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Déification et spiritualité des degrés chez saint Bernard de Clairvaux

Simon Icard

Bien que saint Bernard emploie peu le terme, lui préférant l’expression « unité d’esprit » (unitas spiritus), la déification dans sa doctrine spirituelle a fait l’objet d’études approfondies [1]. Étienne Gilson la définit comme « l’accord parfait entre la volonté de la substance humaine et celle de la substance divine, dans une distinction stricte des substances et des volontés » [2]. L’homme est divinisé lorsqu’il veut pleinement ce que Dieu veut, sans cesser d’être homme ni cesser de vouloir. Tels seront les saints à la fin des temps – on peut qualifier cet état d’eschatologique. Mais, dès cette vie, il fait l’objet d’un désir, exprimé par l’Église dans la prière du Notre Père : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » (Mt 6, 10) Ce désir est la forme actuelle de l’amour, tendu vers son accomplissement, une anticipation des noces éternelles dans la Jérusalem céleste. Dès cette vie, Dieu peut le combler de manière fulgurante dans une extase passagère. Dans la doctrine bernardine, la déification désigne donc moins l’élévation vers Dieu que son terme, « sa consommation dans l’union transformante par la charité » [3].

Pour décrire la déification par l’extase, saint Bernard emprunte des images à Maxime le Confesseur, qu’il connaît par une traduction latine de Scot Érigène, comme l’a montré Étienne Gilson [4] : celui qui aime parfaitement Dieu est comme « l’air inondé de la lumière du soleil [qui] se transforme lui-même en clarté, si bien qu’on le croirait être la lumière plutôt qu’être illuminé », comme « le fer plongé dans le feu [qui] devient incandescent et se confond avec le feu, dépouillé de la forme antérieure qui lui était propre » [5]. La déification est l’un des points de la doctrine bernardine où l’héritage des Pères grecs est manifeste [6]. Peut-être doit-on aussi la comprendre à la lumière de la spiritualité des degrés que saint Bernard a développée en méditant la Règle de saint Benoît tout au long de sa vie de moine cistercien. La présente étude expose cette hypothèse, en éclairant par plusieurs textes bernardins le § 28 du livre L’Amour de Dieu (De Diligendo Deo), que le lecteur trouvera dans son intégralité à la fin de l’article.

La déification, sommet de l’humilité

Saint Bernard distingue quatre degrés de l’amour. Le premier degré est l’amour de soi pour soi. Cet amour égoïste est nécessaire, car il est un amour naturel. Il est le point de départ d’une élévation vers Dieu. Naturel ne signifie pas, dans la pensée de saint Bernard, que l’amour de soi pour soi est un amour sans la grâce divine. Au contraire, il la suppose, comme un ferment qui le travaille de l’intérieur pour le mener à l’accomplissement de l’amour. Le deuxième degré est l’amour de Dieu pour soi. L’amour est encore intéressé, mais il s’ouvre à un autre que lui-même, qui est source de biens pour lui. Le troisième degré est l’amour de Dieu pour Dieu. L’amour est désintéressé, car il fait l’expérience de la douceur de Dieu, qui est « un attrait plus fort que la nécessité de son aide » [7]. Le quatrième et dernier degré est l’amour de soi pour Dieu. « Notre joie ne sera pas tant d’apaiser nos besoins ni d’assurer notre bonheur que de voir l’accomplissement de sa volonté en nous et par nous. » [8] Parvenu au sommet de l’amour, l’homme est déifié. L’accomplissement de l’amour est donc un amour de soi mené à sa perfection. La pureté suprême de l’amour est de s’aimer soi-même comme parfaitement ressemblant à Dieu, autrement dit d’aimer pleinement et uniquement Dieu en soi-même.

