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Étudier pour mieux prier

Théologie et vie spirituelle dans la vie des moines d’Occident
Dom John Duchâteau, o.s.b.

Pour de nombreux chrétiens, la théologie est une affaire de spécialistes qui n’a pas grand-chose à voir avec leur vie spirituelle. Elle leur apparaît même comme l’une des caractéristiques des vocations sacerdotale et religieuse, par opposition aux vocations des laïcs. Pourtant, la question que Jésus pose à saint Pierre ne s’adresse pas aux seuls clercs, mais à tous les chrétiens, et, plus largement, à tous les hommes : « pour vous, (…) qui suis-je ? » [1] Or, l’acte de foi que Jésus suscite en saint Pierre est bien de l’ordre d’une connaissance, ou, plus précisément, d’une reconnaissance, celle de Jésus comme « l’oint » du Seigneur, comme Christ, reconnaissance qui trouvera son accomplissement après la Résurrection, révélant pleinement aux apôtres la divinité de Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » [2]. Jésus précise bien que cette reconnaissance est une révélation que reçoit saint Pierre : « cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les Cieux » [3]. Saint Pierre accède à la science de Dieu, qui est connaissance de Dieu, et don de Dieu. Son acte de foi est à la fois la base et le sommet d’une théologie. La question que Jésus lui pose après sa Résurrection montre que l’accomplissement de cette science de Dieu est l’amour. En effet, à saint Pierre qui reconnaît que cet homme qui lui demande de jeter le filet, « c’est le Seigneur » [4], Jésus demande : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » [5] Or, ces deux questions de Jésus fondent la vocation de saint Pierre. A la suite de la profession de foi de Césarée, « Simon fils de Jean » reçoit le nom de « Pierre » : « Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église » [6]. A la fin de l’apparition au bord du lac de Tibériade, saint Pierre est confirmé dans sa vocation pastorale : « Pais mes brebis » [7]. Et Jésus lui annonce son martyre : « un autre (…) te mènera où tu ne voudrais pas aller. » [8] La vocation de saint Pierre trouve son fondement dans la dialectique de la connaissance et de l’amour. Elle est exemplaire de toute vocation baptismale : aussi vrai que toute vie chrétienne est mystique, car on ne peut suivre Jésus sans l’aimer, toute vie chrétienne est théologique, car on ne peut aimer Jésus sans le connaître.

On objectera peut-être, et non sans raison, que saint Pierre, simple pêcheur de Galilée, n’a pas eu besoin de sortir des meilleures écoles rabbiniques pour reconnaître en Jésus celui qu’avaient annoncé les prophètes et qui est venu pour accomplir les promesses de Dieu à son peuple. Mais s’il est un titre que saint Pierre, et tous ceux qui suivaient Jésus, ont revendiqué, c’est bien celui de « disciple ». Au sens propre, les « chrétiens » sont ceux qui reconnaissent Jésus pour leur « rabbouni », comme le crie Marie de Magdala au matin de la Résurrection [9], c’est-à-dire pour leur « maître ». Si tous les chrétiens ne passent pas un baccalauréat ou une licence de théologie, tous sont appelés, à leur manière, à se mettre à l’école du Seigneur. A ce titre, l’expérience des moines, qui ont fait le choix radical d’une vie à l’écoute du maître intérieur [10], peut apporter des lumières aux laïcs qui souhaitent mieux connaître Jésus pour mieux l’aimer.

Les études dans la tradition monastique occidentale

Dès ses origines, la tradition monastique occidentale a accordé un statut paradoxal aux études, comme le montre le prologue de la Vie de saint Benoît de saint Grégoire le Grand. Dans ce récit de la conversion du père du monachisme latin, le renoncement au monde est présenté avant tout comme un renoncement aux études :

[saint Benoît] avait été envoyé étudier à Rome les arts libéraux. Mais, comme il voyait qu’en ces études beaucoup de ses camarades tombaient dans les abîmes des vices, il ramena en arrière le pied qu’il avait comme posé sur le seuil du monde, de peur que, si quelque chose de la science mondaine ne venait à l’atteindre, il ne tombât ensuite tout entier dans un énorme précipice. Ainsi donc il méprisa les belles-lettres ; et, ayant abandonné la maison et les biens de son père, ne songeant à plaire qu’à Dieu seul, il désira recevoir l’habit de la vie monastique. [11]

En devenant moine, saint Benoît préfère l’amour de Dieu à tout autre science. Sa vocation illustre le cri de jubilation du Christ :

Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché [les mystères du Royaume] aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits.  [12]

Être un « tout-petit », n’est-ce pas l’idéal que fixe saint Benoît à ses moines, lorsqu’il présente, dans sa Règle, l’humilité comme le chemin de sainteté par excellence ?

