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Et Dieu parla grec : la Bible des Septante

Guillaume Bady

« Trois cents ans avant Jésus-Christ, sous Ptolémée, roi d’Egypte, l’Ancien Testament fut traduit en grec : oeuvre bien utile et nécessaire. Car, tant qu’il s’adressait au seul peuple juif, il pouvait rester en langue hébraïque : personne alors ne songeait à ce livre, le reste des hommes étant plongé dans la plus extrême barbarie. Mais [...] la grâce de Dieu pourvut à ce que les Ecritures fussent traduites avant la venue du Christ, à l’usage non seulement des Gentils, mais encore de ceux des Juifs qui, dispersés dans toutes les contrées de la terre, auraient oublié la langue hébraïque. » Même partiales, ces lignes de Jean Chrysostome [1] disent pourtant, d’emblée, l’importance cruciale de l’événement de la Septante dans le monde juif, puis chrétien.

Plus qu’une légende, un événement dans l’histoire de la Révélation

L’événement est rapporté principalement dans la Lettre d’Aristée, que celui-ci adressa à son frère Philostrate vers la fin du IId siècle : suite à l’impulsion du bibliothécaire d’Alexandrie, Démétrios de Phalère, le roi Ptolémée II Philadelphe (285-246) aurait fait venir de Judée 72 traducteurs, à raison de 6 par tribu, les aurait placés chacun dans une cellule séparée sur l’île de Pharos, pour leur faire traduire, en 72 jours, les rouleaux de la Torah. Le résultat parfaitement concordant auquel auraient abouti ces scribes devait manifester leur inspiration divine et garantir l’autorité de ce texte, désormais édicté comme loi pour la communauté politique des Juifs d’Alexandrie.

Ce récit en partie légendaire a d’abord pour intérêt d’évoquer le symbolisme du chiffre 72, multiple des 12 tribus d’Israël : c’est dès lors le peuple tout entier qui participe à cette traduction. D’autres sources portent le chiffre de 70, correspondant aux 70 Anciens qui prophétisent ensemble en Nb 11, en soulignant ainsi l’authentique qualité de prophètes, qui est celle des traducteurs : Philon va jusqu’à faire d’eux des « hiérophantes », interprètes des mystères. Selon une tradition rabbinique, les deux chiffres constituent les deux aspects, humain et divin, d’un même fait : Moïse choisit parmi les tribus 72 hommes, auxquels, par tirage au sort, Dieu à son tour en retrancha deux. Cette oeuvre collective, résultat, qui plus est, d’une certaine collaboration entre Dieu et les hommes, montrait ainsi qu’après les siècles de silence qui ont suivi les prophètes, Dieu non seulement se révélait à nouveau, mais qu’il parlait une langue nouvelle, celle des Juifs hellénisés ou, tout simplement, celle des hommes.

Raison grecque, origines juives

Ce qui plus tard serait appelé la « Bible des Septante » ou « la Septante » (o’ en grec, LXX en latin) était né. Les raisons qui présidèrent à sa naissance sont assez incertaines. Il y avait, certes, des besoins latents chez les communautés juives hellénophones, d’ordre juridique, éducatif ou bien liturgique pour les lectures du sabbat ; à bien des titres, en effet, la Septante ressemble à un targum grec, c’est-à-dire l’équivalent grec des traductions en araméen qui étaient faites lors des lectures en assemblée (depuis l’Exil du VIème siècle, l’hébreu n’était plus parlé couramment). L’aspect apologétique ou missionnaire n’est sans doute pas absent non plus, dans la mesure où il semble qu’il y ait eu dans la diaspora de très nombreux prosélytes. À elles seules, toutes ces raisons ne suffisent pourtant pas à expliquer cette entreprise. C’est finalement la raison invoquée par la Lettre d’Aristée qui est la plus crédible : la traduction des cinq livres de la Torah devait répondre non aux besoins de la communauté juive, mais à une volonté d’abord encyclopédique, de la part du bibliothécaire alexandrin, puis politique, de la part du monarque.

