Rechercher

Éloge de la grâce incréée

P. Michel Gitton

Saint Cyrille d’Alexandrie nous dit : « l’homme n’a pas été créé à l’image de la grâce, mais à l’image de Dieu » [1]. La grâce n’est pas un élément surajouté entre Dieu et l’homme, et c’est donc bien Dieu qui, d’une certaine façon, vient habiter l’âme du baptisé. La grâce n’est pas quelque chose, c’est une relation. Si, dans le Nouveau Testament, on peut distinguer jusqu’à un certain point la grâce (charis) et le don grâcieux (charisma), c’est sans oublier que, pour Dieu, aimer et gratifier, c’est tout un, qu’il est donc identique à ses dons. Le Saint Esprit n’est-il pas proprement le Don de Dieu, comme nous continuons à le dire dans le Veni Creator ? Dieu ne se donne pas moins que Lui-même, que sa vie intime, son Esprit.

Curieusement, cette redécouverte de la grâce comme une habitation de Dieu dans le cœur humain, qui s’est faite dans le monde catholique principalement sous l’effet des travaux du P. Galtier [2] et F.X. Durwell [3] n’a pas encore porté tous ses fruits dans le domaine œcuménique où elle reste une pierre d’achoppement.

Avec les orthodoxes, il reste habituel d’opposer la position thomiste qui admet une « grâce créée », sorte d’interface entre l’humain et le divin, et la pensée palamite (de saint Grégoire Palamas [4]) qui fait appel aux « énergies divines » (face accessible du Dieu inaccessible). Mais qui ne voit que finalement, devant le même problème (coexistence du divin et de l’humain dans l’homme), on recourt à deux explications symétriques, mais aussi peu satisfaisantes l’une que l’autre, parce que purement verbales : l’une comme l’autre se placent dans le registre de l’ontologie, alors qu’il faudrait parler relation. Dieu change l’homme réellement, parce qu’il vient habiter son cœur.

Avec les protestants, nous avons du mal à sortir de l’impasse des querelles du XVIe siècle (malgré un nouveau document, extrêmement encourageant, sur la justification [5]), où la question était de savoir : est-ce que l’homme est effectivement changé par la grâce, au point de mériter son salut ? Si la grâce est un « plus » donné à l’homme, une valeur ajoutée, le salut paraît moins gratuit, mais si elle n’est qu’une justification extérieure (Dieu déclare juste à cause du Christ un pécheur qui reste pécheur), sans transformation, on ne voit pas qu’elle soit vraiment féconde. Là encore, il s’agit de sortir de la perspective « chosiste » d’une grâce comme élément surajouté, mais d’y voir une venue, un don, une présence qui change l’homme sans donner à l’homme le droit de s’enorgueillir des dons reçus et d’en faire un droit au salut.

On dira peut-être que la relation étant le mode le plus extrinsèque de l’être, selon Aristote [6], c’est trop peu dire que de définir la grâce comme une relation restaurée. Le péché étant un déficit, il ne peut être compensé que par un surcroît. Mais qui nous a dit que le péché était quelque chose de négatif ? C’est en pensant ainsi selon l’avoir (donc selon la « chose ») que l’on évoque la justification du péché comme étant une étape préparatoire à la vie de la grâce. Le protestantisme, en opposant justification et sanctification, ne tombe-t-il pas dans le même piège, qui est d’imaginer la faute (comme la vie de la grâce) comme quelque chose, simplement de signe opposé ? Est-ce qu’on distingue la cessation de la panne et le passage du courant ? N’est-ce pas la même réalité vivante où Dieu se donne en transfigurant le dispositif humain ?

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Dialogue sur la Trinité (PG 75, 1088 - SC 246), reproduit dans L’Homme icône de Dieu, coll « Les Pères dans la foi », n°70-71, p.275.

[2] Le Saint Esprit et nous d’après les Pères grecs, Rome, 1946.

[3] La Résurrection de Jésus, mystère de salut, 1ère édition, 1954.

[4] Sur Grégoire Palamas (1296-1659), voir le Dictionnaire Critique de Théologie, édité par J.Y. Lacoste, PUF, 1998, p.508-510.

[5] Fédération luthérienne mondiale et Église catholique romaine, Déclaration commune à propos de la doctrine de la justification (paru dans Positions luthériennes n°3, 1997. Voir notamment § 23.

[6] Cf. par exemple Métaphysique N 1 : « La relation ne peut être matière de la substance ».

Réalisation : spyrit.net