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Du Pape

P. Michel Gitton

On sait quel bouleversement introduisit dans les esprits le livre de Joseph de Maistre portant ce titre, lorsqu’il parut en 1819. Sortant des thèses desséchées du gallicanisme, du joséphisme, du philosophisme etc…, qui avaient encombré la pensée catholique au 18e siècle (et contribué à leur façon au désastre religieux de la Révolution), voilà que s’affirmait une manière neuve de voir le rôle du Pape : au lieu de la méfiance qui avaient empoisonné les relations entre Rome et les états européens, depuis le 16e siècle pour le moins, il proposait de voir dans l’institution pontificale le support de la liberté face aux diktats des idéologies, à l’arbitraire des pouvoirs et au déclin de la culture. Le recours, déjà romantique, à l’image médiévale du Pontife romain, soutien tutélaire des ordres religieux, champion de la paix de Dieu et de la Croisade, réconciliateur des princes, tranchait avec le climat de rivalité qui avait fait se dresser contre « l’arbitraire de Rome » tant d’énergies gaspillées dans les siècles passés.

L’ultramontanisme du XIXème siècle était né. Et malgré ce qu’on a pu dire de ses limites, on doit lui reconnaître un immense mérite, celui d’avoir permis la transition du catholicisme (français en premier lieu, mais plus généralement européen) d’un horizon de religion d’État, où les structures de l’Église se calaient sur celles de la société, à la perspective d’une Église indépendante, dotée de sa propre organisation, capable de tenir tête quand il le faut aux autorités en place, et poursuivant sa mission propre d’évangélisation. C’est lui qui a réussi le pari de rendre possible l’action indépendante du Saint Siège, dans son effort missionnaire en un siècle d’expansion coloniale, au point que le résultat obtenu a pu, dans bien des cas, transcender les conflits entre les Puissances impérialistes et survivre à leur retrait.

C’est lui surtout qui a provoqué dans le peuple chrétien cet attachement simple et direct à la personne du Souverain Pontife, qui n’avait guère existé jusque là. La personnalité attachante du Bienheureux Pie IX, comme le charisme de presque tous ses successeurs, y ont sans doute grandement contribué. Mais le sens d’un lien personnel avec le « Père commun » était déjà en germe dans les fondements de l’ultramontanisme moderne. A mesure que la figure des souverains temporels se faisait de plus en plus pâle et falote, l’image du Successeur de Pierre ressortait avec un prestige nouveau, fondée sur sa fonction, mais aussi une manière paternelle et intrépide de l’exercer, dans un monde de plus en plus impersonnel. Sans doute Jean-Paul II a-t-il poussé à son extrême cette dimension de la fonction pontificale, en rejoignant physiquement les foules du monde entier comme aucun homme ne l’avait fait jusque là, mais l’élan avait été donné dès que Pie VII était monté sur le trône chancelant de Pierre, après la mort de celui qu’on saluait à l’époque comme le « dernier pape » (Pie VI mort en exil à Valence en août 1799).

Qu’on le veuille ou non, nous sommes, nous catholiques du XXIème siècle, héritiers de ce renouveau de la fonction pontificale et nous serions donc bien sots de ne pas lui être fidèles. Certes nous avons conscience des erreurs auxquelles a mené une exaltation unilatérale du rôle du Pape aux dépens de l’ensemble du corps de l’Église, mais l’expérience de ces dernières années prouve qu’il serait naïf d’attendre d’une revalorisation immédiate de la collégialité (aux dépens de la primauté) le rééquilibrage salutaire. Là où la Curie romaine s’est tenue, depuis le Concile Vatican II, au respect scrupuleux des prérogatives de l’épiscopat, on ne voit que trop que ce retrait a mis en place des contre-pouvoirs, qui ne servent la plupart du temps qu’à perpétuer le désordre et à entraver l’action réformatrice du Saint Siège. Tout terrain abandonné par Rome est généralement occupé par la bureaucratie ecclésiastique et par des groupes de pression qui n’agissent pas dans le sens du renouveau. Lorsque le pape Jean-Paul II a réinvesti timidement, puis de plus en plus clairement, au fil de son pontificat, le terrain de la Primauté romaine, en enseignant, comme docteur de la foi, une Vérité qui ne cherche pas d’abord à se faire accepter, mais qui s’énonce au nom de Dieu [1], il a rendu aux chrétiens (même en dehors de l’Église catholique) l’espérance de sortir du marasme actuel, et l’audace de regarder l’avenir en face. L’élection de Benoît XVI semble bien inaugurer la poursuite de cette orientation.

Pourtant jamais ni Jean-Paul II, ni son successeur n’ont renoncé à appeler de leurs vœux une reformulation de la fonction qu’ils exercent, pour lui donner un sens plus juste et plus riche, capable de rallier, entre autres, nos frères d’Orient, mais aussi les meilleurs des Protestants. Ils se sont dits conscients de la difficulté que représente, pour la tradition orientale, la papauté dans la forme qu’elle a prise au cours de l’histoire des derniers siècles. Et nous voudrions à notre tour nous inscrire humblement dans cette perspective. Ni triomphalisme, ni défaitisme par conséquent, mais la conscience tenace de tenir là une richesse, qui, pour briller aux yeux de toute intelligence chrétienne, doit accepter un décapage de ses contrefaçons, et une libération de ses raidissements.

