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Évangile et vie économique : une réponse russe

Michel Sollogoub
La société russe post-soviétique connaît un passage chaotique à l’économie de marché, avec de très fortes disparités sociales et économiques, qui rendent le message chrétien, en matière de respect de la personne, de protection du plus démuni ou de partage équitable des richesses, d’autant plus nécessaire, comme l’a rappelé l’Église orthodoxe russe, en août 2000, dans un document volumineux intitulé « Fondements de la doctrine sociale de l’Église russe » (SOP 251.4), même s’il ne s’agit pas là de la seule réponse possible. C’est ce que souligne l’économiste Michel Sollogoub dans un texte qu’il a confié au Service orthodoxe de presse et qui paraît également, dans son intégralité, dans le recueil Église et économie : voix orthodoxes russes – voix catholiques romaines, que viennent de publier en français les Éditions du Cerf, à Paris, sous la direction du père Jean-Yves Calvez, s.j., (Paris) et Andreï Zoubov (Moscou) ; ce recueil s’inscrit dans le prolongement d’un précédent ouvrage qui portait sur Église et société. Un dialogue orthodoxe russe – catholique romain, sous la direction du père Calvez également et d’Anatole Krassikov (Cerf, 1998). La revue Résurrection est heureuse d’accueillir dans ses colonnes cet article et exprime sa reconnaissance à Michel Sollogoub.


Depuis la chute du communisme et la mise en place, longue et progressive, encore inachevée, d’une économie de marché, les Russes ont été confrontés à des problèmes économiques dont la nature leur était jusqu’alors inconnue. [ ... ]

Le « retour à l’économie »

Si l’inflation est maintenant largement maîtrisée, si la production reprend le chemin d’une croissance qui devient soutenue (avec des taux largement supérieurs à 5 % au cours des dernières années), si le niveau de vie réel de la population, malgré des inégalités qui restent extrêmement fortes, se redresse sensiblement, comme cela est visible dans les grandes villes surtout, si le chômage diminue visiblement, et si la pauvreté est aussi en recul, il n’en reste pas moins que la Russie a subi au cours des quinze dernières années ce que l’on pourrait appeler un choc brutal de « retour à l’économie », tel que peu de pays en ont connu au cours de leur histoire. « Retour à l’économie », car l’économie soviétique a été largement irréelle : avec une production grandement inadaptée aux besoins, centrée sur le secteur militaire, et une inefficacité criante, qui a pu faire dire à certains que seule la Russie, du fait de ses énormes richesses en hommes et en ressources naturelles, a pu s’offrir le gaspillage engendré par le système soviétique. Cette inefficacité a pu faire illusion pendant un temps, en dégageant des rythmes de croissance substantiels tant qu’il a été possible de puiser dans les réserves humaines considérables de la paysannerie russe, au cours de la période stalinienne, puis de profiter à partir du début des années 1970 de la hausse importante des cours du pétrole. Mais le principal défaut de ce régime a bien été l’incapacité à inciter les agents, travailleurs et cadres d’entreprise à se comporter de façon appropriée et efficace.

La prise de conscience de cet état de fait est encore embryonnaire. Plus généralement, l’analyse de la nature du régime soviétique, la compréhension de son caractère véritable n’ont pas encore véritablement eu lieu en Russie et il n’est pas rare de rencontrer des nostalgiques de l’ancien régime qui se souviennent de ses gloires passées. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les questions économiques aient été au centre de nombreux débats marqués par une grande confusion. Et cette confusion n’a pas manqué de toucher la question des relations entre la religion et l’économie.

