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Descente aux enfers et salut des non-chrétiens

Vieux problème et solution nouvelle
P. Edouard-Marie Gallez

Une conviction théologique de fond anime la « théologie des religions » : les non-chrétiens, au cours de leur vie sur terre, doivent absolument bénéficier d’une grâce équivalente à celle du baptême, sinon ils seraient damnés à leur mort. Ils doivent donc être des « déjà-sauvés » qui s’ignorent, en quelque sorte les « chrétiens anonymes » de Karl Rahner.

Celui-ci, qui se disait thomiste, quoique cette qualification fût alors très mal vue, ne faisait ainsi qu’exprimer un vieux problème de la théologie occidentale, dont les origines remontent à un souci pastoral de Saint Augustin : il faut éviter de parler de ce qui se passe dans le mystère de la mort, sinon les gens s’imagineraient qu’ils pourront toujours « s’arranger » avec Dieu à ce moment-là et ne feront plus d’efforts, au point que les exhortations morales et l’évangélisation même deviendraient vaines [1]. Certes, on pourrait tout aussi bien soutenir le contraire : si quelque chose de décisif advient dans le mystère de la mort, on a tout juste assez des années que Dieu nous donne sur cette terre pour nous y préparer : ce serait donc un stimulant ! [2] Ces divergences pastorales ne sont pas notre sujet, si ce n’est en ceci : la position qui affirme que tout est accompli avant le dernier soupir ou plus exactement à ce moment-là, a été à l’origine principale d’une perspective aux développements redoutables, qui ont affecté la théologie du salut jusqu’à nos jours. Nous n’aborderons même pas la dérive pastorale qui a parfois conduit à enseigner la peur du dernier instant : le croyant ne risque-t-il pas de tout perdre par une ultime mauvaise pensée ? Ceci relève de l’histoire du sentiment religieux. Cet article s’en tiendra aux seuls aspects théologiques, et encore, aux plus importants d’entre eux.

Parmi ceux-ci, on en perçoit sans peine un qui se rapporte à la question des non chrétiens et qui est devenu capital dans les discussions actuelles : si tout doit être accompli au plus tard lors du dernier soupir, comment Dieu a-t-Il fait pour donner auparavant la grâce qui permettra d’être sauvés à ceux qui le méritent ? On voit la grave difficulté, qui n’a pas échappé à Jean-Jacques Rousseau :

Ou le christianisme est nécessaire pour le salut, et vous êtes obligé de damner tous les millions d’hommes qui sont venus au monde sans le Christ ; ou bien vous direz qu’ils peuvent être sauvés, mais alors le christianisme n’est pas nécessaire au salut et toutes les religions païennes valaient autant !

Un syllogisme de base

Le dilemme apparaît encore mieux si l’on décortique le syllogisme sous-jacent, dont tous les termes doivent être posés :

Pour être sauvé, tout homme doit avoir reçu la grâce du salut (dite habituelle et sanctifiante) durant sa vie terrestre.

Or, durant la vie terrestre, seuls quelques-uns auront l’occasion de recevoir cette grâce par le moyen du baptême.

Donc [vu que Dieu veut offrir l’occasion du salut à tous], il existe d’autres moyens que le baptême de sorte que cette grâce puisse être reçue par tout homme durant sa vie terrestre.

Le raisonnement est impeccable. S’il est exact en son fondement, on sera amené à conclure que, par défaut du baptême, Dieu utilise effectivement d’autres moyens pour offrir et même donner la grâce du salut avant leur mort à tous les futurs élus. C’est dans cette ligne qu’on a d’abord imaginé que la circoncision valait le baptême, du moins avant le Christ, histoire d’envoyer au Ciel le plus possible d’Hébreux, et en tout cas tous les « saints » de l’Ancien Testament [3]. Or, pourquoi s’en tenir aux seuls Hébreux avant Jésus ? Que deviennent ceux qui sont morts juste après ? Et tous les autres ? On imagine la pente.