Il convient de s’arrêter sur le fait que la déification est l’aboutissement d’une élévation par degrés. Comme de nombreux moines du XIIe siècle, saint Bernard pense l’ascension de l’homme vers Dieu selon un schéma scalaire, directement inspiré par la méditation de saint Benoît sur l’échelle de Jacob (Gn 28, 12), au chapitre VII de sa Règle. Le degré inférieur n’est pas seulement dépassé, mais assumé dans le degré supérieur. Ainsi, chaque degré porte en lui sa plénitude dans la mesure où il conduit au degré supérieur. La pensée bernardine des degrés est une pensée de l’assomption. L’échelle qui conduit à Dieu décrit la progressive élévation de la nature, portée à son accomplissement par la grâce, en un don indu, de surcroît. Les degrés inférieurs ne sont pas considérés de manière autonome, mais en vue du degré ultime, qui est toujours eschatologique : le sommet de l’échelle est l’union à Dieu, qui ne sera pleinement réalisée que dans la Jérusalem céleste. Cette conception de la vie spirituelle comme ascension de l’homme vers des noces pour lesquelles il fut créé est fondée sur une christologie : le Verbe incarné révèle la vocation surnaturelle de l’homme en l’accomplissant.

Il n’est pas sans importance que la matrice des nombreuses échelles spirituelles que saint Bernard nous présente dans son œuvre soit les douze degrés de l’humilité décrits par saint Benoît dans le chapitre VII de sa Règle, un chapitre que saint Bernard a explicitement commenté dans l’un de ses livres, Les Degrés de l’humilité et de l’orgueil (De Gradibus humilitatis et superbiæ). Certes, il serait inutile d’essayer de chercher de strictes équivalences entre ces échelles, tantôt ternaires, tantôt quaternaires, et les douze degrés de la méditation bénédictine. Saint Bernard lui-même commente ces douze degrés en leur superposant trois degrés de connaissance de la vérité [9]. En revanche, si l’humilité est une voie du salut, comme l’affirme saint Bernard [10], on peut se demander si les degrés de l’amour ne suivent pas cette voie et si la déification n’est pas le sommet de l’humilité.

À l’appui de cette hypothèse, on peut remarquer que saint Benoît décrit l’ascension des degrés de l’humilité comme un passage de la crainte à l’amour, un sujet médité par saint Bernard dans ses sermons sur le Cantique des cantiques. « Je ne crains pas parce que j’aime », fait dire l’abbé de Clairvaux à l’Épouse du Cantique, confiante dans l’amour du Verbe qui la cherche au milieu de ses égarements [11]. Or le passage de l’amour de soi pour soi à l’amour de soi pour Dieu est, d’une certaine manière, un passage de la crainte à l’amour. L’homme terrestre qui s’aime lui-même pour lui-même craint pour sa propre subsistance, car il connaît la faiblesse de sa nature. L’homme céleste qui s’aime lui-même pour Dieu aime son créateur et sauveur dans une totale confiance, puisqu’il abandonne tout ce qui lui est propre pour que la volonté de Dieu se fasse en lui. L’ascension des degrés de l’amour est aussi une ascension des degrés de la vérité. L’homme passe de la connaissance de sa misère à la reconnaissance : il se découvre créé à l’image de Dieu et élevé, par un don immérité, à la ressemblance. Pour saint Bernard, l’humilité est cette voie qui nous conduit à la vérité :

On peut définir l’humilité, une vertu par laquelle l’homme devient méprisable à ses propres yeux, en raison de ce qu’il se connaît mieux. Cette définition convient à ceux qui se sont fait des degrés dans leur cœur, et montent de vertu en vertu comme s’ils s’élevaient de degrés en degrés, jusqu’à ce qu’ils arrivent au comble de l’humilité d’où, comme de Sion, c’est-à-dire comme d’un lieu d’observation, ils ont l’œil sur la vérité [12].

La déification comme extase, c’est-à-dire comme sortie de soi-même, apparaît comme le comble de l’humilité : l’homme accède à la connaissance intime de ce qu’il est – un être fait pour Dieu – et à la reconnaissance pour ce don. Le sommet de l’amour est une action de grâce dans la lumière de la vérité. Dieu « élève les humbles » (Lc 1, 52) jusqu’à les faire participer à sa propre gloire.