Il en va différemment de la traduction des autres livres bibliques, due à des initiatives juives semi-officielles et répondant à un besoin d’instruction, comme en témoigne le prologue du Siracide ou le verset final d’Esther. Les traductions s’échelonnent ainsi sur plusieurs siècles : celles des Psaumes, des Prophètes et des livres historiques datent pour la plupart de la première moitié du IId siècle av. J.-C., celles des Ecrits de la deuxième moitié du siècle, puis viennent au Ier siècle de notre ère celles de la fin de Baruch, de Ruth, du Cantique, des Lamentations et même, pas plus tôt que 125, celle de l’Ecclésiaste. Ces quatre derniers livres, ainsi qu’Esther, ont été traduits en milieu palestinien, mais les autres ont une origine alexandrine certaine ou vraisemblable. Par la langue autant que par les dates, la Septante, on le voit, apparaît comme un Ancien Testament proche du Nouveau.

De la nouveauté à l’héritage

De fait, la Septante a apporté par rapport à l’original hébreu beaucoup de nouveautés, dont la plupart ont modifié à jamais la façon de lire les Ecritures. Le seul mot de « Bible », qui vient du grec ta biblia, « les livres » ou hè biblos, « le livre », était à l’origine l’un des termes désignant la Loi hébraïque, mais c’est à sa traduction grecque qu’il s’est couramment appliqué, avant de s’imposer dans toutes les langues. De même, le titre des livres est devenu classique ; on sera peut-être étonné d’apprendre, par exemple, que les titres originaux des livres du Pentateuque (encore un mot grec, désignant l’ensemble des « cinq rouleaux ») sont : Bereshit (« Au commencement ») et non Genèse (« Origine » du monde et de l’histoire), Shmot (« Les noms » des Israélites) et non Exode (« La sortie » d’Egypte), Vayiqra (« Et il appela ») et non Lévitique (« Livre des Lévites »), Bamidbar (« Au désert ») et non Nombres (arithmoi en grec), Devarim (« Les paroles » de Moïse) et non Deutéronome (« Deuxième loi »). Alors que l’hébreu prenait pour titre les premiers mots de l’oeuvre, le grec présente celle-ci d’après son contenu, au risque d’être partiel ou même partial. La traduction de Torah, « instruction, enseignement », par nomos, « loi » opère ainsi un tournant légaliste qui n’est pas étranger à l’évolution du judaïsme dans la suite, notamment chez les pharisiens, ni à la dialectique entre loi et foi dans le Nouveau Testament, ni à la compréhension, chez certains, du Dieu de l’Ancien Testament comme juge.

Le mot « Testament », quant à lui, est le correspondant latin d’un choix des traducteurs grecs : pour rendre l’hébreu berit, « alliance », existait un équivalent strict, sunthèkè, auquel a été préféré un mot proche, diathèkè, qui signifiait non seulement « alliance », mais aussi « testament ». Aujourd’hui le terme se comprend difficilement, à moins de voir dans la Bible les reliques d’un dieu mort, mais il avait à l’origine au moins deux valeurs non négligeables : d’une part, comme volonté légale imposée aux destinataires, il soulignait la transcendance de Dieu par rapport aux hommes ; d’autre part, il représentait effectivement les ultima verba, c’est-à-dire tout l’héritage spirituel d’un Moïse, comme plus tard, les Evangiles celui de Jésus. Livre de l’Alliance, livre de l’Héritage, la Bible grecque a façonné une conception des Ecritures dont, à notre tour, nous sommes les héritiers.

Une nouvelle Écriture

Au regard de l’héritage hébraïque, la Septante est bien une nouvelle Ecriture, au point qu’elle produit de nouveaux écrits, pour la plupart reproduisant un original sémitique à une époque proche de l’ère chrétienne ou postérieure. C’est pourquoi son contenu est assez différent de celui des bibles actuelles : différences de titres mises à part (1-4 Règnes = 1- 2 Samuel et 1-2 Rois ; 1-2 Paralipomènes, littéralement « choses laissées de côté » = 1-2 Chroniques ; 2 Esdras = Esdras et Néhémie), la plupart des manuscrits de la Septante contiennent des livres absents des canons hébreux. Parmi ces livres, certains ne figurent pas non plus dans les bibles chrétiennes que nous pouvons lire (Odes, Psaumes de Salomon, Psaume 151, 1 Esdras, 3-4 Maccabées), et les autres sont acceptés comme « deutérocanoniques » (ou « d’un canon secondaire ») par les catholiques et les orthodoxes, et sont considérés comme de valeur inférieure par les communautés chrétiennes issues de la Réforme (Baruch, Lettre de Jérémie, Sagesse, Siracide, Tobit, Judith, 1-2 Maccabées, suppléments à Esther et à Daniel).