De fait, elle a été suivie, et même jusqu’au bout. Peu importe quel est le théologien du vingtième siècle que l’on place au bout du processus ; Karl Rahner, qui, pour cette raison spécifique, se revendiquait de l’héritage thomiste, en avait une conscience certaine – mais à vrai dire plutôt la conscience d’être à un sommet plutôt que celle d’être au bas d’une pente. Sans être aussi systématiques et en voulant être davantage concrets, beaucoup d’autres théologiens ont cherché quels pourraient être les « équivalents au baptême » qui confèrent la Grâce du salut aux diverses catégories d’hommes. Soyons généreux, expliquent-ils – et qui ne le serait, surtout avec ce qui ne lui appartient pas ? On peut deviner sans peine les « réponses » qui ont été imaginées. Par exemple : comment des bouddhistes peuvent-ils être sauvés ? En étant de bons bouddhistes sincères. Mais pourquoi « réserver » ce bénéfice aux seuls bouddhistes ? On a donc dit et écrit la même chose à propos des musulmans. Ainsi, pour sauver, « Dieu » se sert de Bouddha, de Mahomet, et des autres « religions », promues « moyens de salut ». Car la liste continue avec les Hindous (sauvés à condition qu’ils aiment la musique sacrée, expliquait le Cardinal Journet, ou sans condition particulière selon Jacques Dupuis), avec les Mormons, les Sikhs, etc. D’après ce qu’a écrit dans une revue islamique un ecclésiastique catholique de renom, « il ne faut plus dire : Jésus sauve mais Dieu sauve en Jésus ». Effectivement, car « Dieu » doit pouvoir sauver aussi en Mahomet, Krishna, etc.

Et même : existe-t-il une raison de « réserver » aux seules « religions » les moyens du salut ? Dieu ne doit-Il pas sauver aussi par d’autres « moyens », par exemple les médecins de MSF en vertu de leur appartenance à cette action humanitaire, et finalement tout homme en vertu de ses actes ou de sa valeur morale ? Cette question n’est pas nouvelle non plus – elle était prévisible dès le départ –, mais chaque théologien fait semblant de la découvrir ; le Cardinal Journet parlait de la « charité implicite » animant tout homme qui aime de manière altruiste son prochain, et la Commission Théologique Internationale réunie en 1996 a produit un document indiquant qu’il n’y a pas de raison que les « religions » soient davantage « “touchées” par des éléments de grâce » que « les cultures, l´histoire des peuples, etc. » [4]. Il y aurait certes une contradiction trop flagrante avec le Nouveau Testament que de faire de la valeur morale la source du salut : aussi a-t-on dit que ceux qui mènent une vie morale (ou « altruiste ») la mènent du fait de la grâce qu’ils ont déjà reçue – sans le savoir. Mais comment cela est-il possible ? Quand l’ont-ils reçue sans le savoir et sans même leur consentement ? Jusqu’où faut-il retourner en arrière ? Réponse imaginée : jusqu’à leur premier acte moral, supposé se situer vers l’âge de sept ans ; ce premier acte est censé valoir la grâce ou, au contraire, s’il est mauvais, valoir la damnation éternelle. C’est logique.

La question conséquente des Limbes des enfants

Le jeu très inventif des syllogismes successifs ne s’arrête pas là, car que va devenir l’enfant mort sans le baptême avant sept ans, c’est-à-dire avant d’avoir pu poser un premier acte moral délibéré ? Il ne mérite pas l’Enfer, mais pas le Paradis non plus. Comme il ne mérite rien, on a donc inventé pour lui un lieu qui n’est ni le Paradis, ni l’Enfer : les Limbes. Il s’agit logiquement d’un état de privation de Dieu (puisqu’il ne mérite pas la vision de Dieu), mais sans souffrance (qui serait elle aussi imméritée). Cependant, comme il n’est pas possible d’imaginer un troisième lieu entre l’Enfer et le Paradis, on mettra lesdits enfants en Enfer, mais à la limite supérieure, là où les démons s’abstiennent d’aller selon ce qu’on supposera : d’où précisément le nom de « Limbes » ou limites. En fait, tout ceci a été dit au douzième siècle déjà, voire avant. Sans que le mot existât encore, la question avait commencé à être soulevée dès l’époque de… saint Augustin [5].

On retourne ainsi au point de départ, ce qui n’a rien pour surprendre. Car il ne faut pas six ou seize siècles pour que des conséquences logiques soient tirées d’une proposition, à savoir l’idée qu’il ne se passerait rien dans le mystère de la mort : un homme lucide et raisonneur peut y arriver en très peu de temps. Simplement, personne, souvent, n’y pensait ou « n’osait » les tirer toutes. C’est ainsi que les ultimes conséquences n’ont été formulées en milieu chrétien qu’au vingtième siècle, dans ce qu’on a appelé la « théologie des religions ». La théologie et la catéchèse ne s’en sont pas encore remises.

