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Editorial

P. Michel Gitton

Les rédacteurs de Résurrection sont de ceux qui croient qu’il est intéressant de parler de Dieu.

Dieu n’est pas le « grand vertébré gazeux » que certains penseurs allemands avaient cru discerner dans le discours des chrétiens. Dieu est quelqu’un qui vaut la peine d’être connu. Ni idole de nos désirs, ni abstraction fumeuse, il reste le sujet le plus riche et le plus fascinant qui provoque à penser, avant même de se donner à aimer.

Parler de « Dieu personnel » est essentiel, mais risqué. On a raison d’affirmer la « personnalité de Dieu », car le danger est grand, surtout à l’heure actuelle, de verser dans l’impersonnel : Dieu-Force cosmique, Dieu-Énergie, plénitude sans visage, océan sans rives ni fond, on voit bien vers quels horizons se dirige aujourd’hui la pensée sur Dieu. Elle va volontiers chercher ses sources dans le principe divin indifférencié, tel que la pensée hindoue l’a, paraît-il, entrevu. Ceci sur le fond d’une réaction à la tradition chrétienne, ou à ce qu’on a pris pour elle : image d’un « Bon Dieu » par trop humanisé, par trop mêlé à nos histoires, père humilié d’un piètre roman bourgeois, vieillard souffreteux que la pitié a étouffé (Nietzsche).

La tradition biblique (conservée également dans l’Islam) nous donne une autre idée de Dieu : Dieu fort et juste, exigeant et miséricordieux, complètement en dehors de tout soupçon, souverainement élevé au-dessus de toute chose et pourtant attentif à la moindre de ses créatures. À ce Dieu on peut parler, parce que le premier il nous a parlé, par sa création, par sa Loi et (pour les chrétiens) par son Fils. Ce Dieu appelle, il ouvre un avenir pour l’homme. Il s’engage dans une relation qui a nom alliance, comme le soulignent les analyses d’Isabelle Rak sur l’Ancien Testament. Si l’on croit que la plénitude pour être plénitude devrait être nécessairement vide et sans visage, c’est que décidément on a manqué ce mystère que recèle tout visage humain, si pauvre et défiguré soit-il. La profondeur du sujet libre et conscient renvoie bien loin derrière elle tous les autres pressentiments de la transcendance (altitude, ténèbre, etc.…). Il est intéressant de voir à ce propos comment le P. Teilhard de Chardin, célèbre pour sa vision évolutive de la création et du salut, a voulu préserver le caractère personnel de Dieu, là où la philosophie des sciences semblait mener à un principe immanent, simple dynamisme inscrit dans les êtres (lire à ce sujet l’article de Marie Gil).

Néanmoins, le thème de la « personnalité de Dieu » est à manier avec précaution. Plus l’analogie (analogia personalitatis, comme on dira dans ce numéro) est élevée, plus elle peut induire en erreur, et plus, par conséquent, elle réclame de correctifs. L’Islam montre précisément les limites d’un discours sur le Dieu personnel : à force de parler de Dieu, « le Dieu », comme d’un sujet, avec tous les attributs d’indépendance et de volonté que cela paraît impliquer, on en vient à le considérer comme un grand Monsieur, qui ne peut frayer avec aucun de ses subalternes sans compromettre sa royale maîtrise de toute chose.

La Trinité et l’Incarnation nous permettent à l’inverse de penser cette « personnalité » en termes non idolâtriques, comme nous le montrent les articles de Bruno de la Fortelle et d’Anne Robadey. Si Dieu est un en trois personnes, cela veut dire que la personne en Dieu n’est pas comme l’individu au sein d’un ensemble, sinon il y aurait trois Dieux. « Personne » ici ne désigne plus autre chose que le fait d’être pôle d’une relation, pure ouverture différenciée aux deux autres, esse ad, sans aucun contenu psychologique. En Dieu, la volonté, la connaissance, la liberté, etc… tout ce que nous mettons d’habitude dans la notion de sujet, loin de renvoyer à chacune des personnes, se réfèrent en fait à l’unique nature. Il n’y a pas, par exemple, trois volontés en Dieu, mais une seule qui circule entre les Trois.

L’Incarnation, quant à elle, nous dit que l’un des Trois peut revêtir une individualité humaine, devenir par conséquent un sujet psychologique doté peu à peu d’une liberté et d’une conscience de soi, sans que cela change en rien son statut de personne divine, située dans un rapport extatique vis-à-vis du Père et de l’Esprit. Bien plus, cette « personnalité humaine », pleinement consistante dans son ordre, se révèle être la transposition, en registre humain, de l’éternelle personne divine du Fils.

Le Dieu tri-personnel ne cesse pas d’être personnel, il le reste dans chacun des Trois qui sont Dieu et que je peux invoquer distinctement, comme dans leur ensemble : la liturgie s’adresse au Père, la piété souvent au Fils et nous n’avons pas peur de dire « Veni Creator » en nous tournant vers l’Esprit. Sainte Élisabeth de la Trinité aime à parler de ses « chers Trois » et de la Trinité qu’elle adore. Il y a en Dieu comme une sur-personnalité, un surcroît d’être personnel, qui nous révèle nous-même dans notre capacité à être en vérité des personnes.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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