Confusions entre l’économie et la foi chrétienne

C’est que l’autre grand bouleversement qu’ont vécu les Russes se situe dans le domaine idéologique. Le marxisme ayant perdu son monopole d’idéologie officielle, il a laissé la place à une multiplicité de courants et d’attitudes qui vont, dans le domaine politique, de l’extrême droite nationaliste et fascisante à la nostalgie d’un stalinisme idéalisé, parfois teinté d’une orthodoxie fanatique, les extrêmes ayant tendance d’ailleurs à se rejoindre, en passant par des centrismes autoritaires et des formes du libéralisme classique. Élevés dans l’idée que le marxisme est la science qui permet de comprendre l’histoire humaine dans sa totalité et que la religion est un vestige du passé, beaucoup de Russes ont du mal à faire la part des choses et à se situer dans l’éventail des attitudes, en bien des domaines, notamment dans le champ des questions économiques. Maintenant qu’ont pris fin les persécutions portant sur la religion et la prédication chrétiennes, le christianisme orthodoxe apparaît parfois comme une idéologie de substitution vantant la spécificité de la voie russe, intermédiaire entre l’Europe et l’Asie, avec ses coutumes et son histoire propres. Les péripéties marquant l’adoption de la loi sur la propriété de la terre, qui ne permet toujours pas la libre disposition de celle-ci, sont un exemple significatif de cette position, découlant de la relation particulière que certains Russes considèrent avoir avec la « terre-mère », et qui se manifeste aussi par la célèbre institution du « mir » dans la paysannerie russe.

Il paraît utile, dans ce contexte, de clarifier la position qu’entretient la foi chrétienne avec les problèmes économiques, et le regard que l’on peut porter sur ces problèmes à partir de la Bonne Nouvelle de l’Évangile. L’appel de l’Évangile étant essentiellement un appel personnel à la conversion du cœur, la fidélité à cet appel n’implique pas d’approche idéologique, ni au niveau de la démarche scientifique, ni à celui des prescriptions politiques. [ ...]

De façon générale, lorsqu’on s’intéresse aux relations entre l’économie et la foi chrétienne, celle-ci est souvent perçue comme une « idéologie » en série, parmi d’autres, influençant la nature et les méthodes de traitement des problèmes économiques. Nous voudrions montrer d’abord que, de manière générale, la nature idéologique des approches économiques a fait place aujourd’hui à une approche scientifique de la recherche en économie. Il ne peut donc exister une science économique chrétienne au même titre qu’une analyse marxiste de la société. Mais s’il n’y a pas de démarche analytique chrétienne spécifique, un corps d’enseignement et de préceptes inspirés de l’Évangile s’est développé au fil des siècles. Ces positions ne constituent toutefois qu’une partie superficielle de l’appel évangélique. [ ... ]


« Il n’y a pas d’analyse économique inspirée du christianisme, il y a des propositions de politique sociale et économique, qui s’inspirent des valeurs du message chrétien »

Il existe un malentendu au sujet de la nature de l’économie en Russie, et c’est aussi vrai, dans une certaine mesure, des réactions qu’il est parfois donné d’entendre en France aux affirmations des économistes. Ce fréquent malentendu consiste à confondre une méthode d’analyse scientifique d’une réalité sociale complexe – la science économique contemporaine – qui s’affiche de plus en plus comme une discipline où la dimension empirique occupe une place qu’elle n’avait pas il y a encore vingt ans, et la nature même de l’activité économique, de ses caractéristiques et de ses structures. On désigne du même mot « économie » la méthode d’analyse et la réalité analysée. [ ... ]

L’économique – comme on l’appelle parfois – est, au même titre que la science politique, un moyen de comprendre des phénomènes sociaux et il n’y a pas plus de recommandations générales de politique économique déduites de la science économique qu’il n’y a de préceptes déductibles de la science politique.

Cette façon d’aborder la science économique, qui s’abstient de proposer des solutions scientifiques aux problèmes politiques ou économiques, mais qui montre les avantages et les inconvénients de chacune d’elles, s’est développée relativement récemment en Occident. Disons seulement, sans entrer dans les détails, que le développement des bases de données empiriques macroéconomiques et microéconomiques, associé à l’explosion des possibilités de calcul offertes par les ordinateurs et des programmes de traitement statistique de ces données, a contribué à faire de la science économique une discipline où le critère de vérité ou de simple prise en considération est la preuve empirique. Il n’est guère possible aujourd’hui de publier un article dans une revue économique sans produire la preuve empirique de ce qui est avancé. De largement idéologique, sans relation avec le réel empirique, l’analyse économique est donc devenue largement scientifique. [ ... ]

