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Éditorial

Le retour de la théologie
Résurrection

L’objectif de cette livraison est de marquer le no 150 d’une revue qui en totalise en réalité plus de deux cents (si l’on ajoute l’ancienne série). Mais puisque, en 1985, commençait une nouvelle série, marquée par le départ de Montmartre de Mgr Charles et par la diversification des centres d’intérêts, on peut considérer que ces cent cinquante numéros représentent une belle performance, pour une revue qui n’a jamais eu d’autre équipe de rédaction que des étudiants ou quelques jeunes chercheurs, assistés d’ecclésiastiques plus ou moins chevronnés.

Toutefois, après la commémoration des cinquante ans de la revue en 2006, Résurrection ne va pas sombrer dans la mode de l’auto-célébration, et le but n’est pas ici de retracer, une fois encore, les heures de gloire d’une entreprise qui, pour être persévérante, n’en reste pas moins très limitée dans son audience. Aussi la rétrospective se bornera-t-elle à publier – instrument de travail longtemps attendu – un index comportant tous les articles de la nouvelle série classés par noms d’auteurs. Pour faire bonne mesure, on y a joint l’index de l’ancienne série, qui lui non plus n’avait jamais été réalisé, et qui rendra certainement de grands services, vu surtout les noms prestigieux qui y apparaissent.

Si la mémoire est nécessaire au théologien, qui ne part jamais de zéro, il lui est peut-être tout autant nécessaire de savoir lire les « signes des temps », comme y invitait naguère Jean XXIII. Non que l’actualité du monde, ou plus simplement celle de la théologie, soit d’elle-même porteuse d’un message divin, mais parce que notre histoire est traversée de ces moments-clefs (ces kaïroi, pour parler comme le Nouveau Testament) où se joue le jugement de Dieu sur une civilisation, sur une culture, et même un monde. Dans l’effondrement des ambitions idolâtriques qui ont soulevé les foules et provoqué les grandes mobilisations collectives du XXe siècle, l’humanité a fait l’épreuve de sa pauvreté, de son incapacité à se donner des buts et des valeurs, c’est là que peut jaillir quelque chose de la nouveauté du Verbe, une nouvelle donne qui ouvre l’avenir.

La théologie n’échappe pas à cette situation « kaïrologique », elle aussi connaît des scléroses, des enfermements, l’illusion d’un pouvoir démiurgique sur la Parole de Dieu, toutes choses qui se terminent généralement par une aphasie prononcée. Le P. Bouyer, dans la terrible finale de son livre Le Père invisible, troisième partie d’une trilogie consacrée aux trois personnes divines, traçait un tableau saisissant de la déroute de la théologie chrétienne qui, porteuse de lumière pour le monde, après avoir éveillé l’intelligence des hommes aux plus profonds renouvellements, avait entraîné dans son déclin toute la culture occidentale, où seuls survivaient quelques îlots de lumière qui venaient parfois de très loin, loin en tout cas de l’enseignement universitaire de la théologie [1].

Sans entrer en tout point dans la vision catastrophique du P. Louis Bouyer, on peut néanmoins s’interroger sur le destin contemporain de la théologie. Avec le recul, on mesure mieux le don extraordinaire que Dieu a fait à son Eglise en ce XXe siècle, à travers le magistère doctrinal d’au moins cinq papes dont la stature intellectuelle et spirituelle a dépassé de loin la série de leurs prédécesseurs, mais aussi à travers la présence d’une concentration de théologiens de très haut vol, telle qu’il n’en avait peut-être pas existé depuis le Moyen Âge. Nous nous flattons d’avoir accueilli dans nos colonnes des contributions de Jean Daniélou, Louis Bouyer, Hans Urs von Balthasar, Henri de Lubac, Marie-Joseph Le Guillou et Joseph Ratzinger ; la série est impressionnante, mais d’autres noms mériteraient de s’ajouter au palmarès.

Si un tel renouvellement a été possible, au moment précisément où un assaut sans précédent menaçait toute l’intelligence de la foi (théologies de la mort de Dieu, lecture marxiste de l’Évangile selon saint Marc, l’Évangile au risque de la psychanalyse, lectures non confessionnelles de la Bible, etc.), c’est que nous avons vécu (et que nous vivons encore) une crise de type pascal où sont passés au crible tous les fondements de notre culture religieuse et où la pensée théologique doit accepter de se recevoir à nouveau de la Sagesse « pleine de nuances » (Ep 3, 10) de Dieu, reçue dans l’adoration et éprouvée dans le choc venant de la rencontre de l’incroyance. Car tel est bien le site originel de la théologie : non un savoir en chambre, mais une parole reçue d’une confrontation tenace avec les sources de la Révélation et destinée au monde en attente de la lumière du Christ.

Résurrection voudrait s’inscrire humblement dans ce programme. C’est pourquoi nous avons regroupé dans ce numéro diverses contributions qui tendent à mieux définir l’assise du travail théologique, en le situant dans son rapport à d’autres domaines du savoir (les sciences de la nature, Isabelle Rak), ou à la parole catéchétique (Sœur Marie-Lucile Bœuf et Gabriel Nanterre), ou encore à l’évangélisation de rue (Pierre-Henri Beugras et Michel Gitton). Sans doute la théologie peut-elle effectivement soutenir la comparaison avec l’exigence scientifique, qui s’affronte à la réalité des faits : elle aussi doit se mesurer à un donné (la Révélation) qu’elle reçoit et qui lui fournit ses outils d’analyse. Mais s’impose à elle une autre requête, qui est de fournir la matière de ce qui sera transmis dans l’Eglise par les catéchètes et les missionnaires : ceci n’influe pas sur la rigueur de sa démarche, dont aucune considération apologétique ne doit amener à gauchir la ligne sous prétexte de mieux toucher son auditoire. Mais, au moment précis où, avec tout l’effort de la pensée, elle rejoint l’indicible du mystère, elle est en mesure d’apporter la lumière aux « tout petits » qui attendent cette nourriture de leur âme.

Un article de Jérôme Moreau nous aide à percevoir comment, même au plus haut niveau de l’Église, peut fonctionner le pluralisme : puisqu’il s’agit là en l’occurrence de Jean-Paul II et de son successeur. La théologie, loin de se plier à une quelconque ligne du parti, paraît dans sa réalité la plus profonde comme la tension féconde entre des approches différentes d’un même mystère : la réalité est si pleine et débordante, qu’elle ne ressortit pas à un seul schéma explicatif et demande confrontation et échange.

Ayant ainsi mieux marqué son terrain, Résurrection va pouvoir entreprendre, nous l’espérons, une nouvelle et féconde carrière au service de l’intelligence de la foi.

Avec l’aide de tous ses amis.

[1] L. Bouyer, Le Père Invisible, Approches du mystère de la divinité, Paris 1975, ch. xvii : « De la théologie dégradée en anthropologie religieuse aux philosophies idéalistes » – avant un dernier chapitre, programmatique, intitulé simplement : « prospections ».

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