Plus on attend, plus l’abcès est gros. Le premier défi à surmonter par les théologiens était celui du conformisme, même concernant la question des Limbes. Tous les exégètes et théologiens savaient très bien que le Nouveau Testament n’offre pas le moindre fondement à cette élucubration théologique, mais toute mise en question en ce domaine avait été déclarée « fausse, téméraire et injurieuse pour les écoles catholiques » [6]. Les gens courageux sont rares. Ils le sont encore plus lorsqu’ils se rendent compte que ce défi en cache un autre : avoir suffisamment de temps et d’énergie pour remettre en question non seulement les Limbes, mais jusqu’au fondement augustinien qui avait conduit à leur élaboration. Il ne semble pas y avoir eu une seule œuvre à la hauteur d’un tel défi.

Ainsi, il a fallu attendre la fin du vingtième siècle pour qu’un Pape et un futur Pape – Jean-Paul II et Benoît XVI – ouvrent eux-mêmes les voies qui résolvent ce vieux problème (elles restent encore à développer dans toute leur rigueur et ampleur).

Depuis Evangelium Vitae (1995), l’idée des Limbes se trouve désavouée par l’affirmation selon laquelle les enfants morts sans le baptême sont « dans le Seigneur [7] ». En fait, cette affirmation était un développement d’une perspective ouverte trente ans plus tôt par le texte de Gaudium et Spes (1965, n° 22) qui affirmait que le salut « est offert à tous, d’une manière que Dieu connaît [8] , par la possibilité d’être associés au mystère pascal » du Christ ; aucune interprétation de ce passage ne permet d’exclure les enfants de sa portée.

La question première : le mystère de la mort

Et il y a surtout ce qui est dit dans le Catéchisme de l’Église Catholique (1992) à propos du mystère de la mort. Là, on touche au fond du problème, quoique beaucoup ne s’en sont pas encore aperçus.

Faut-il le rappeler, dans un jeu de syllogismes successifs, la vérité des conclusions diverses ne tient pas seulement à la rigueur des raisonnements – et soyons certains que, dans les domaines abordés ici, les raisonnements ont été rigoureux. Du reste, les grandes œuvres théologiques, qu’elles soient chrétiennes, musulmanes ou autres, sont toujours épouvantablement logiques. Mais elles peuvent être fausses. Tout dépend du point de départ. La moindre erreur au départ, par le jeu même de la rigueur logique, va vicier tout ce qui sera construit dessus.

L’erreur de départ a été signalée dès le début de cet article : c’est l’idée qu’il ne se passe rien dans le mystère de la mort. Ce n’est pourtant pas ce qu’une lignée de mystiques n’a cessé de dire depuis deux mille ans ; mais il s’agit surtout des femmes tandis que les théologiens sont des hommes… Or, la compréhension même de la Passion du Sauveur était en jeu dans ce différend : à en croire l’approche théologique habituelle, en son âme, Jésus n’aurait rien « vécu » – simplement, il est mort et puis il s’est retrouvé ressuscité. Beaucoup de mystiques ne voyaient pas les choses aussi étroitement.

En fait, ce qu’on avait oublié de regarder, c’est ce qui a été appelé le mystère de la « Descente du Christ aux enfers », à cause du Symbole des Apôtres et des traditions orientales. Jésus est lui-même descendu dans le “mystère de la mort” : l’aspect capital de ce fait pour la compréhension du mystère du Salut en général et du salut des non chrétiens en particulier a été mis en lumière dans les numéros 634 et 635 du Catéchisme qui sont précisément consacrés à la « Descente aux enfers ». Se fondant sur 1P 4, 6 – “L’évangile a été également annoncé aux morts” –, le n° 634 ouvre une perspective qui dépasse la conception chronologique ancienne qui réservait aux seuls « saints » de l’ancienne Alliance le fruit de la Descente :

La Descente aux enfers est l’accomplissement, jusqu’à la plénitude, de l’annonce évangélique du salut. Elle est la phase ultime de la mission messianique de Jésus, phase condensée dans le temps mais immensément vaste dans sa signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux, car tous ceux qui sont sauvés ont été rendus participants de la Rédemption.