Si nous prenons ces livres deutérocanoniques, il faut observer que canon secondaire ne veut pas forcément dire littérature secondaire. Tout le monde connaît les histoires, savoureuses ou hautes en couleurs, de Tobit (ici c’est bien le père qui est le héros éponyme, non le fils Tobie), de Judith : ces exemples de justice et de courage des Israélites ont été très tôt populaires chez les Juifs. Dans une certaine mesure, on pourrait même qualifier la production biblique de cette époque de littérature de combat. Ainsi, face aux attaques païennes, la Sagesse, mise sous le nom de Salomon, propose pour ainsi dire un contre-modèle juif à la culture grécoromaine que, dans le même temps, elle s’est assimilée par le vocabulaire ou la rhétorique : par une série de parallèles et d’antithèses caractéristiques de l’interprétation midrashique ancienne, cette sagesse veut se fonder sur le rappel de l’Exode et rejeter l’impiété des païens, qui jadis provoqua les plaies d’Egypte. Quant au Siracide, ou Sagesse de Jésus fils de Sirach le Sage, il présente une sorte de récapitulatif de la sagesse d’Israël, avec notamment toute une relecture de l’histoire sainte (Si 44-50).

La poésie ne se limite pas aux écrits de sagesse. Le Psautier, qui est numéroté un peu différemment (les Ps. 9 et 10 sont réunis, tandis que le Ps. 147 est coupé en deux, ce qui explique que du Ps. 11 au Ps. 146, la numérotation de la Septante, suivie par la Vulgate et généralement indiquée dans nos bibles contemporaines entre parenthèses, soit en retard d’une unité par rapport à l’ordre hébreu. Ce livre est conclu par le Ps 151, « Psaume autographe pour David et hors du compte, quand il affronta Goliath en combat singulier » : de cette manière, l’ensemble des Psaumes est mis sous la signature de David. De façon un peu similaire, la paternité, toute littéraire, de Salomon sur la trilogie Proverbes, Ecclésiaste, Cantique est soulignée à de nombreuses reprises.

Si nous prenons maintenant le cas des livres absents de nos bibles contemporaines, il faut remarquer qu’ils se rattachent tous étroitement aux livres canoniques ou deutérocanoniques. Les troisième et quatrième livres des Maccabées, composés directement en grec, comme la Sagesse, font suite aux premier et deuxième livres, en magnifiant la résistance des héros juifs face à l’oppresseur séleucide. Le quatrième livre, en même temps, témoigne bien de la culture hellénistique dont le judaïsme était alors empreint, puisqu’il s’agit en fait d’un traité sur la raison maîtresse des passions, inspiré notamment de la conception morale stoïcienne : à cette « raison » toute profane est adjoint, comme il se doit, l’adjectif « pieuse », pour marquer le rôle déterminant de Dieu. Les personnages bibliques sont ainsi présentés comme les modèles des différentes vertus platoniciennes ; l’exemple le plus frappant est celui, développant 2 M 7, de cette mère des Maccabées qui dépasse ses sentiments maternels et exhorte ses sept fils au martyre avant de mourir à son tour. Dans le domaine poétique, les 18 Psaumes de Salomon font suite à la Sagesse ; ils se rattachent à la tradition de 1 R 5,12, selon laquelle « il prononça trois mille sentences et ses cantiques étaient au nombre de mille cinq ».