Pourtant, le récit de la conversion de saint Benoît n’est pas l’occasion pour saint Grégoire le Grand de faire l’éloge de l’ignorance ou de la bêtise. Bien au contraire, le renoncement aux études se fait au nom de la quête de la vraie sagesse :

[Saint Benoît] fit donc retraite, sans savoir parce que doué de savoir, sans instruction parce que doué de sagesse.  [13]

Le monastère est une « école du service du Seigneur ». Le moine ne renonce pas à savoir, il ne veut savoir que pour Dieu. La Règle de saint Benoît, si elle ne codifie pas les études, les suppose [14]. C’est à ce titre que le cloître fut le lieu de refuge de l’héritage culturel de l’Antiquité après l’effondrement de l’Empire romain. Dans L’Amour des lettres et le désir de Dieu, Dom Jean Leclercq résume ainsi ce paradoxe :

Deux éléments sont les deux données constantes de la culture monastique de l’Occident : d’une part l’étude des lettres et, d’autre part, la recherche exclusive de Dieu, l’amour de la vie éternelle, par conséquent le détachement à l’égard de tout le reste, y compris de l’étude des lettres. [15]

Dom Mabillon et la querelle des études monastiques

A la fin du XVIIème siècle, la querelle dite « des études monastiques » illustre ce paradoxe dans un contexte polémique, mais aussi en des termes qui la rendent proche des préoccupations des chrétiens d’aujourd’hui. Elle oppose deux grandes figures du monachisme français de l’époque classique : Rancé, réformateur du monastère cistercien de la Trappe, et Mabillon, bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur.

Dans le traité De la Sainteté et des devoirs de la vie monastique, publié en 1683, Rancé affirme que le moine doit se consacrer seulement à la prière et à la pénitence, et ne doit lire, outre les Écritures, que des ouvrages portant sur la pratique de la vie monastique. Il exclut radicalement toute activité théologique – et a fortiori toute pratique des sciences profanes – de la vie du moine, dont la vocation est contemplative, et non apostolique. Pour Rancé, la science risque de faire tomber le moine dans l’orgueil, et détruit en lui l’esprit d’oraison. Dans le Traité des études monastiques, publié en 1691, Mabillon défend, au contraire, l’idée que les études font partie intégrante de la vie monastique. Si elles sont menées avec charité, elles permettent, selon le bénédictin, un authentique retour aux sources de la Tradition et de la foi en Jésus-Christ. Elles contribuent ainsi à vivifier la vie spirituelle du moine et les ordres monastiques tout entier.

La liste impressionnante d’autorités patristiques et médiévales que les deux moines citent pour appuyer leurs thèses respectives indique que leur opposition n’est pas celle de deux vocations monastiques, celle des trappistes, qui entendent retrouver l’esprit des premiers cisterciens et des Pères du désert, et celle des bénédictins de Saint-Maur, qui appartiennent à un ordre intellectuel : Rancé comme Mabillon entendent défendre la tradition monastique elle-même. Or, le débat qui les opposait, qui semblait ne concerner que les seuls moines, eut un écho considérable au-delà des clôtures monastiques, comme le prouvent le nombre important de rééditions de leurs ouvrages, et les réactions nombreuses et passionnées que suscitèrent leurs prises de positions dans le monde ecclésiastique, mais aussi chez de très nombreux laïcs, intellectuels ou non, de la fin du XVIIème siècle : la question des études monastiques posait plus fondamentalement celle de la place de l’intelligence dans la vocation chrétienne. A ce titre, les analyses de Mabillon peuvent être un éclairage pour les chrétiens d’aujourd’hui qui cherchent à prendre au sérieux les deux termes du diptyque augustinien : aimer pour connaître, connaître pour aimer. Nous laissons ici de côté la position de Rancé, non pas tant à cause du caractère parfois outrancier de son propos, mais parce qu’elle n’est peut-être pas si étrangère à ce que pensent beaucoup de chrétiens : la séparation nette entre la vie spirituelle et la réflexion sur le mystère de la foi, voire la méfiance à l’égard de l’intelligence rapproche étrangement le point de vue du réformateur de la Trappe des préoccupations de notre époque marquée par une crise de la culture. La position de Mabillon nous semble plus propre à prendre le contre-pied de certaines de nos idées reçues.

Se connaître soi-même pour connaître Dieu

Mabillon résume le statut qu’il accorde aux études dans la vie monastique dans l’épître Aux jeunes bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, placée en tête du Traité de études monastiques :

Si le grand Apôtre [16] faisait gloire de n’en avoir [de science] point d’autre que celle de J.C. crucifié, nous ne devons point avoir aussi d’autres buts dans nos études. Elles se doivent borner à former dans nous, et dans les autres même, autant que nous pourrons, cet homme nouveau, dont Notre Sauveur nous a donné le modèle en sa personne sacrée. Toute science qui ne se détermine à ce grand dessein est plus nuisible qu’avantageuse. La charité seule en peut faire un bon usage, et il n’y a qu’elle qui puisse guérir cette enflure de cœur, qu’une science vaine et stérile a coutume de produire dans ces savants spéculatifs, qui n’ont pour but de leurs sciences que de se distinguer, et de se faire un nom dans le monde. Vous éviterez sûrement cet écueil, si vous dites souvent à vous-mêmes avec saint Bernard : malo sine illa quae inflat, quam absque illa quae aedificat inveniri, si toutes vos pensées et tous vos desseins dans vos études se terminent à vous bien connaître vous-mêmes pour en devenir plus humbles, et pour vous cacher aux yeux du monde ; et à connaître Dieu de plus en plus, pour l’aimer et le servir plus parfaitement. Il est vrai, et saint Paul l’a dit, que la science sans la charité enfle : mais il est certain aussi qu’avec le secours de la grâce, rien n’est plus propre à nous conduire à l’humilité, parce que rien ne vous fait mieux connaître notre néant, notre corruption, et nos misères.