Une perspective évangélique qui avait échappé : rencontrer le Sauveur

De nombreux termes sont à relever. D’abord, c’est le lieu où l’annonce du salut se fait en plénitude. Même si cette annonce source de salut est répandue, elle est loin d’être plénière sur la terre : elle ne touche qu’une minorité de gens vivants. Or, le texte affirme que la Descente aux enfers « accomplit » cette plénitude au bénéfice des hommes de « tous les lieux et tous les temps », donc de tous, et cela dans leur mort ; cet accomplissement est même celui de la « mission messianique de Jésus ». Ainsi – et seulement ainsi –, la totalité des hommes de « tous les lieux et tous les temps » est touchée. En effet, dans le mystère de la « Descente aux enfers », le vécu divin rejoint – ou plus exactement précède – le vécu de tous les hommes au terme de leur vie sur terre. Ce mystère se situe dans un au-delà du temps que le n° 635 appelle justement la « profondeur du mystère de la mort » : « Le Christ est donc descendu dans la profondeur de la mort afin que les morts entendent la voix du Fils de Dieu et que ceux qui l’auront entendue vivent » (Jn 5,25) [suivent les citations de Ac 3,15, de He 2,14-15, de Ap 1,18 et de Ph 2,10].

Les philosophies occidentales qui tiennent la mort pour l’évanouissement dans l’inconnu ou dans le néant doivent être revues ; au reste, elles sont contraires aux approches anthropologiques nouvelles, dont les meilleures étudient les expériences proches de la mort (ou NDE) aussi bien que les traditions mystiques (chrétiennes) qui sont si riches. Dans ce domaine, l’avenir de la théologie serait de croiser ces études avec l’enseignement du Magistère récent, sans négliger l’apport des traditions chrétiennes orientales qui, toutes, ont fait de la « Descente aux enfers » une fête liturgique, au moins le samedi saint – on est encore très loin d’une telle fête en Occident. Certes, on pourrait objecter que dans ces matières, et en particulier dans les expériences dites proches de la mort, il y a un grand discernement à faire ; justement, c’est le travail qui est attendu du théologien [9], et non pas de répéter ce qu’il a appris. Et la clef de ce discernement, à la lumière du Nouveau Testament, c’est la question de la Rencontre.

Toute la vie publique du Christ en témoigne : la rencontre avec lui sauve. Il ne s’agit évidemment pas d’une rencontre au sens d’un croisement, comme on dit : « J’ai croisé untel dans l’escalier ». Une rencontre humaine est un échange et change quelque chose en chacune des deux personnes impliquées. Le Christ n’a pas besoin d’être enrichi par notre rencontre (il sait ce qu’il y a dans l’homme, Jn 2,25) ; nous, nous avons besoin de la sienne. Par lui et lui seul, la mort devient la porte de la Vie, et ceci ne peut se réaliser que dans le mystère de sa Descente, où l’âme de tout homme qui meurt est appelée à rencontrer celle du Christ.

Une rencontre, c’est également une acceptation, même si l’on ne connaît pas (encore) l’autre, ou alors c’est un refus de l’autre. Dans le mystère de la Rencontre avec le Christ, il n’y a plus de place pour les faux-fuyants :

Et le jugement le voici : la Lumière est venue dans le monde et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière parce que leurs œuvres étaient mauvaises.
Tout homme en effet qui fait le mal déteste la lumière et ne vient pas vers la Lumière, de crainte que ses œuvres ne soient réprouvées. Mais celui qui fait la vérité vient vers la Lumière afin que soit manifesté que ses œuvres ont été accomplies en Dieu. (Jn 3,19-21)

Telle est la réponse à donner à l’inquiétude pastorale de saint Augustin : face à la Lumière qui dévoile toute chose, nul ne prendra une position contraire à l’orientation profonde de toute sa vie ; pour attirante qu’elle soit, la Lumière du Sauveur n’en est pas moins une épreuve terrible pour tous ceux qui, ayant choisi de ne pas la fuir, rechignent à se reconnaître pécheurs.