Enfin, les 14 Odes comprennent des cantiques (de Moïse, d’Anne ou des prophètes) particulièrement populaires dans le judaïsme, mais leur regroupement (quand ce n’est pas leur réécriture) par des chrétiens est trahi par la présence dans le même livre de cantiques néotestamentaires ou ecclésiaux, comme le Magnificat, le Nunc dimittis, le Benedictus et l’Hymne du matin ; en fin de compte, ces cantiques sont transmis en double, sinon en triple chez les chrétiens, qui les ont souvent adjoints à leur Psautier. Ils font en effet partie de la Liturgie des heures, qui scande le jour par des offices successifs, dont les trois principaux, laudes, vêpres et complies utilisent chacun l’un de ces cantiques, adjoints aux psaumes hérités de la prière juive.

L’ordre dans le désordre

De façon générale, les particularités de la Septante apportent une lecture unificatrice des livres antérieurs, tendant soit à faire concorder ou dialoguer plusieurs passages, soit à proposer un ordre ou une composition littéraire plus marquée. Le souci chronologique est patent en 3 Règnes 16,28a-h, où Josaphat de Juda est mentionné comme roi de Juda avant Achab, alors que son avènement est postérieur de trois ans selon le texte hébreu, qui nous est transmis en 1 R 22,41-51 : les deux chronologies s’expliquent, mais celle de la Septante n’est pas la moins satisfaisante. Dans l’ordre de la narration également, les chapitres 7 et 8 de Daniel ont été placés avant le chapitre 5, de façon à ce que les visions qui sont dites avoir lieu sous le règne de Balthazar soient relatées avant la mort de celui-ci. D’un point de vue littéraire enfin, les Proverbes, ce recueil d’« instructions non triées » (Pr 25,1 LXX), ont été brillamment organisés en sections alternées de strophes et de distiques ; l’unité de l’ensemble a été affermie par le « je » d’un unique locuteur, Salomon, dont l’adresse au fils (« Ecoute, fils... ») résonne comme un refrain.

Corpus problématique, la Septante met décidément l’ordre au défi du désordre. Le nombre même de ses livres est fluctuant : les sources anciennes hésitent entre 22 (comme les 22 lettres de l’alphabet hébreu), d’après les auteurs chrétiens, et 24 (si le livre de Ruth est compté avec Juges et Lamentations avec Jérémie), d’après la tradition rabbinique. Avec d’autres regroupements, le nombre varierait entre 22 et 27, ce qui, selon Epiphane de Salamine, revient au même, sachant qu’il y a dans l’alphabet hébreu cinq lettres ayant une double graphie ; or 27, c’est aussi le chiffre du corpus néotestamentaire : la correspondance entre les deux recueils serait alors parfaite.

L’ordre des livres varie aussi selon les manuscrits, et cela de façon révélatrice : dans le codex Alexandrinus comme dans une partie de la tradition juive, les livres historiques sont rangés parmi les livres prophétiques qui les suivent et à la fin desquels se trouvent Daniel, Esther, Tobit, Judith, 1-2 Esdras, 1-4 Maccabées ; le codex Vaticanus, lui, reflète un ordre dont témoignent certains Pères, et dans lequel le Pentateuque est le premier des livres dits historiques, eux-mêmes distingués des livres prophétiques. Notons que Daniel a été conservé par les chrétiens parmi les prophètes en raison, notamment, de sa vision du « Fils de l’homme », tandis qu’il était en quelque sorte dégradé au rang des Ecrits dans la Bible juive.

Une « vérité grecque » face à la « vérité hébraïque » ?

Face à ces divergences et à ces variations, le principe de saint Jérôme préférant au grec l’hebraica veritas semble garder toute sa valeur, mais il faut tout de même rappeler que le texte hébreu n’a cessé d’évoluer jusqu’aux « Massorètes », ces Juifs qui, du VIème au Xème siècles, se sont appliqués à « transmettre » un texte stable, explicitant la vocalisation et, partant, la compréhension des mots que l’alphabet hébreu, exclusivement consonantique, pouvait rendre ambigus. Ce texte « massorétique » (ou TM) est donc à situer dans l’interprétation d’une époque donnée : relativement tardif, il n’est transmis que dans des manuscrits qui, au mieux, sont du IXème siècle, alors que la Septante nous laisse d’excellents témoins datant d’un demi-millénaire plus tôt.

