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Éditorial

Résurrection

« Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. » Cette formule, répétée à satiété par les Pères jusques et y compris chez saint Augustin, était largement passée de mode dans la théologie occidentale [1], quand une meilleure connaissance de l’Orient chrétien la remit sur le devant de la scène. Néanmoins, le thème de la déification, ou divinisation, n’alla pas sans susciter des réserves de la part de ceux qui craignaient que l’Église ne se rallie tardivement à la philosophie des Lumières et remplace le culte de Dieu par celui de l’Homme. L’humanisme philosophique était encore trop présent dans les esprits pour qu’on ne voie pas dans cette exaltation de l’homme une manière d’en faire le rival de Dieu, s’affirmant dans son illusoire autonomie, réclamant des droits sans accepter d’avoir d’abord des devoirs, etc.

Il revient au bienheureux Pape Jean-Paul II d’avoir levé les ambiguïtés dès sa première encyclique, Redemptor hominis. S’il y déclare que « l’homme est la première route et la route fondamentale de l’Église » (§ 14), ce n’est pas pour promouvoir une vision horizontale de la destinée humaine, en oubliant la transcendance divine, c’est parce que l’homme concret est plus menacé que jamais et que, loin de devoir se mettre en garde contre son orgueil prométhéen, les chrétiens seraient bien inspirés de l’aider à reprendre confiance en lui-même, en retrouvant sa dignité, qui est précisément sa relation constitutive à Dieu.

Le thème de la divinisation repose sur la conviction que le dessein divin sur la création est d’abord un dessein sur l’homme. La bonté du Dieu Trinité est avant tout philanthropia, amour de prédilection pour celui qui est la pièce la plus admirable, mais aussi la plus fragile, de son œuvre : l’être humain fait de chair et d’esprit, à la charnière du monde sensible et du monde invisible. Cet anthropocentrisme n’est pas naïf. La Révélation chrétienne sait que l’homme, créé lieutenant de Dieu sur la terre, chargé de la cultiver et de l’organiser, a largement manqué à sa mission et que l’enfant révolté a accumulé les ruines dans le jardin du Bon Dieu. Mais, en un temps où l’humanité de l’homme est si problématique, elle maintient la certitude que l’aventure personnelle de l’être humain est incommensurable aux grandeurs physiques ou cybernétiques, et qu’elle repose sur une nature qui, pour l’essentiel, coïncide avec sa puissance d’éternel dépassement, son ouverture sur l’infini, sa capacité d’aimer.

Parler de divinisation est d’abord et avant tout une prise de position face à l’homme et à son avenir : loin d’encourager le rêve d’un simple perfectionnement individuel dans un monde condamné à la déchéance, l’assurance que l’homme est appelé à une communion transformante avec Dieu conduit à prendre au sérieux la totalité du dessein créateur. En Adam, c’est toute une humanité formant comme un seul corps que Dieu a voulu se donner comme fils ; en Jésus ressuscité, il a rassemblé toutes les créatures du ciel et de la terre sous un seul chef. Nul ne peut prétendre répondre à l’invitation toujours personnelle de Dieu sans se laisser prendre par cette philanthropia qui l’habite, sans élargir son cœur aux dimensions du monde.

La tâche d’une théologie moderne de la divinisation est immense et amène à passer en revue presque tous les chapitres de la dogmatique (et de la morale). C’est ainsi qu’il ne s’agit pas d’opposer de façon simpliste l’insistance de naguère sur le péché et la réconciliation, et l’approche patristique de la déification. Il s’agit au contraire de reprendre dans l’optique positive de l’adoption filiale tout le sérieux de la réflexion qui s’est, pendant des siècles, concentrée sur le thème de la rédemption, en étant bien persuadés qu’il n’y a là que les deux faces de la même réalité, comme la cessation de la panne dit autrement le passage du courant électrique. Si le protestantisme a opposé au maximum la justification et la sanctification, faisant de la première un retour en grâce qui laisse l’homme dans sa misère profonde, le Concile de Trente a maintenu la réalité de la grâce sanctifiante dans l’âme du baptisé. C’est le point sur lequel reviendra le P. Laurent Sentis dans ce numéro, en s’efforçant de l’éclairer.

Mais il s’agit également de visiter à nouveaux frais la théologie sacramentelle, pour voir dans les sacrements, non seulement le lieu de notre divinisation, mais encore la mise en œuvre concrète de la pédagogie de Dieu qui, à travers chacun d’entre eux, réalise comme une mystérieuse synergie entre sa liberté et celle de l’homme. L’article du P. Michel Gitton s’efforce, dans un dialogue serré avec Jean Calvin, d’en montrer la réalité.

Tout cela commence et s’achève dans la théologie spirituelle, qui n’est pas seulement un appendice à la théologie dogmatique, mais qui vérifie à chaque pas la pertinence des conclusions de celle-ci. C’est pourquoi notre collaborateur Simon Icard a pu retracer au début de ce numéro le chemin de contemplation que dessine saint Bernard. L’image de l’échelle, pour laquelle le grand cistercien a une affection particulière, n’aboutit pas à l’idée d’une ascension progressive par laquelle l’homme s élèverait au niveau de Dieu, mais met bien plutôt en lumière la nécessité d’un abaissement graduel, d’une humilité toujours plus grande, qui laisse à Dieu le champ pour qu’il agisse.

Dans le même esprit on a voulu faire figurer une traduction de la lettre 2 de saint Maxime le Confesseur, la longue lettre sur la Charité, qui fait partie de ces textes souvent cités, mais peu accessibles, qui sont des jalons essentiels de la tradition.

Dans la partie Varia, nous accueillons une chronique de notre ami Roland Hureaux sur la place du droit divin dans la constitution de la cité. Sans doute celle-ci, comme la précédente, amènera certains de nos lecteurs à réagir. Mais c’est cet échange qui fait la vie d’une revue.

[1] Une exception notable, Mgr Louis Laneau, évêque missionnaire au XVIIe siècle, qui composa La Déification des Justes (1693), qui vient d’être réédité aux éditions Ad Solem (Genève, 1993).

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