Mais s’il n’y a pas d’analyse économique inspirée du christianisme, il y a, bien clairement, des propositions de politique sociale, donc aussi de politique économique, qui s’inspirent des valeurs du message chrétien. Les questions économiques dérangent d’abord souvent les chrétiens par la mauvaise conscience, car les Églises ont souvent été perçues comme étant du côté des puissants et des riches. Cette attitude, notamment à la Révolution française et au cours du 19e siècle, a conduit à une perte d’influence bien connue dans les classes laborieuses de France, par exemple. Ce fut aussi le cas en Russie, où la distanciation entre les élites et le peuple paysan a produit la catastrophe de la révolution et la mise en place du régime bolchevique. Politiquement, l’Église s’était liée aux conservateurs, aux riches et aux bien-pensants. Pour contrer cette attitude et la perception qui en résultait, sont apparues des tentatives, de nature idéologique, appelées « doctrine sociale » de l’Église. Elles étaient jusqu’à une période récente l’apanage des Églises d’Occident. Mais dans son document récent, datant de l’an 2000, l’Église orthodoxe russe a elle aussi maintenant apporté sa contribution par un texte long, certes verbeux et touffu, énonçant des règles ou des attitudes pour beaucoup de circonstances de la vie en société.

La liberté de la personne comme critère juridique et économique

De façon plus générale, les positions de l’Église orthodoxe, dans la mesure où elles sont formulées, ne constituent pas véritablement un enseignement ou une pensée sociale semblable à celle qui s’est développée en Occident dans l’Église catholique romaine. La doctrine sociale de l’Église est en effet une façon de faire des propositions ou de juger des situations économiques, sociales et politiques concrètes. Or, sur les questions de propriété comme sur les questions relatives à la nature des systèmes économiques, l’Église orthodoxe n’a pas de position doctrinale unique et définitive. Elle accepte les systèmes pour ce qu’ils sont, des ensembles d’institutions relatifs à des situations historiques données, qu’elle n’absolutise jamais, tout en s’élevant contre toute forme d’oppression et d’injustice quand il s’agit de défendre le faible et l’opprimé.

On peut suivre sur ce point le père Serge Boulgakov [économiste marxiste, devenu théologien, premier doyen de l’institut Saint-Serge, à Paris (1871-1944)] expliquant que l’orthodoxie n’est « pas le champion de la propriété privée », qu’elle se situe au-delà ou en deçà de cette question, la règle juridique étant finalement accessoire lorsque le message s’adresse à des personnes. Des usages très divers peuvent être faits de cette institution, la propriété privée, de même d’ailleurs que de la propriété publique. Cette dernière, notamment en URSS, a donné lieu à des détournements caractérisés au profit d’intérêts très privés, au sein de la nomenklatura. En France, la crise de ce que l’on appelle « économie mixte », dans laquelle l’État joue un rôle important, en tant que détenteur du capital de firmes qui interviennent dans des secteurs considérés comme essentiels, avec, par exemple, l’affaire du Crédit Lyonnais, montre aussi que la forme de la propriété, privée ou publique, n’est pas forcément décisive. Le détournement, au profit de l’intérêt privé des travailleurs des entreprises publiques, des statuts particuliers en matière de droit du travail – comme l’emploi à vie et le droit de grève – qui leur avaient été accordés en France constitue un autre exemple de ces abus.

Ce n’est donc pas tant la forme juridique de la propriété qui importe, c’est l’esprit dans lequel le bien est utilisé et la fin poursuivie. Les abus dans ce domaine découlent essentiellement des qualités et de la motivation des personnes qui ont la charge du bien public et des institutions incitatives mises en place par ces personnes. Et il y a « une valeur supérieure qui doit éclairer l’évaluation des différentes formes économiques : la liberté de la personne, tant en droit qu’en économie. Et la meilleure de ces formes [...] est celle qui, dans une situation donnée, délivre au maximum la personne de la pauvreté naturelle et de l’assujettissement social » [1]. C’est donc essentiellement à l’aune d’une liberté de la personne, dans ses dimensions sociales et économiques, que se jugeront les systèmes et les situations, sans exclusive. [...]

