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Éternité du monde ou création ? Le débat

Roland Hureaux

Il n’est pas étonnant que Nietzsche dont la négation de Dieu – et de tout ce qui allait pour lui avec, de la pitié chrétienne à la morale kantienne – se voulait radicale, ait évoqué, sans autrement l’approfondir au demeurant, le thème mystérieux de l’éternel retour, inséparable d’un univers éternel, et par là cyclique. Le philosophe devinait le lien entre l’athéisme et l’éternité du monde, seul un monde éternel pouvant être auto-suffisant et donc se passer de Dieu.

Face à cet enjeu majeur, comment ne pas voir la rupture que constitue l’affirmation nette, tranchante et, si l’on ose dire, définitive, de la Genèse qui montre un Dieu créateur, tirant le monde du néant, « au commencement » ? Ce Dieu créateur est forcément horloger, et, ne voyant pas pourquoi il se contenterait de n’être qu’un premier moteur, il faut que nous le tenions aussi pour un Dieu Providence. Pour les gnostiques qui pensaient que le monde est mauvais, il n’était qu’un démiurge mauvais, mais pour tous ceux qui pensent que le monde « malgré tout » est bon (« Et Yahvé vit que cela était bon ! »), il n’y a peut-être pas si loin de l’horloger au Père.

L’affirmation claire de la Genèse, patrimoine judéo-chrétien fondamental, rompt avec la plupart des autres religions ou philosophies beaucoup plus floues sur la question du commencement du monde, à commencer par celles de la Grèce ancienne (article d’ Emmanuel Brochier ).

Les scolastiques étaient loin de prendre à la légère aussi bien la Genèse qu’Aristote, principal tenant de l’éternité du monde. La contradiction entre les deux ne manqua pas de leur poser problème. Maître Eckhart s’est même risqué à envisager que le monde, quoique créé, ait pu l’être de toute éternité, ce que l’Église n’admit pas (article d’ Alexis Perot ). À tout le moins a-t-on pu dire que l’idée de ce monde, avant qu’elle ne se réalise, est, elle, coéternelle à Dieu. Saint Thomas d’Aquin, qui a consacré un ouvrage à la question, pose que « la foi seule établit que le monde n’a pas toujours existé, et l’on ne peut en fournir de preuve par manière de démonstration. » Pour lui, la raison, c’est-à-dire Aristote, conduit à penser que le monde est éternel ; seule la Révélation nous oblige à penser qu’il ne l’est pas. Et ce fut à peu près la position de tout le Moyen Âge (article de Rémi Sentis ).

Où en est-on aujourd’hui ? À vrai dire, les choses ont bien changé. Sur ce point capital, nous serions portés à dire presque le contraire, soit que la raison (scientifique) conduit à penser que le monde a un commencement et que la foi (athée ou positiviste) tente, par toutes sortes d’hypothèses, voire de contorsions, de maintenir qu’il n’en a pas, en tous les cas que ce qui semble un commencement peut être « réduit » ou relativisé (article de Roland Hureaux ) .

Entre saint Thomas d’Aquin et nous, est venu l’immense essor de la science moderne. Dans un premier temps, du XVIIe au XIXe siècle, le progrès scientifique ramena une partie de la communauté intellectuelle européenne vers l’athéisme (encore que Voltaire et Rousseau aient tous les deux cru au « grand horloger »). Se répandit l’idée que le monde était éternel et entièrement explicable par les lois du déterminisme : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse », répondait le savant Laplace à Bonaparte qui l’interrogeait : « Et Dieu dans tout ça ? ».

Laplace ne se doutait pas que peu de temps après, le jeune Sadi Carnot devait, avec sa deuxième loi de la thermodynamique, bousculer les certitudes que l’on croyait acquises (article d’ Isabelle Rak ). Comment tenir que le monde tel que nous le voyons est éternel s’il est voué, comme le démontre Carnot, à une dégradation progressive et définitive de son organisation ? Et si le monde a une fin, n’a-t-il pas aussi un commencement ? Nietzsche, prenant connaissance de cette loi, qui contredisait de front sa croyance à l’éternel retour (article de Didier Rance ), se sentit tellement remis en cause qu’il était prêt pour la récuser à nier toute valeur à la physique moderne.

Un siècle après, la découverte, grâce à une précision plus grande de nos moyens d’observation, du fait de l’expansion, apparemment sans retour, de l’univers, venait apporter une seconde rupture à la vision classique, païenne ou positiviste, d’un univers éternel.

Il n’a pas suffi que le chanoine Lemaître, principal inventeur de ce phénomène ‒ et longtemps suspect, du fait de sa qualité de prêtre, d’avoir formé une théorie qui justifie sa foi ‒, ait toujours veillé à distinguer le Big bang, nom donné plus tard à l’explosion initiale du monde, de l’idée théologique de Création (article de Dominique Lambert ). La vision du monde à laquelle ont conduit les progrès de l’astrophysique au XXe siècle se trouvait marquée désormais d’une mystérieuse discontinuité que l’on n’aurait pas soupçonnée au temps de saint Thomas ou de Laplace. Les physiciens l’appellent une singularité et ils essaient de la « réduire », c’est-à-dire de la banaliser, de faire qu’elle ne soit plus une rupture, ni une question (article de Louis-Aimé de Fouquières ). Ils n’y sont pas encore arrivés.

Quelle que soit la solution qui sera apportée un jour à la question du commencement du monde, si tant est qu’on la trouve, c’est un fait qu’on ne peut plus en rester à la suffisance moniste d’un monde éternel, à la fois circonscrit, simple et compréhensible, et en réalité fermé. Éternel ou pas, notre monde est plus que jamais une grande question. Il est désormais ouvert sur un Grand large d’où tout peut advenir.

Roland Hureaux, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et de l’ENA, agrégé d’histoire, rédacteur en chef de Résurrection de 1975 à 1976, auteur de Jésus et Marie-Madeleine (Perrin, 2005), et de Gnose et gnostiques des origines à nos jours (DDB, 2015).

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