Dans ces conditions, le texte hébreu ancien nous resterait presque totalement inconnu si les manuscrits de la Mer morte, qui remontent à l’aube de notre ère, n’avaient été découverts. Ces documents de Qumran, précisément, révèlent dans le texte hébreu une jungle foisonnante de variantes, les unes confirmant la traduction grecque, les autres le texte massorétique, d’autres encore s’avérant inédites. Des originaux sémitiques ont été trouvés pour la plupart des oeuvres deutérocanoniques et, globalement, la remarquable continuité du texte hébreu est sauve. En définitive, concernant les particularités de la Septante par rapport au TM, on ne parle pas de « fautes » ni d’« écarts », mais de « divergences », en ce sens que la Septante peut témoigner d’un modèle hébreu divergent du TM. C’est ce qui expliquerait la brièveté frappante de Jérémie dans les LXX par rapport au TM, ainsi que bien d’autres différences. Ainsi Jr 33,18, absent de la Septante, a manifestement été ajouté par le TM pour étendre au sacerdoce lévitique l’héritage davidique. Autre exemple : en Jr 7,31, le lieu où les enfants étaient sacrifiés est appelé Tophet (« brûloir ») par la Septante, tandis que le TM le surnomme Taphet (« crachat »). En 1 R 3,13, pour éviter de dire comme la Septante que les fils d’Eli « maudissaient Dieu (Elohim) », le TM corrige en disant qu’ils « se maudissaient (lahem) » : le respect de Dieu passait avant celui de la lettre... Il est, certes, des cas où le grec a mal compris l’hébreu, comme en Jr 38,21 (TM 31,21) : un mot rare, signifiant « jalons » a été traduit par « châtiment ». En d’autres cas, on ne peut trancher : de « celui qui révèle aux hommes quel est son christ » (Am 4,13 LXX) ou de « celui qui révèle aux hommes quel est son dessein » (TM), laquelle des deux leçons est la première ?

Acculturation ou actualisation ?

En matière de sens, il n’y a rien de neutre. Mais traduction ne signifie pas forcément trahison, ni absence de neutralité, absence de fidélité : bien au contraire, la Septante atteste la lecture rabbinique ou targumique, comme on l’a dit, de son époque. Il ne s’agit pas, en effet, d’une acculturation du judaïsme à l’hellénisme ; certes, dans les Proverbes, le Shéol devient l’Hadès, de même que surgissent, tout droit sortis de la mythologie grecque, l’Amour ailé (Pr 7,10-11), le tonneau des Danaïdes (Pr 23,27), les androgynes (Pr 18,8 et 19,15) ou les fils de la terre (Pr 2,18 et 9,18). Face à l’hébreu nephesh, désignant la personne dans son entier, le mot psukhè, « âme, souffle de vie, personne » n’est pas non plus un équivalent indifférent : les dualismes ultérieurs en abuseront pour effacer ce que l’anthropologie sémite a d’unifiant. En tout cas, les traducteurs juifs n’inventent pas un nouveau grec : ils se servent normalement d’une langue qui se judaïse par voie de conséquence. Ainsi en est-il du terme « synagogue », qui est à l’origine la traduction grecque du mot « assemblée », avant de se lexicaliser en fonction de l’histoire du judaïsme. Quant au mot doxa (littéralement « opinion »), il a rapidement pris le sens de « gloire », sans que soit rendue pour autant la vraie richesse sémantique de l’ébreu kavod (« poids, importance ») ; avant de servir d’équivalent à l’hébreu maleakh, le mot grec aggelos (prononcé anguéloss), lui, désignait un messager qui n’était pas forcément un « ange » muni d’ailes... La Bible, en définitive, s’est moins faite grecque que le grec ne s’est chargé d’un sens biblique.