Limites des « doctrines sociales » des Églises

Il est clair que l’énoncé de prescriptions générales comme celles que formulent les « doctrines sociales » des Églises est loin d’épuiser les enseignements que l’Évangile, perçu comme un appel personnel à la conversion et une révélation du Royaume, nous propose. À la lecture de l’Évangile, on mesure la distance entre la fraîcheur, la vivacité, même la violence de son message, et l’ensemble des préceptes d’une « doctrine sociale », souvent moraliste, se présentant comme dérivée de ce message. L’assimilation du message de l’Évangile à l’individualisme occidental, voire au libéralisme, fait fi des œuvres et des exploits accomplis par les justes en vue de rester fidèles à l’appel du Seigneur et à la dimension « ascétique » de la relation au monde qui l’entoure.

Il faut ainsi revenir à l’essentiel du message de l’Évangile et distinguer ce qui fait sens selon lui dans le comportement et les situations économiques concrètes. Et d’abord, partir du constat que l’Évangile n’énonce, ni n’annonce aucun système économique. Fondamentalement, l’appel du Christ s’adresse à des personnes, à André, à Pierre et à Jean, figures emblématiques de chacun d’entre nous. L’appel porte sur la conversion du cœur et sur la révélation du Royaume comme autre dimension de la Vie. [ ... ]


L’appel du Christ vise à changer notre regard sur les réalités économiques

À chaque jour suffit sa peine, le lendemain s’inquiétera de lui-même (cf. Mt 6,34). Voilà bien des paroles irresponsables aux yeux de la sagesse de ce monde. Elles ne peuvent être utilisées comme préceptes d’une quelconque politique ou attitude en matière sociale. En revanche, elles invitent à une ascèse, à un effort particulier par rapport à la réalité matérielle de ce monde. Jointes à celles relatives à l’amour du prochain, elles prennent un autre sens : la responsabilité de chacun est de ne pas se préoccuper de demain pour soi, mais demain pour les autres est une préoccupation qui résulte bien de l’amour fraternel.

L’appel du Christ vise ainsi à changer notre regard sur les réalités économiques. L’économie, tel qu’on utilise ce terme habituellement, est le domaine des relations entre les hommes et des relations entre eux et la nature, en vue de régler les problèmes de la vie empirique, de la subsistance. La question de la place de l’homme dans la création est, du coup, essentielle pour aborder les problèmes économiques. Selon que l’homme est perçu comme étant le produit du « hasard et de la nécessité », arrivé dans ce monde pour y vivre et en jouir autant que possible aussi longtemps que c’est possible, ce qui est finalement la position humaniste athée d’aujourd’hui, ou qu’il y est appelé pour servir Dieu et le prochain, l’attitude par rapport à l’autre et à la création sera fondamentalement différente.

Le christianisme a libéré l’homme de la puissance magique des forces de la nature que les païens vénèrent et redoutent tout à la fois. Selon le message biblique, Dieu confie à l’homme de soumettre et de dominer toute la création. En ce sens le message issu de la tradition judéo-chrétienne a permis le développement économique, la recherche scientifique et les progrès dans le domaine médical. Mais l’attitude par rapport à la création n’est pas celle d’une exploitation effrénée, c’est celle d’un respect semblable à celui du jardinier pour son jardin qu’il cultive et utilise mais dont il prend grand soin aussi.

Parmi les multiples facettes du message de l’Évangile, trois au moins, à mon sens, sont particulièrement en relation avec la dimension économique de l’existence : la sanctification de l’activité créatrice de l’homme, l’appel au partage avec le frère, le dépassement de la mort comme ultime étape de la vie.