Une histoire avec l’Esprit Saint

Il faut simplement ajouter un détail, à la fois essentiel et toujours discret : l’Esprit Saint. Lui redonner sa place dans la théologie permet de dire la foi de manière cohérente. C’est tout au long de notre histoire que l’Esprit agit : c’est Lui qui « met en rapport » avec le Sauveur par des actes de foi, d’espérance et de charité (qui, en tant qu’actes ne supposent rien encore qu’eux-mêmes, sous le souffle de l’Esprit) – sinon personne ne demanderait jamais le baptême. Il est toujours premier dans l’ordre du salut sur cette terre, comme on le voit dès l’Annonciation. Il « convertit », c’est-à-dire « tourne vers » le Sauveur, et celui-ci mène au Père. Et dans la conversion, la nécessité apparaît de rencontrer le Sauveur, de sorte qu’un lien ferme et définitif soit établi ; c’est ce que réalisent les sacrements dans les diverses dimensions de notre vie, et d’abord le baptême qui purifie l’âme et commence la sanctification de toute notre personne.

Le mystère de la Rencontre ultime est ainsi anticipé sur cette terre par les sacrements, y compris dans sa dimension de jugement, car déjà le baptême ne va pas sans la renonciation préalable au Mal et la volonté de le combattre toujours. C’est comme anticipations que les sacrements se comprennent vraiment, loin d’une vision individualiste : ils ne sont pas seulement pour notre âme (autrement, une simple préparation morale suffirait en vue de la Rencontre), mais aussi pour cette terre : ils y réalisent déjà le salut, même si la dimension d’achèvement glorieux manque encore. Si on ne regardait pas l’histoire humaine où la Gloire de Dieu doit encore se manifester, les sacrements deviendraient incompréhensibles.

L’histoire avec l’Esprit Saint est indissociable de la médiation de l’Église, qui continue celle du Christ, par la Parole [10] et les sacrements. Même si cette médiation n’est pas parfaite, elle offre à l’Esprit d’intervenir. Cette imperfection n’est donc pas une raison d’imaginer d’autres « voies de salut », puisque le lieu par excellence du salut est le mystère de la Descente et que la médiation de l’Église n’a d’autre but que d’en vivre déjà ; ceux qui n’en vivent pas s’y préparent néanmoins déjà à travers la droiture de leur vie – mais il ne peuvent pas le savoir (si le terme de savoir a du sens ici). On voit combien sont gratuites, inutiles et finalement méprisantes pour l’histoire et la liberté humaines les théories qui imaginent un Dieu distribuant son « salut » comme un avion répand des agents chimiques sur des champs, sans le consentement des gens concernés et surtout sans qu’ils aient rencontré et accepté celui qui sauve.

Le sens de l’histoire, qui est si dépendant de la place donnée à l’Esprit Saint, s’est beaucoup perdu dans la théologie ; et les sacrements sont devenus d’obscurs mystères – ou plutôt de moins en moins mystérieux : on a eu tendance à en faire des autocélébrations du Peuple en marche, des « grand-messes » comme on le dit précisément de rassemblements tels que des meetings politiques ou des matchs de football (côté gradins). Là encore, le problème n’est pas nouveau, il déroule simplement ses ultimes conséquences. Dès que l’on perd de vue la finalité des sacrements, qui anticipent sur cette terre concrètement et sous une manière adaptée la Rencontre du Sauveur qui aura lieu un jour dans le mystère de la mort, on ne peut plus voir clairement leur rapport au salut. Alors, à défaut d’être « accrochés » à la finalité, il le sont à l’événement du passé [11] qui nous vaut le salut – la mort du Christ. Le sens de l’histoire s’est perdu au profit de la chronologie, ce qui n’est pas la même chose.

Concevoir la « Descente » comme centre du mystère du salut

Quand on se met à absolutiser la chronologie terrestre, on ne peut tout d’abord plus penser un au-delà de la mort physique : on meurt, et on se retrouve tout à coup dans un des « lieux » appelés soit Ciel, soit Purgatoire, soit encore Enfer. Comment en est-on « arrivé » là ? Mais c’était déjà à propos de la mort du Christ que la réduction de l’histoire à la chronologie fait difficulté. On ramenait la question du salut à l’événement du 7 avril de l’an 30. Jésus meurt, mais justement il ne ressuscite pas tout de suite. Que fait-il dans l’intervalle ? C’est qu’avant le 7 avril, personne ne pouvait encore être sauvé : le terme assez vague des « enfers » où Jésus se rend est interprété comme désignant un « lieu » d’attente, celui des justes mais même aussi celui des injustes (qui sont à l’étage en dessous et que Jésus sera dit ne pas visiter). En fait, on imagine même que le séjour de l’âme de Jésus parmi les justes a duré quarante-deux jours, car, logiquement, il ne pouvait pas emmener ceux-ci au Ciel avant d’y être monté lui-même (lors de l’Ascension) [12] ; alors seulement, ce lieu d’attente fut fermé, les démons y coopérant gentiment en transférant de leur côté tous les injustes en Enfer.

