de l’homme à Dieu : c’est pourquoi dans ce premier livre du Traité de l’Amour de Dieu, convenance et inclination se trouvent conjugués.

Or, utiliser le terme d’inclination pour désigner la trace de Dieu en l’homme nous permet de caractériser à d’autres égards la spiritualité salésienne. Son origine, en effet, ne provient pas d’un mouvement réflexif ; cette inclination, l’homme n’en prend pas conscience en rentrant en lui-même mais :

au premier regard qu’il jette en Dieu, à la première connaissance qu’il en reçoit, la naturelle et première inclination d’aimer Dieu, qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille en un instant. [12]

A cette première relation de proportion entre l’homme et Dieu, qui est la relation même de la création, s’y ajoute une seconde, celle même que produit l’amour car l’homme a conservé une inclination naturelle à aimer Dieu, en dépit du péché des origines :

La convenance donc qui cause l’amour ne consiste pas toujours en la ressemblance, mais en la proportion, rapport ou correspondance de l’amant à la chose aimée. [13]

La proportion est telle pour François de Sales entre le cœur humain et Dieu qu’il n’hésite pas à ajouter : « Dieu est Dieu du cœur humain » [14]. Ainsi, l’amour naît de la proportion et conduit à la proportion. François de Sales est ici fidèle à la grande tradition de la mystique canfeldienne :

La spéculation de l’entendement proportionne Dieu tout-puissant, infini et incompréhensible à notre petite capacité ; mais au contraire la volonté par amour se proportionne en quelque degré à l’infinité de toute puissance de Dieu ; si que l’opération de l’entendement fait Dieu semblable à l’homme, le faisant comme descendre à lui, mais l’amour de la volonté le fait semblable à Dieu, l’élevant à lui. [15]

Une nouvelle conception de la vie chrétienne

D’une telle anthropologie découle alors une conception de la vie chrétienne qui peut bien avoir comme maître mot la douceur, au lieu du combat, puisqu’elle s’instaure dans un rapport d’attirance mutuelle. D’une convenance ontologique, on va passer à une convenance des relations entre l’homme et Dieu. La dévotion est précisément ce qui transforme la vie chrétienne de combat en suavité, non qu’elle supprime la lutte ascétique mais elle en lime les aspérités en mettant l’accent sur ce qu’elle apporte : l’amour de Dieu, plus que ce sur quoi elle exige. La première définition nous est fournie au chapitre I de l’Introduction :

La dévotion n’est autre chose qu’une agilité et vivacité spirituelle par le moyen de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous par elle promptement et affectionnément. [16]

Il est clair qu’une telle agilité n’est possible que parce qu’au fond l’homme est véritablement disposé à aimer Dieu. Dès lors, la fonction de la dévotion nous est précisée au chapitre II :

La dévotion est le vrai sucre spirituel, qui ôte l’amertume aux mortifications et la nuisance aux consolations [..] elle nous remplit [le cœur] d’une suavité merveilleuse. [17]

Une conséquence maîtresse de cette convenance fondamentale entre l’homme et Dieu nous est donnée dans la définition de l’oraison du chapitre I du livre VI du Traité de l’Amour de Dieu , qui présente comme celle-ci comme une aimable conversation avec Dieu :

L’oraison ou théologie mystique n’est autre chose qu’une conversation par laquelle l’âme s’entretient très amoureusement avec son Dieu (...) par icelle, nous parlons à Dieu et Dieu réciproquement parle à nous. [18]

Le texte comporte une réelle insistance sur la structure dialogique, de sujet à sujet, d’une telle conversation, mettant en place une réciprocité supposant une certaine forme de parité. Loin des extases mystiques se situant au-delà des concepts, François de Sales enjoint à une vie de prière qui prend pour point de comparaison l’activité même des hommes entre eux, celle du dialogue, comme pour souligner que l’oraison est aussi naturelle ou ordinaire à l’homme que peut l’être la conversation.