La sanctification de l’activité créatrice de l’homme

Dieu nous aime et cela change l’approche que nous avons de la vie, y compris de la vie économique. Dieu prend chair et nous laisse le sacrement de l’eucharistie en héritage : « Faites ceci en mémoire de moi : car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. » Or, le pain et le vin sont le résultat du travail des hommes : ils résument tout l’effort productif de transformation de la nature, effectué par les hommes depuis l’origine. Tous nos efforts y figurent à des degrés divers. [ ... ] Dans notre travail, quel qu’il soit, nous participons donc à la production de l’offrande sur laquelle nous invoquons la descente de l’Esprit pour qu’elle devienne source de salut en nous pour la Vie du monde. Elle nous rappelle l’essentiel : Dieu est venu, il a habité parmi les hommes et il reviendra, et nous communions à ce pain et à ce vin jusqu’à ce qu’il vienne. [ ... ]

Ensuite, la production se fait pour le partage : la démarche de participation, d’offrande, puis de communion au Pain et au Vin, Corps et Sang du Christ, sacrement de l’autel, s’accompagne indissolublement du sacrement du frère. Dans le sacrement de l’eucharistie, nous sommes invités à communier au Corps et au Sang du Christ. Il s’agit pour nous de discerner dans le Pain et le Vin le Corps même et le Sang même du Ressuscité. À l’amour de Dieu pour nous, manifesté dans l’acte suprême de la mort sur la croix, répond ou doit répondre notre amour pour lui, celui-là même auquel nous invite le premier commandement. Mais le second commandement lui est semblable, nous dit le Christ : le sacrement du frère qui prolonge celui de l’autel est, aussi, semblable à ce dernier.


L’appel au partage avec le frère

Nous sommes donc appelés à discerner le Christ dans le frère qui est là dans la nécessité. « Dans la mesure où tu le feras à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que tu le feras », dit le Christ. Non pas que l’amour ne doive se porter que vers le Christ. Non, c’est pour le prochain lui-même qu’il faut agir, comme personne unique et irremplaçable, mais dans lequel le Christ est présent. [...] La kénose, ou abaissement du Christ, le rend frère de chacun de nous. Il nous appelle à vivre cette fraternité avec lui et avec chaque homme, notre prochain. « À tous ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son Nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1,12-13). Dans l’amour que Dieu porte à chaque homme, chaque être humain aimé par Dieu est donc le lieu de la présence même du Christ. [ ... ]

Dans l’Évangile, la production et le travail des hommes sont donc sanctifiés, encouragés et bénis pour le partage avec le « frère qui est dans le besoin ».


La victoire sur la mort

Mais la Bonne Nouvelle est encore, fondamentalement, celle de la victoire sur la mort. Victoire qui permet de dépasser les formes de mort qui résultent du péché. On sait que dans la tradition des Pères grecs, l’héritage des pères est précisément la mort et non le péché : c’est à cause de la mort, reçue en héritage de nos pères, que tous, nous péchons, et non parce que tous avons péché en Adam. C’est pourquoi la victoire sur la mort est victoire sur le péché et sur toutes les conséquences de la mort et du péché : le Christ ressuscité nous donne une vie nouvelle qui dépasse les limitations mises en place par le péché : « Agissez comme des vivants revenus d’entre les morts. » Nous sommes donc appelés à découvrir et à vivre que la mort n’exerce plus sur les chrétiens la même emprise que sur les autres. Cela, qui est la source et le fondement de notre espérance, a des conséquences sur la façon d’envisager la nature des relations économiques qu’ils peuvent entretenir. L’existence du prêt à intérêt, longtemps prohibé dans l’Église romaine et peu recommandé par l’Église orthodoxe, découle de ce que les économistes appellent « la préférence pour le présent ». Celle-ci est une autre façon de dire que nous sommes sous l’emprise de la mort, c’est-à-dire de la crainte, de l’angoisse que suscite la mort pour quelqu’un qui voit en elle la fin sans autre de la vie. Dans la perspective de la vie nouvelle où la mort n’a plus d’emprise sur nous, le prêt à intérêt n’a pas de sens. [ ... ]

Un acte ecclésial pour changer le cœur des hommes et des sociétés

Le sacrement du frère comme celui de l’autel est un acte ecclésial : la communauté de l’Église y est impliquée. C’est donc en Église, ensemble, que nous sommes aussi appelés à le célébrer. Il implique que nous devenions les « collaborateurs » de l’Esprit. Cette descente de l’Esprit ouvre la possibilité du changement en profondeur du cœur des hommes et donc des sociétés, par la victoire sur la mort que nous apporte le Ressuscité. La longue file des justes, qui ont aimé leur prochain jusqu’à donner leur vie pour eux, comme le Christ, est le témoignage le plus éclatant de cette puissance de Dieu qui opère dans notre faiblesse. Et l’histoire de l’Église est là pour l’attester : les communautés chrétiennes vivantes ont toutes porté en elles comme un sacerdoce le souci du service du prochain.