Ce programme, adressé à de jeunes moines, pourrait être celui de tout chrétien, dans la mesure où il repose sur des principes qui dépassent largement le strict cadre de la vocation monastique.

Le premier de ces principes est le refus de séparer la spiritualité de la théologie, la prière de la méditation sur le mystère du Christ. Affirmer que « Jésus-Christ crucifié » est le but de toute étude théologique, c’est accorder un rôle décisif à l’intelligence dans l’adoration, et prendre au sérieux le « plus grand commandement de la Loi » : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. [17] Tout notre être, y compris notre intelligence, est engagé lorsque nous aimons. En somme, il s’agit, pour Mabillon d’étudier pour aimer, et donc pour prier. On retrouve ici le souci, caractéristique de l’anthropologie monastique, de prendre en compte l’homme tout entier dans son désir de Dieu. Mabillon manifeste une grande confiance dans les facultés de l’homme : elles ne sont pas exclues du mystère du salut. Elles sont aussi le lieu du combat spirituel ; notre capacité à connaître est passée au crible des fins dernières. On peut parler ici d’un humanisme monastique, dans la mesure où, ce qui est en jeu, c’est la constitution en nous de « l’homme nouveau ».

Le second principe est le refus de séparer la connaissance de Dieu de la connaissance de soi-même. Par l’incarnation du Verbe, le mystère de Dieu et le mystère de l’homme se trouvent réunis en Jésus-Christ : en se révélant à l’homme, Dieu révèle l’homme à lui-même. En ce sens, la théologie chrétienne accomplit le précepte de Socrate : « Connais-toi toi-même. » En arrière-plan du propos de Mabillon se trouve l’idée, chère aux Pères de l’Église, que l’homme doit se tourner vers son cœur pour connaître Dieu, et découvrir en lui-même l’image de son créateur. Dieu, écrit saint Augustin, est « plus intime à moi-même que moi-même, et plus grand que ce qu’il y a de plus grand en moi » [18]. Dans le recueillement et l’introspection, l’homme fait l’expérience d’une altérité absolue, qui est l’expérience théologique par excellence, celle de Moïse devant le buisson ardent. La théologie n’est donc pas une théorie étrangère au chrétien, mais fondamentalement l’expérience d’une rencontre qui engage celui qui s’avance dans la voie de la connaissance de Dieu.

La conception que Mabillon se fait des études dans la vie du moine reprend une intuition biblique : la connaissance et l’amour sont profondément liés. Dans la Bible, le terme « connaître » est d’ailleurs fréquemment utilisé dans un sens sexuel [19]. L’amour est la plus parfaite des voies de connaissance, et l’on ne saurait connaître Dieu qui « est amour » (1 Jn 4,9) sans l’aimer. Mais, inversement, peut-on aimer vraiment quelqu’un que l’on ne connaît pas ? La réflexion de Mabillon sur les études monastiques pose une question qui concerne, en fin de compte, la vocation de l’homme elle-même, telle que le Catéchisme de l’Église catholique la définit dès le premier chapitre de son prologue : « la vie de l’homme – connaître et aimer Dieu » [20].

Dom John Duchâteau, o.s.b., prieur du monastère Saint Peter of Oldstones (Écosse)

[1] Mt 16, 15 (les références de cet article utilisent la traduction de la Bible de Jérusalem, 2ème édition, 1973).

[2] Mt 16, 16.

[3] Mt 16, 17.

[4] Jn 21, 7.

[5] Jn 21, 16.

[6] Mt 16, 18.

[7] Jn 21, 16.

[8] Jn 21, 18.

[9] Jn 20, 16.

[10] La Règle de saint Benoît s’ouvre sur cette injonction : « Ecoute, ô mon fils, ces préceptes de ton maître, et tends l’oreille de ton cœur. » (Règle de saint Benoît, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1972, vol. I, p. 413).

[11] Saint Grégoire le Grand, Dialogues, livre II, De la vie et des miracles de saint Benoît, Prologue, trad. Lucien Régnault o.s.b., Paris, Téqui, 1978, p. 97.

[12] Lc 10, 21.

[13] Ouvr. cit., p. 97.

[14] Voir Dom Jean Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen-Âge, Paris, Cerf, 1957, rééd. 1990, chap.1, « La conversion de saint Benoît ».

[15] Ibid., p. 29.

[16] Il s’agit de saint Paul.

[17] Mt 22, 37. C’est nous qui soulignons.

[18] Saint Augustin, Confessions, livre III, chapitre VI.

[19] Voir, par exemple, Gn. 4, 1 : « L’homme connut Ève, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn (…) ».

[20] Catéchisme de l’Église catholique, Mame-Librairie éditrice vaticane, 1992, p. 15.

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