Or, cet art de la conversation va permettre au dévot de rejoindre l’honnête homme. En effet, de cette conversation avec Dieu découle alors une sainte conversation avec le prochain, comme l’amour du prochain découle, en bonne théologie, de l’amour de Dieu. Le chapitre II de l’Introduction unit, en effet, de façon tout à fait significative oraison - entretien avec Dieu- et conversation - entretien avec les hommes. Les hommes qui se trouvent sur l’échelle de Jacob dialoguent ainsi avec le ciel et la terre :

ils ont des ailes pour voler, et s’élancent vers Dieu par la sainte oraison, mais ils ont des pieds aussi pour cheminer avec les hommes par une sainte et aimable conversation. [19]

« Sainte oraison » et « sainte conversation » se rejoignent ainsi pour former un même modèle de civilité, car la seconde imite la première. La fine pointe de la politesse qu’est la civilité, avant de caractériser les rapports humains ou même féminins, est bien utilisée dans le langage salésien pour désigner une certaine forme de dévotion, celle-là même qui voit Dieu comme le premier interlocuteur d’une conversation qui n’est autre que l’oraison.

De la même façon que la « sainte conversation », la vertu de l’humilité, si elle s’exerce en premier lieu vis-à-vis de Dieu, se tourne dans un second temps vers le prochain, qu’il s’agit alors de valoriser en lieu et place de soi-même :

Le haut point de cette humilité gît à non seulement reconnaître volontairement notre abjection, mais l’aimer et s’y complaire, non point par manquement de courage et de générosité, mais pour exalter tant plus la divine Majesté, et estimer beaucoup plus le prochain en comparaison de nous-mêmes. [20]

Y compris dans sa joute apologétique avec son interlocuteur libertin, Pascal fait mention d’un tel impératif. Il convient de faire pour autrui ce que l’on aimerait que l’on fit pour soi :

Mais pour ceux qui vivent sans le connaître [Dieu] et sans le chercher, [ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu’ils ne sont pas dignes du soin des autres et qu]’il faut avoir toute la charité de la religion qu’ils méprisent pour ne pas les mépriser jusqu’à les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette religion nous oblige [de les regarder toujours, tant qu’ils seront dans cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et ] de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu’on fit pour nous si nous étions à leur place. (Fr.681/427) [21]

Or, cet amour d’autrui comme d’un autre soi-même caractérise dans le même temps l’attitude de qui possède une vertu chrétienne, celle de l’humilité, et celui de qui maîtrise un art, celui de la conversation mondaine. De fait, la civilité qui se met en place tout au long du siècle, des salons mondains aux ruelles des précieuses, a bien en commun avec la vie de dévotion, outre l’art et la manière de savoir communiquer avec autrui, celui de préférer le plaisir d’autrui au sien propre. La Bruyère note dans ses Caractères  :

L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres [...] le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui. [22]

L’enjeu est clair : humilité chrétienne et politesse mondaine contiennent les mêmes formules parce qu’elles proposent des attitudes identiques. La dévotion civile n’est pas seulement fruit d’une convenance ontologique de l’homme avec Dieu mais encore elle est source de civilité avec autrui. En ce sens, elle contient en germe la réconciliation de l’homme pieux ou dévot, et de l’homme poli ou honnête.

De fait, elle autorise une conception remarquablement normalisée de la vie chrétienne, au double sens de réglée et de conforme à l’ordinaire. Ainsi, à l’heure de définir ce qu’il appelle la troisième sorte d’extase : celle des œuvres et de la vie, François de Sales opère la distinction suivante :

[...] lors nous ne vivons pas seulement une vie civile, honnête, chrétienne mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique.

La ligne de séparation ne s’inscrit pas entre vie civile et vie chrétienne mais entre vie chrétienne et vie extatique, autant dire entre vie chrétienne et sainteté, même si cette sainteté peut, dans l’optique salésienne, être le fait de celui qui demeure dans le monde :

Ne point dérober, ne point mentir, ne point commettre de luxure, prier Dieu, ne point jurer en vain, aimer et honorer son père, ne point tuer, c’est vivre selon la raison naturelle de l’homme ; mais quitter tous nos biens, aimer la pauvreté, tenir les opprobres, mépris, abjections, persécutions, martyres pour des félicités et béatitudes, se contenir dans les termes d’une très absolue chasteté, et enfin vivre emmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les opinions et maximes du monde et contre le courant du fleuve de cette vie, par des ordinaires résignations, renoncements et abnégations de nous-mêmes, ce n’est pas vivre humainement mais surhumainement [...] partant cette sorte de vie doit être un ravissement continuel et une extase perpétuelle d’action et d’opération.  [23]

Dès lors, la vie civile ou honnête ne conduit plus à « se damner en honnête homme » comme tentait de l’expliquer Pascal [24] ou à vivre en marge de la grâce comme pouvait bien le laisser penser La Rochefoucauld, mais elle se confond avec la vie chrétienne car elle n’en est ni la négation ni un produit de substitution.