Si cette hypothèse est juste, il est possible de répondre conjointement à deux interprétations de la doctrine bernardine de la déification, qui sont, en fin de compte, des contestations de son orthodoxie. D’une part, saint Bernard concevrait la déification comme la dissolution de l’homme en Dieu [13] ; d’autre part, il ouvrirait la voie au quiétisme, en décrivant l’homme déifié comme totalement passif face à l’action de Dieu. Si l’homme déifié a atteint le comble de l’humilité, la désappropriation à laquelle il accède n’est pas un anéantissement : transformé, il attend tout de Dieu, ce qui suppose qu’il reste lui-même. On peut bien parler de déification, car il est introduit dans la vie trinitaire en participant à l’action de grâce du Fils envers le Père, dans la procession de l’Esprit. De même, on ne doit pas forcément conclure de l’emploi du verbe déifier à la tournure passive (« être ainsi touché, c’est être déifié ») que saint Bernard nie toute action de l’homme dans sa déification : l’homme consent au don indu qui lui est fait. Le comble de l’humilité est l’acte religieux suprême : recevoir sans restriction et sans aucun mérite à faire valoir.

Part de l’homme, part de Dieu ?

Ainsi comprise, la doctrine bernardine de la déification permet peut-être d’éclairer une question lancinante des spiritualités modernes, qui transparaît notamment dans les doctrines du XVIIe siècle : comment distinguer théoriquement et pratiquement ce qui vient de Dieu et ce qui vient de l’homme dans la vie de l’âme ? L’interminable querelle sur la grâce, qui parcourt tout le siècle, révèle l’arrière-plan théologique de cette interrogation. Dans cette mécanique de la grâce, tout ce que l’on accorde à Dieu est retiré à l’homme, et vice versa. On peut même se demander si l’impérieuse nécessité de faire la part de l’homme et de Dieu dans l’œuvre du salut n’a pas contribué à faire naître une conception anthropologique qui n’est plus proprement chrétienne, le Christ n’étant plus nécessaire pour penser et fonder l’humanité. Il n’est pas sûr que cette question ait perdu de son actualité dans les doctrines spirituelles contemporaines.

Dans la doctrine bernardine des degrés, l’ascension n’est pas conçue comme un retranchement de la nature au profit de la grâce, mais comme un accomplissement de la nature par la grâce. Lorsque saint Bernard affirme qu’il sera « nécessaire que chez les saints tout attachement humain se liquéfie d’une façon indicible, et se déverse totalement dans la volonté de Dieu » [14], il n’évoque pas la fin d’un processus de déshumanisation. Tout au contraire, il décrit la phase où l’homme devient pleinement homme en ne faisant plus du tout obstacle à Dieu en lui. Il est élevé à la gloire pour laquelle il a été créé. En cela, la déification apparaît comme une humanisation menée à sa perfection. Le Verbe incarné, vrai homme et vrai Dieu, en qui les natures humaine et divine, les volontés humaine et divine, sont unies sans confusion ni séparation, accomplit en sa personne la déification à laquelle sont appelés les saints. L’homme a été créé à l’image de Dieu [15], c’est-à-dire en vue d’une conformité avec le Verbe qui seul est « l’image du Dieu invisible » (Col 1, 15). Ce mystère de la création est révélé par la vie de gloire, offerte à l’humanité en la personne du Verbe fait chair.

Saint Bernard maintient fermement la distinction de la nature et de la grâce, de la volonté humaine et de la volonté divine, ainsi que la totale gratuité du salut, sans qu’il soit possible de placer une limite, à tel ou tel degré de l’ascension, où la grâce prendrait le relais de la nature. En chacun de ses degrés, l’ascension spirituelle est totalement l’œuvre de Dieu qui élève et totalement l’œuvre de l’homme qui consent à son élévation. Si Dieu a l’initiative, s’il est prévenant car il « nous aimé le premier » (1 Jn 4, 19), il est pourtant impossible d’établir une répartition des tâches dans l’œuvre du salut. Saint Bernard l’écrit très clairement dans La Grâce et le libre arbitre  :

Ce qui a été commencé par la grâce seule ne s’en achève pas moins avec, en même temps, le concours de [la grâce et du libre arbitre [16]] : aussi est-ce conjoints et non pas séparés, ensemble et non pas tour à tour, qu’ils opèrent une à une les étapes de leurs progressions. Ce n’est pas en partie la grâce, en partie le libre arbitre, mais ils font l’œuvre tout entière par une seule opération indivise : lui certes, la fait tout entière, et elle la fait tout entière, mais comme elle la fait tout entière en lui, il la fait tout entière par elle [17].

L’humilité du Christ, voie de salut pour tous les hommes, n’est-elle pas le cœur de ce mystère ? En l’homme déifié, au sommet des degrés de l’humilité, la part de l’homme est la part de Dieu.

