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Éditorial

P. Michel Gitton

On sait le nécessaire combat mené par nos anciens dans les années 50 du XXème siècle pour défendre les droits d’une théologie nourrie de spiritualité. Face à la néo-scolastique prisonnière de son appareil conceptuel, de ses distinctions à l’infini et de son mode de raisonnement par syllogisme, ils revendiquaient la possibilité de tenir un discours rigoureux sur la Trinité, le Christ, les sacrements etc.… qui fasse droit aux intuitions des grands spirituels, qui dans l’Église s’appellent des saints. Ils n’avaient pas peur de s’aventurer dans le langage poétique de la liturgie pour y trouver des aperçus neufs sur le mystère. Ils ne récusaient pas non plus les plus anciennes formulations de la pensée chrétienne (chez Irénée ou Origène par exemple), souvent plus chargées de sève, même si les concepts n’y ont pas encore toute la précision technique qui viendra par la suite. Ils se trouvaient ainsi très proches de l’Écriture elle-même, où la Révélation nous parvient dans un langage souvent symbolique et où l’auteur n’est pas un observateur distant, mais un homme bousculé au plus profond de lui-même par la Parole.

Bref la « théologie spirituelle » n’était plus un canton à part de la théologie, réservée à l’étude des états mystiques et des expériences-limites de la prière, mais bien toute la théologie retrouvant la totalité de ses sources, dans l’ambiance de louange et d’adoration qui est son site premier. La tradition ne nomme-t-elle pas « théologiens » des hommes qui furent avant tout des mystiques : Jean le contemplateur du Verbe, Grégoire, l’ami de Basile, celui que nous appelons de Nazianze, et jusqu’à ce Simon, dénommé « Nouveau Théologien », qui fut un admirable interprète de l’expérience spirituelle et liturgique de l’Église d’Orient ? Sainte Thérèse de Lisieux n’a-t-elle pas été déclarée Docteur de l’Église, comme deux de ses devancières : Catherine de Sienne et Thérèse d’Avila ?

La bataille est maintenant gagnée et nul ne songe à récuser le témoignage des saints, lorsqu’il s’agit des problèmes les plus épineux de la réflexion chrétienne, en prétendant qu’il y aurait là seulement un hors-d’œuvre. Mais cette acceptation est devenue tellement banale qu’elle risque de masquer l’autre versant du problème. « Aimer pour connaître », certes, mais non moins « connaître pour aimer ». Si l’amour est la condition du travail théologique, l’horizon dans lequel il doit évoluer, il ne remplace pas le sérieux et la rigueur de la recherche. Les déclarations anti-intellectualistes, acceptables si elles visent les excès d’un exercice trop exclusivement cérébral, deviennent insupportables quand elles prônent la priorité du sentiment sur la raison, et qu’elles refusent la médiation du concept pour s’approcher de la vérité révélée. Saint Paul lui-même, qu’on ne peut soupçonner de manquer de spiritualité, le dit bien, quand il s’agit de réglementer le charisme des langues :

Celui qui parle en langue doit prier pour avoir le don d’interpréter. Car, si je prie en langue, mon esprit est en prière, mais mon intelligence n’en retire aucun fruit. Que faire donc ? Je prierai avec l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence. Je dirai un hymne avec l’esprit, mais je le dirai aussi avec l’intelligence. (…). Je rends grâce à Dieu de ce que je parle en langue plus que vous tous ; mais, dans l’assemblée, j’aime mieux dire cinq mots avec mon intelligence, pour instruire aussi les autres, que dix mille en langue. (1 Co 14, 13-19)

Les causes lointaines du discrédit de la raison dans la démarche religieuse sont certainement à chercher très loin. Déjà l’Antiquité tardive avait connu un soupçon porté sur le discours : la mystique semblait ne pouvoir s’envelopper que de silence, et l’expérience de l’Un se voulait au-delà de toute expérience discursive. C’est la réflexion chrétienne qui avait, d’un certain côté, rendu confiance dans la raison, comme moyen pauvre mais indispensable pour s’élever vers cette Vérité qu’est le Christ. Saint Augustin, si souvent taxé de pessimisme, paraît ici d’un singulier optimisme : pour lui, l’effort de l’intelligence tendue vers le vrai est une des formes, sinon la forme même de l’ascension de l’âme vers le Souverain Bien.

Les temps modernes nous ont habitués à d’autres séparations ruineuses entre la connaissance et l’amour, la prière et la réflexion. Dans la mesure où le modèle de la connaissance est fourni par le discours des sciences exactes ou par la logique formelle, il n’y a évidemment plus beaucoup de place pour une réflexion qui se veuille une investigation aimante du mystère. La mystique affective, qui s’épanouit avec la devotio moderna, se méfie des médiations rationnelles suspectes d’attenter à la pureté de la relation de l’homme à Dieu. Chez les maîtres du Carmel, la contemplation est séparée toujours plus de la méditation, et on voit dans le « travail de l’entendement » un simple point de départ tout juste bon pour les commençants. La « nuée de l’inconnaissance » recouvre toute une part de la pensée religieuse du XVIIème siècle qui se veut fidèle à Denys l’Aréopagite.

Plus tard, ce furent les revendications du piétisme face à la religion des Lumières, et surtout le romantisme, qui nous ont habitués à nous méfier de la Raison plus ou moins déifiée et à lui préférer les élans du cœur, la « foi du charbonnier », la ferveur populaire, et tout ce qui permet de sortir du scepticisme voltairien et de son « hideux sourire ». La réaction actuelle a à peu près les mêmes origines : après des décennies où l’on nous a abreuvés jusqu’à satiété d’une religion livrée à la critique destructrice de ceux qui pensaient l’adapter au goût du jour, et par là même l’ont rendue insipide, on comprend le désir d’une piété toute simple, amoureuse de Jésus, avide de se nourrir de sa parole entendue sans glose. Mais la réaction une fois passée, il faudra penser à reconstruire.

Et reconstruire des deux côtés, car une piété qui refuserait de s’éclairer aux sources de la théologie se condamnerait vite à la fadeur et à la puérilité, et en tout cas se priverait de tout renouvellement. Mais à charge, pour l’intelligence croyante, de se faire accueillante à la recherche spirituelle, ce qui, malgré les avancées décrites plus haut, n’est pas toujours si facilement réalisé dans le champ de la théologie universitaire, où le modèle critique reste le plus souvent celui de beaucoup d’acteurs de la recherche. Au lieu d’accueillir a priori une lumière déposée dans le donné révélé, et d’en déployer toute la richesse, il s’agit trop souvent de « repenser », de « subvertir », de « questionner » les énoncés de la tradition de l’Église, afin de les réinterpréter d’une façon qui en modifie parfois radicalement l’orientation. Comment s’étonner, après cela, que beaucoup préfèrent s’en tenir à des convictions élémentaires ?

Ce numéro de Résurrection voudrait essayer pour sa part de contribuer à cette reconstruction.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

Réalisation : spyrit.net