La dévotion civile, exposée par François de Sales, proviendrait ainsi d’une double modification de perspective : l’une s’élaborant du point de vue de la spiritualité, l’évêque de Genève centrant son analyse sur la dévotion plus que sur le combat ; l’autre, du point de vue de l’anthropologie, François de Sales soulignant davantage la relation ontologique qui unit l’homme à Dieu, que le péché des origines qui l’en sépare. Si, en commençant, nous rappelions qu’avec lui, la dévotion avait rejoint le monde, nous pourrions maintenant aller plus loin et affirmer que la mystique même a rejoint le monde puisqu’une vie extatique est possible en son sein. En effet, la réconciliation du monde et de la dévotion, en donnant lieu à une nouvelle forme d’extase, met en place une nouvelle définition de la mystique : celle de la sainteté chrétienne dans le monde. Tel n’est pas le moindre mérite de la dévotion civile que celui d’avoir autorisé l’élaboration d’une nouvelle définition de la sainteté, détachée du cadre conventuel, et considérée plutôt comme une approfondissement de la vie chrétienne que comme une vocation particulière adressée à certains.

Hélène Michon, Maître de Conférence à l’Université de Tours - François Rabelais.

[1] Imitation de Jésus-Christ, livre I, ch. 2, traduction par F. de Lamennais, éd. du Seuil, 1961, p. 14.

[2] Erasme, Enchiridion, [1506], éd. J. Festugière, Vrin, 1971, p. 108.

[3] Lorenzo Scupoli, Le Combat spirituel, [1598], 1990, éd. Lion de Juda, coll. Héritage, ch. I, p. 29.

[4] Op. cit., ch. VI, p. 45.

[5] François de Sales, Entretiens spirituels, in Œuvres, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1969, IIIème Entretien, p. 1020.

[6] Ibid., p. 1021.

[7] Introduction à la vie dévote, Ière partie, ch. I, éd. du Seuil, 1977, p. 17. De ce point de vue, l’ouvrage se présente d’emblée comme plus théorique que celui de l’Imitation dans lequel l’auteur stigmatise l’effort définitoire : « J’aime mieux sentir la componction que d’en savoir la définition. » Imitation de Jésus-Christ, livre I, ch. 1, p. 12.

[8] François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, op.cit., livre I, ch. XV, Œuvres, (op. cit.), p. 396.

[9] Ibid., p. 399.

[10] Ibid., p. 404.

[11] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ière section de la IIème partie, q. 8, a. 1.

[12] François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, livre I, ch. XV, p. 400.

[13] Ibid., p.375.

[14] Ibid., p. 395.

[15] Benoît de Canfeld, La Règle de perfection, éd. J. Orcibal, PUF, Paris, 1982, Livre I, ch.18, p. 251.

[16] François de Sales, Introduction à la vie dévote, première partie, ch. I, p. 18-19.

[17] Ibid., chap. II, p. 21.

[18] François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, Livre VI, ch. I, p. 609.

[19] François de Sales, Introduction à la vie dévote, première partie, ch. II, p. 21-22.

[20] Ibid., troisième partie, ch. VI, p. 134.

[21] La première numérotation correspond au classement Sellier, la seconde au classement Lafuma.

[22] La Bruyère, Les Caractères, éd. Garnier, 1962, chapitre « De la société et de la conversation », §16.

[23] François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, Livre VII, ch. VI, p. 682.

[24] « Ce que je vous dis là ne va pas bien loin ; et, si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. » IIIème Discours sur la condition des Grands, in Œuvres complètes, éd. par Jean Mesnard, Desclée de Brouwer, 1992, t. IV, p. 368.

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