***

Saint Bernard de Clairvaux, L’Amour de Dieu, § 28, trad. J. Christophe :

Puisque l’Écriture dit que « Dieu a tout fait pour lui-même » (Pr 16, 14), il arrivera assurément qu’un jour l’œuvre se conforme à son auteur et s’accorde à lui. Il faut donc qu’un jour ou l’autre nous entrions dans son sentiment : comme Dieu a voulu que tout existât pour lui, ainsi faut-il que nous aussi nous voulions que ni nous-mêmes ni rien au monde n’ait existé ou n’existe que pour lui, c’est-à-dire pour sa seule volonté, non pour notre plaisir. Notre joie ne sera pas tant d’apaiser nos besoins ni d’assurer notre bonheur que de voir l’accomplissement de sa volonté en nous et par nous. C’est ce que nous demandons chaque jour dans la prière quand nous disons : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » (Mt 6, 10) Ô amour saint et chaste ! Ô attachement d’exquise douceur ! Ô intention qui se veut pure et clarifiée, d’autant plus clarifiée et pure qu’il ne s’y mêle plus rien qui nous soit propre ; d’autant plus exquise et plus douce que tout ce qu’on ressent est divin ! Être ainsi touché, c’est être déifié. De même qu’une petite goutte d’eau versée dans beaucoup de vin semble s’y perdre totalement en prenant le goût et la couleur du vin ; de même que le fer plongé dans le feu devient incandescent et se confond avec le feu, dépouillé de la forme antérieure qui lui était propre ; et de même que l’air inondé de la lumière du soleil se transforme lui-même en clarté, si bien qu’on le croirait être la lumière plutôt qu’être illuminé, ainsi sera-t-il nécessaire que chez les saints tout attachement humain se liquéfie d’une façon indicible, et se déverse totalement dans la volonté de Dieu. Sinon comment « Dieu sera-t-il tout en tous » (1 Co 15, 28), s’il reste dans l’homme quelque chose de l’homme ? Bien sûr, la substance persistera, mais sous une autre forme, dans une autre gloire et une autre puissance. Quand cela aura-t-il lieu ? Qui le verra ? Qui le possèdera ? « Quand viendrai-je me présenter devant la face de Dieu » (Ps 41, 3) ? Seigneur mon Dieu, « mon cœur t’a dit : ma face t’a cherché ; Seigneur, je rechercherai ta face » (Ps 28, 6). « Crois-tu que je verrai ton temple saint » (Jon 2, 5) ?

Simon Icard, Né en 1975. Chercheur au Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il a publié Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux. Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, H. Champion, 2010.

[1] Voir notamment Étienne Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, Paris, Vrin, 1934, chap. v ; Pacifique Delfgaauw, « Nature et degrés de l’amour selon saint Bernard », Saint Bernard théologien, Rome, Editiones Cistercienses, 1955, p. 246-251 ; André Fracheboud, « Divinisation », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1957, t. III, col. 1405-1407.

[2] É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, p. 148.

[3] A. Fracheboud, « Divinisation », col. 1407.

[4] Voir É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, p. 38-42.

[5] Saint Bernard, L’Amour de Dieu, § 28.

[6] Sur saint Bernard lecteur d’Origène et de saint Grégoire de Nysse, voir Jean Daniélou, « Saint Bernard et les Pères grecs », Saint Bernard théologien, p. 46-55.

[7] L’Amour de Dieu, § 26.

[8] Ibid., § 28.

[9] Voir Les Degrés de l’humilité et de l’orgueil, § 6.

[10] Voir la description de Jésus-Christ comme voie de l’humilité dans Les Degrés de l’humilité et de l’orgueil, § 1.

[11] Sermon 84 sur le Cantique des cantiques, § 6.

[12] Les Degrés de l’humilité et de l’orgueil, § 2.

[13] Voir la mise au point d’Étienne Gilson dans La Théologie mystique de saint Bernard, au début du chap. V.

[14] L’Amour de Dieu, § 28.

[15] Ad imaginem, selon la traduction latine de Gn 1, 26 que médite saint Bernard.

[16] Le libre arbitre est la liberté « de nature ». Voir La Grâce et le libre arbitre, § 7.

[17] La Grâce et le libre arbitre, § 47.

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