Plutôt que d’acculturation, les traducteurs font preuve, vis-à-vis de leurs lecteurs, d’un effort d’actualisation. Ainsi en Lv 1,4-9, comme l’holocauste, selon l’usage, était accompli par les prêtres lévites et non plus par le seul offrant, la Septante a mis au pluriel les verbes que le TM a gardés au singulier. En Ex 20,4, TM, « Tu ne feras ni image sculptée ni représentation » a été traduit : « Tu ne feras ni idole (du grec eidôlon, “ image ”) ni ressemblance », car le problème n’était plus la représentation de Dieu, mais le fait que les idoles ressemblent à autre chose ; à ce titre, le veau d’or n’était pas encore une « idole » dans le sens qu’a toujours ce mot aujourd’hui, puisqu’il prétendait simplement être l’image de Dieu, même représenté sous la forme païenne du taureau (que le terme « veau » dévalorise assez !). En Jr 1,2 LXX, Josias est dit fils d’Amos et non d’Amon (TM), pour éviter la confusion avec le dieu égyptien Amon chez le lecteur alexandrin. De même en Ex 22,27a, au lieu de « Tu ne maudiras pas Elohim » (TM), par respect pour la culture ambiante, la Septante traduit « Tu ne maudiras pas les dieux », sans pour autant fausser le texte. Des considérations moins théologiques reflètent la lecture juive de l’époque : en Pr 30,19, rougissant d’évoquer les « chemins de l’homme vers la jeune femme » (TM), le traducteur a préféré l’euphémisme ambigu des « chemins de l’homme dans [sa] jeunesse »...

Traduction et interprétation

Tout est question d’interprétation ou d’herméneutique, traduction et interprétation étant en grec un même mot : hermèneia. Le problème se pose de façon aiguë à partir du moment où les chrétiens font leur l’Ecriture juive. Sans même que soient distingués Ancien et Nouveau Testaments comme ce fut le cas au IId siècle, la Septante est lue comme annonce de la « Nouvelle Alliance » (Jr 38,31 LXX / 31,31 TM) en Jésus-Christ ; comme on le sait, ce dernier mot qu’on accole aujourd’hui presque systématiquement au prénom de Jésus comme un nom de famille, vient du grec christos, qui traduit un titre vétérotestamentaire : celui de l’« oint », du « messie » juif. La Septante ne se prête pas par elle-même aux interprétations messianiques chrétiennes, mais les auteurs du Nouveau Testament, composé en grec, n’ont eu que l’embarras du choix, au milieu de ces collections de « témoignages » vétérotestamentaires appelés testimonia, pour tirer d’elle le matériau linguistique et théologique voulu ; en un sens, ils ne font que commenter, à la suite de Jésus, la Bible qu’ils connaissaient dans la langue originale, mais en l’utilisant dans sa version lisible par les nations. Cette version, en effet, offrait des trésors de communication : ainsi le nom commun kurios, traduisant Adonaï (« le Seigneur »), que les Juifs disent pour éviter de prononcer le tétragramme YHWH, a été déterminant pour la fondation d’une religion universelle. En Ac 15,16-17, Jacques cite Am 9,11-12 LXX (« afin que [me] recherchent le reste des hommes et toutes les nations ») dans le sens d’un universalisme centrifuge, tandis que le TM suggère un universalisme centripète (« afin que [les Israélites] héritent du reste d’Edom et de toutes les nations ») : Edom avait tout simplement été lu adam (« homme »)... On le voit, le rôle de la Septante dans l’ouverture de l’Evangile aux païens n’est pas direct, mais il est réel.

La Septante a ensuite été la Bible des Pères de l’Eglise, qui la lisaient dans une continuité remarquable avec le Testament chrétien. Ils reconnaissaient dans les moindres détails l’annonce du Christ et pas seulement lorsqu’un personnage comme Josué, qui en grec (Ièsous) comme en hébreu (Iehoshoua) s’appelle encore « Jésus », se prêtait à devenir le « type », la préfiguration du Nazaréen. Citons ici quelques exemples célèbres qui ont marqué l’histoire de la théologie chrétienne : tout d’abord, pour l’annonce de la virginité de Marie, Is 7,14, où l’hébreu almah (« jeune femme ») a été traduit parthenos (« vierge ») ; ensuite, pour l’élaboration du concept de péché originel chez saint Augustin, Jb 14,4, où la Septante (« Qui sera pur de toute souillure ? ») se distingue particulièrement du TM (« Qui tirera le pur de l’impur ? ») ; notons, plus généralement, qu’en atténuant le caractère scandaleux et protestataire du livre de Job, face à un texte hébreu très difficile philologiquement, la Septante a fourni aux chrétiens l’occasion de voir en Job la préfiguration du Christ. Enfin, pour ce qui est de la mystique de l’Etre, induite par la traduction d’Ex 3,14, egô eimi ho ôn, « Moi, je suis l’Etant », cette « identification de Dieu à l’Etre » est empruntée au néoplatonisme, qui, même par analogie, marqua ainsi fortement la pensée chrétienne [2].