Naguère, le P. Bouyer nous enseignait à voir dans l’infaillibilité du Pape (comme d’ailleurs dans celle des Conciles) autre chose qu’une sorte d’oracle tombé du ciel, d’où sortiraient des vérités inédites. Prenons le temps de le relire :

Nous parlons trop souvent de ce que nous appelons le magistère vivant, c’est-à-dire l’enseignement autoritaire de la hiérarchie groupée autour du pape, comme s’il s’agissait d’une source nouvelle et indépendante de la vérité révélée. Rien ne saurait être imaginé qui fasse plus de tort à la vérité catholique, non seulement aux yeux des protestants mais à nos propres yeux. Le magistère de la hiérarchie, en effet, n’est le sujet d’aucune inspiration divine pour proposer à l’Église des vérités neuves ou inédites. Il est seulement « assisté » par Dieu pour ne pas tomber dans l’erreur lorsqu’il propose et définit les vérités qui sont contenues dans le dépôt de la révélation, laquelle a été faite une fois pour toutes aux apôtres et ne saurait recevoir la plus légère addition. Encore, les Évêques, soit individuellement, soit en concile, et le Pape lui-même, pour saisir ces vérités et les formuler, doivent comme tout le monde et par les mêmes moyens les chercher dans la Sainte Écriture, éclairée par l’ensemble de la tradition. L’infaillibilité qui s’attache à l’enseignement du pape comme docteur universel, ou à l’enseignement universel de l’épiscopat, ne signifie même pas que toutes les définitions, à plus forte raison la proclamation ordinaire de la vérité révélée par le magistère, sauront l’exprimer aussi bien qu’il serait désirable. Cela dépend de la ferveur, de la compétence théologique et de toutes les qualités très variables, aussi bien que les dons gratuits de l’Esprit, que tel pape ou tels évêques peuvent ou non recevoir. Ce que l’infaillibilité garantit n’est que négatif : même si tel pape ou tel concile, voire l’ensemble de l’épiscopat d’une époque, présentent la vérité évangélique, comme il peut advenir et comme cela est arrivé dans le passé, assez pauvrement, jamais, croyons-nous, la divine Providence, qui veille sur l’Église, ne permettra qu’ils altèrent positivement cette vérité. [2]

Il nous faudra aussi commencer à entendre ce que l’Orient chrétien nous dit de la primauté, qu’ils ne nient pas, dont ils reconnaissent même qu’elle va de pair avec la collégialité, mais qui doit, selon eux, « favoriser la vie et la croissance de l’Église et non lui faire obstacle » (Philarète de Minsk [3]), sous-entendu : ne pas être une fin en soi, se justifier, comme toute vraie autorité d’ailleurs, par sa fécondité spirituelle, et non s’imposer de manière purement juridique et disciplinaire. Ils sont méfiants quand ils soupçonnent la doctrine catholique de faire dépendre la succession apostolique de la soumission à l’évêque de Rome, ce que nous n’avons jamais enseigné. La référence essentielle est, pour eux, le 34ème canon de ce qu’on appelle « les Canons des Apôtres », ensemble juridique reçu dans l’Église depuis au moins le IVème siècle ; il y est dit : « les évêques doivent reconnaître lequel d’entre eux est le premier (le primat) et ne rien faire sans lui (…), mais le premier non plus ne peut rien faire sans l’assentiment de tous les autres. » Bien sûr, en Latins que nous sommes, nous flairons là un principe d’immobilisme, qui empêchera tout progrès et toute évolution, et ramènera l’autorité, quelle qu’elle soit, à un rôle de négociation infinie, où personne ne pourra jamais prendre de décision. Mais il reste vrai que le cadre juridique ne fait pas tout, et que, l’expérience le prouve, si le pape doit avoir les mains libres pour engager l’Église dans les chemins de la mission et du renouveau, il ne peut réellement le faire que s’il a suscité, par la force de sa parole, par l’exemple de son courage personnel face aux puissances de ce monde, par son dépouillement intérieur devant ses frères dans l’épiscopat, un tel courant de charité qu’il pourra tout demander, et tout obtenir.

Revisiter notre tradition pour pouvoir la proposer à tous, voilà l’urgence, telle que nous l’a indiquée Jean-Paul II. Ce numéro voudrait y contribuer en examinant quelques questions autour des grands axes de la fonction pontificale : infaillibilité doctrinale, juridiction universelle, et ce qu’on pourrait appeler sa mission « prophétique », la capacité d’adresser à l’Église toute entière, et au monde, un message décisif. L’immensité du dossier historique n’a pas permis d’examiner, comme on aurait souhaité, la tradition orientale, mais on peut espérer que ce numéro (qui n’est pas le premier sur ce thème) provoquera des réactions, qui appelleront d’autres développements...

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] On pense d’abord à la remarquable encyclique Veritatis Splendor (1993) sur la possibilité de proposer des normes absolues en morale, puis à toute une série de textes sur le respect du Dimanche (1998), sur la nécessité de professer la foi catholique pour tout titulaire d’une charge d’Église (1998) ; mais la formulation la plus claire se trouve dans la lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis, sur la non-ordination des femmes au ministère sacerdotal (1994) : « C’est pourquoi, afin qu’il ne subsiste aucun doute sur une question de grande importance qui concerne la constitution divine elle-même de l’Église, je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (cf. Lc 22, 32), que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église ».

[2] L. Bouyer, Parole, Église et Sacrements dans le Protestantisme et le Catholicisme, DDB, Bruges-Paris, 1960, p. 64-65.

[3] Entretien paru dans SOP (Service Orthodoxe de presse), n° 305, février 2006.

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