À travers ces élucubrations très imaginatives (que tout le monde trouvait absolument normales en Occident), on devine une certaine conception absolue du temps. Or, depuis un siècle, la relativité du temps physique a été démontrée. Le fait est que la théologie n’en a tenu aucun compte. Au contraire, elle semble même avoir trouvé ses délices (autistes ?) dans d’interminables pensées en boucle, dont la « théologie des religions » est assurément le sommet. D’heureuses exceptions apparaissent néanmoins, telles que Hans Urs von Balthasar, qui a commencé à redécouvrir le mystère de la Descente [13] (à travers l’expérience d’une mystique [14]). C’est que, effectivement, l’unique porte de sortie de ces cercles vicieux, c’est la redécouverte du mystère de la Descente tel qu’il a été présenté ici en vertu du CEC (c’est-à-dire comme vécu de l’âme du Christ qui précède glorieusement le vécu de l’âme de tout homme qui meurt, quels que soient les lieux et les temps).

Dire cela, c’est mettre ce mystère au cœur du mystère pascal, mais c’est bien le sens de la fête du Samedi Saint, si chère aux Orientaux. Le sens même de la Croix s’en trouve éclairé : est-ce un hasard si, traditionnellement, les théologiens en arrivaient à ne plus savoir pourquoi Jésus est mort ? En effet, selon un beau syllogisme, le Dieu qui peut tout aurait pu sauver l’humanité sans un tel sacrifice, assurent-ils. Seulement voilà : la plénitude de la « mission messianique de Jésus » n’implique-t-elle pas qu’il soit mort, de sorte que « les morts entendent la voix du Fils de Dieu et que ceux qui l’auront entendue vivent » [15] ? Le salut passe par la Rencontre de celui qui est la Porte (Jn 10), et il n’y a pas d’autre porte.

Étant central en soi et capital en ses implications, le mystère de la Descente du Christ aux enfers est à redécouvrir urgemment, aux plans théologique, pastoral et liturgique. Seul le plan théologique a été abordé ici. Mais chacun imaginera sans peine les ouvertures que permet un sens vrai de l’histoire où l’Esprit est reconnu à l’œuvre. La différence entre chrétiens et non chrétiens, c’est que les premiers ont déjà rencontré le Sauveur (et l’ont suivi). Quant aux seconds, le salut qui n’est pas réalisé aujourd’hui pourra l’être demain, ou dans l’acquiescement à Jésus-Christ offert ultimement dans le mystère de la mort : pour beaucoup d’entre eux, la vie terrestre n’aura pas pu être le moment du salut mais bien celui de sa préparation (cf. Jn 3, 20-21). Sans l’absolutiser, cette perspective donne le sens vrai de l’évangélisation, pour la Gloire de Dieu.

P. Edouard-Marie Gallez, Né en 1957, membre de la Congrégation Saint-Jean, a soutenu en 2005 à l’Université de Strasbourg sa thèse de doctorat, intitulée « Le Messie et son prophète. Aux origines de l’islam ».

[1] Augustin, Lettre 164 à Evodius, n° 13, cf La Bonnardière Anne-Marie, Saint Augustin et la Bible, Paris, Beauchesne, 1986.

[2] En réalité, il n’y a tout simplement pas de rapport à établir : même s’il le dit – ce qui est bien rare au demeurant –, l’être humain n’agit pas en fonction d’un au-delà futur qui lui est de toute façon inconnu. Le sens de l’au-delà se vit dans le présent, non dans le futur.

[3] On cite les paroles de Jésus évoquant Abraham, Isaac et Jacob comme vivants en Dieu (Mt 22,32 par Mc 12,26 ; Lc 20,37). Mais la question n’est pas le fait de leur sainteté, mais le comment.