Aujourd’hui la méthode des Pères ne doit pas être caricaturée : il ne suffit pas de trouver dans un passage vétérotestamentaire le mot logos (« parole, raison ») pour y voir le Verbe johannique, ni les verbes egeirein (« réveiller ») ou anistèmi (« se lever ») pour y voir la trace du Ressuscité, sous le prétexte que ce sont ces verbes qui, dans le Nouveau Testament, sont employés pour la Résurrection du Christ !

Une Bible plurielle

Le « détournement » de la Septante par les chrétiens a suscité chez les Juifs, qui la lisent couramment jusqu’au VIIIème ou IXème siècle, plusieurs révisions successives de la traduction grecque d’après l’hébreu, de façon à empêcher les interprétations abusives. La première, au début du Ier siècle de notre ère, est due à un groupe de traducteurs, dont un certain Théodotion, alliant la littéralité à un style élégant ; leur marque se reconnaît au fait que beaucoup de mots hébreux sont translittérés sans être traduits et à la façon de rendre gam (« aussi ») par kaige (prononcé kaï gué) ; la version « Théodotion » de Daniel a rapidement supplanté la version courte, mais en définitive, ce n’est pas parce qu’elle est plus longue qu’elle est forcément plus littérale. La révision d’Aquila, au début du IId siècle, sacrifie la correction de la langue à une fidélité scrupuleuse à l’hébreu, où chaque racine hébraïque est indifféremment rendue par la même racine grecque ; la particule èt introduisant le complément d’objet, en particulier, est traduite par la préposition sun (« avec »). Résolument tournée contre l’interprétation chrétienne, cette version remplace parthenos par neanis (« jeune femme ») en Is 7,14 et christos par èleimmenos (de aleiphô, oindre, synonyme de chriô) à chaque occurrence. Quelques décennies plus tard, Symmaque révise à nouveau le texte des Septante pour, cette fois-ci, en éliminer tous les sémitismes susceptibles de heurter le lecteur grec ; pour ce faire, il aime parfois varier la traduction pour un même mot hébreu.

Les chrétiens recensent à leur tour la Septante. Jérôme parle de trois recensions : celle d’Origène en Palestine, celle de Lucien en Asie mineure et celle d’Hésychius en Egypte. De cette dernière, on ne sait presque rien, et sur la seconde, définie en partie par le retour à un grec plus attique, demeurent beaucoup d’incertitudes, dans la mesure notamment où elle reprend pêle-mêle beaucoup de variantes de la première. Origène, au début du IIIème siècle, avait déjà été le maître d’oeuvre des Hexaples, cette Bible en « six colonnes » qui mettait théoriquement en parallèle, de gauche à droite, le texte hébreu, sa transcription en caractères grecs, la révision d’Aquila, celle de Symmaque, la Septante ancienne et la révision de Théodotion ; après ce travail colossal, il élabore sa propre recension, signalant d’un obèle les « plus » de la Septante par rapport à l’hébreu, et comblant d’après la 6ème colonne les « moins », qu’il accompagne d’un astérisque. Cette recension, qui faisait disparaître en quelque sorte malgré elle la Septante ancienne au profit des révisions d’après l’hébreu, connut un tel succès qu’il y a aujourd’hui peu de manuscrits qui ne soient contaminés par elle. Ayant recours aux citations patristiques aussi bien qu’aux versions latine, syriaque, arménienne, égyptiennes, éthiopienne, arabe, géorgienne, gothique et slavonne, qui toutes ont eu la Septante pour modèle, même indirect, les éditeurs de la Septuaginta vel Vetus Testamentum Græcum Auctoritate Academiæ Scientiarum Gottingensis editum [3] ont actuellement pour première tâche d’expurger le texte grec de ces variantes origéniennes, qui furent un temps inestimables, mais dont la prolifération devint trop vite incontrôlable.

Le résultat est une Bible plurielle, qui plus est sept fois plurielle : pluralité au moins partielle des textes originaux, pluralité des traductions grecques, pluralité des révisions, pluralité des recensions, pluralité des éditions, pluralité des versions filles et multiplicité innombrable des manuscrits, qui par leurs variantes propres sont autant de bibles différentes. En conséquence, la multiplicité des interprétations peut être perçue comme un embarras intellectuel ou religieux ; ou bien elle peut être prise plutôt comme le risque que prit Dieu lui-même en confiant sa Parole aux hommes, dont chacun à sa façon est appelé à croître et à multiplier (Gn 1,28), c’est-à-dire à être une bible vivante et particulière ; ce risque et cette chance, ce fut, à un moment donné, celui de parler une langue au destin presque universel, le grec.

La lecture de la Septante n’est décidément pas le domaine réservé des exégètes ou des hellénistes supposés brillants ou snobs. Les Français sont d’ailleurs enviés dans le monde entier pour la collection de la « Bible d’Alexandrie », qui propose une traduction et une étude critiques de chacun des livres [4].

OEuvre juive, la Septante témoigne sur plusieurs siècles d’un judaïsme hellénophone à la fois traditionnel et novateur. Création littéraire plus que simple traduction, ce monument de la littérature grecque a permis une forme de dialogue de la pensée juive avec toute la culture hellène. Annonce pour les chrétiens de la venue du Christ, elle devint pour eux l’« Ancien Testament » auquel se sont référées la plupart des traductions qui ont suivi, et demeure le texte sacré de beaucoup d’Eglises encore aujourd’hui.

Moment décisif de l’histoire de la Révélation, et donc du salut, son héritage est tel que presque n’importe qui l’a lue sans même le savoir. À quoi ressemblerait aujourd’hui la Bible si elle n’avait été traduite en grec il y a plus de deux millénaires ? Ce qu’elle a offert, la possibilité de parler de Dieu et à Dieu en une même langue, elle l’offre toujours, même si la langue a changé. C’est un pont de mots ou de concepts devenus universels : elle permet de dialoguer avec les Juifs et leur Bible, dont elle est la fille, ou même, selon Philon, la soeur ; elle montre, enfin, comment rendre actuelle la Parole de Dieu dans notre monde.

Guillaume Bady, ancien élève de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, thèse sur le Commentaire sur les Proverbes attribué à Jean Chrysostome, à l’Université Louis Lumière-Lyon 2.

[1] Elles sont extraites de la Deuxième homélie sur l’obscurité des prophéties, § 2-3, PG 56, c. 178-179 (trad. M. Jeannin).

[2] Il faut signaler que le philosophe Heidegger, en dénonçant cette mystique la qualifie d’« onto-théologie » ; mais une nuance ici s’impose : dans le texte biblique des Septante, il ne s’agit pas de l’Etant philosophique, qui serait au neutre (to on), mais d’un participe au masculin (ho ôn), titre qui, sur les icônes, entoure la personne du Christ.

[3] Déjà A. Rahlfs avait publié en 1935 une édition qui aujourd’hui encore sert de texte standard : Septuaginta, id est Vetus Testamentum Graece iuxta LXX interpretes, Stuttgart 1935, 2 tomes (aujourd’hui réédité en 1 vol.). L’édition de Göttingen se place dans la continuité de celle-ci, mais elle est fondée sur un nombre bien plus grand de témoins manuscrits, de manière à fournir un travail critique aussi complet que possible.

[4] C’est à cette collection, fondée par Marguerite Harl au Cerf, et récemment augmentée d’un Pentateuque en un volume, du passionnant Osée (par Jan Joosten, Eberhard Bons, Stephan Keller et Philippe Le Moigne) et du bel Ecclésiaste de Françoise Vinel, que nous devons l’essentiel de nos remarques ; celui ou celle qu’elles auront intéressé(e) pourra en trouver de plus complètes dans le manuel La Bible grecque des Septante, du judaïsme hellénistique au christianisme ancien, Coll. « Initiations au christianisme ancien », Le Cerf-Editions du C.N.R.S., Paris 1994 (par M. Harl, G. Dorival et O. Munnich).

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