[4] Commission Théologique Internationale, Le christianisme et les religions, Paris, Cerf/ Bayard/ Centurion, [1996] 1997, n° 84. Le document est écrit tout entier en termes de « il semble que », « on ne peut exclure que », « il est possible que », « le point reste ouvert », etc.

[5] Le Cardinal Journet fait remarquer en effet que le troisième canon du Concile de Carthage (418), auquel saint Augustin participa, « niait que les enfants qui meurent avant le baptême soient bienheureux et affirme qu’ils relèvent du diable » (L’Église du Verbe incarné, t.2, Paris, DDB, 1951, p. 767 – cf. Denzinger n° 102, note 3).

[6] Il faut préciser que la bulle Auctorem Fidei de Pie VI en 1794 entendait s’opposer au Synode de Pistoie qui envoyait carrément en Enfer les enfants morts sans le baptême, et beaucoup d’autres avec eux. Le texte de Pie VI qui définissait les Limbes comme “le lieu où les âmes de ceux qui sont morts avec la seule faute originelle sont punis de la peine du dam, sans la peine du feu”, doit être considéré comme un adoucissement et une ouverture.

[7] Le passage, adressé aux « femmes ayant eu recours à l’avortement », est le suivant : « Ouvrez-vous avec confiance et humilité au repentir... Vous vous rendrez compte que rien n’est perdu, et vous pourrez aussi demander pardon à votre enfant qui vit désormais dans le Seigneur » (Evangelium Vitae, n° 99).

[8] « D’une manière que Dieu connaît » : ceci ne veut pas dire d’une manière que Dieu seul connaît, comme s’Il avait voulu cacher des choses tout en faisant semblant de les révéler (Jn 16,13), mais : d’une manière que nous, théologiens présents à Rome en 1965, ne sommes pas en mesure de préciser aujourd’hui. Un théologien comme notre Pape Benoît XVI y a justement travaillé depuis lors, et le fruit de son travail vient compléter cette lacune du travail conciliaire.

[9] En attendant, on peut se reporter à l’excellente étude de synthèse de Rose Seraphim, The Soul after Death, St Herman of Alaska Brd, Platina (Cal.), [1980], 1993.

[10] La Parole de Dieu s’est liée à celle des hommes qui témoignent, mais la parole humaine peut prendre des formes indirectes, à travers l’écriture sur papier ou par lien informatique. Un non-chrétien qui trouve une Bible sur un banc public est touché par la médiation de l’Église : il y a d’abord eu un chrétien qui l’a oubliée à cet endroit. Et s’il la lit, l’Esprit est déjà à l’œuvre.

[11] Comment concevait-on que des sacrements donnés mille ou deux mille ans après soient reliés au mystère pascal de l’an 30 ? De manière intentionnelle, grâce à la foi consciente qui crée le lien ; ils devenaient ainsi les sacrements de la foi. D’où l’idée que les enfants sont baptisés dans la foi des parents – une idée qui n’est juste qu’au plan pastoral et qui aboutit au refus avant l’âge adulte : car sans une foi « adulte » qui « sait », que vaudrait le baptême ? On a simplement oublié que les sacrements ne sont pas de la foi mais de l’Esprit Saint.

[12] C’est ce qu’explique, parmi beaucoup d’autres auteurs, saint Thomas d’Aquin, par exemple dans la S.Th. 3a q.52 a.5 ad 3m et q.57 a.6 c.

[13] L’affirmation de la Descente aux enfers a seulement fait l’objet d’une mini-définition dogmatique qui tient en deux mots ; lors du 4e Concile de Latran (1215), on a simplement souligné que Jésus est descendu aux enfers en son âme (donc pas seulement en sa divinité – saint Augustin s’était posé la question !) : “Sed descendit in anima et resurrexit in carne, ascenditque pariter in utroque : mais il est descendu en son âme, est ressuscité en sa chair, et est monté pareillement en l’une et l’autre ».

[14] Adrienne von Speyr, 1902-1967.

[15] Jn 5,25 repris dans le n° 635 du CEC. Tous les exégètes s’accordent pour dire que ces paroles du Christ s’appliquent bien à ceux qui sont morts réellement (et non pas moralement comme Augustin l’aurait préféré).

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