En Occident, pour le XXe siècle, l’exemple contemporain le plus accompli de sacrifice pour le frère me semble avoir été celui de mère Marie Skobtsov. Poétesse et artiste, devenue moniale, [ ... ] après avoir été, pendant la révolution russe, maire, et appartenu au parti socialiste révolutionnaire (SR), de la ville d’Anapa, en Russie, au bord de la mer Noire, mère Marie n’eut pas un destin banal. Elle en vient à fonder, en 1935, à Paris, un centre d’accueil et un foyer pour les sans-abri, donnant toute sa dimension spirituelle à l’action sociale. Aidée par des laïcs regroupés au sein d’une association, l’Action orthodoxe, elle est au service des chômeurs et des clochards, organisant une cantine, des ateliers et un bureau d’aide sociale. Elle se dévoue à la cause des juifs persécutés dès le début de l’Occupation. En 1942, lors de la rafle du Vél d’Hiv, mère Marie réussit à pénétrer à l’intérieur de l’édifice et à sauver la vie de plusieurs enfants. Elle est arrêtée par la Gestapo avec ses compagnons en février 1943, et gazée à Ravensbrück le 31 mars 1944.

En 2004, l’Église orthodoxe a élevé son exemple et celui de son compagnon de service, le père Dimitri Klépinine, à la « sainteté », en les inscrivant sur la liste des justes auxquels s’adresser comme intercesseurs auprès de Dieu. Pour les orthodoxes d’origine russe de France, en particulier, cette consécration est gage d’espérance et appel au service. Elle signifie que, même dans les conditions de la diaspora qui ont été les leurs, la vie chrétienne assumée jusqu’au sacrifice a revêtu un caractère exemplaire. C’est surtout un appel à poursuivre et à développer leur œuvre de témoignage sous des formes appropriées aux conditions dans lesquelles le Seigneur nous a placés.


L’heure est, plus que jamais, à l’engagement et au témoignage

Pour les chrétiens de Russie l’heure est aussi, plus que jamais, à l’engagement et au témoignage. L’Église de Russie a montré, dans le passé, sa capacité de foi et de témoignage, pendant la persécution communiste, l’une des plus virulentes qu’aient eue à supporter des chrétiens depuis des siècles. [ ... ] Aujourd’hui, alors que la persécution du pouvoir athée a heureusement pris fin, le témoignage de l’Église russe doit pouvoir passer par d’autres moyens : l’élaboration de formes nouvelles de communautés authentiquement chrétiennes, partageant la même foi, mais aussi la même espérance, assumant le service du prochain dans l’appropriation communautaire des biens, la refondation en un mot des communautés de l’Église primitive, pratiquant une ascèse mesurée, tout en conservant une ouverture sur le monde, ne pourrait-elle pas constituer la forme de témoignage dont l’Église et donc le monde ont aujourd’hui besoin pour approcher et dépasser en profondeur les problèmes économiques ? [ ... ]

Dans ces communautés, selon la parole de l’apôtre : « Que l’amour soit sincère. [ ... ] Soyez solidaires des saints dans le besoin, exercez l’hospitalité avec empressement. Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez et ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. Soyez bien d’accord entre vous : n’ayez pas le goût des grandeurs, mais laissez-vous attirer par ce qui est humble. Ne vous prenez pas pour des sages. Ne rendez à personne le mal pour le mal ; ayez à cœur de faire le bien devant tous les hommes. S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes » (Rm 12, 9-21)

C’est dans la recherche tâtonnante de la vie de telles communautés chrétiennes, où il est possible de mettre en pratique l’antique injonction « Venez et voyez », que réside, je crois, l’avenir du témoignage fructueux des chrétiens de Russie.

Michel Sollogoub, né en 1945, est professeur d’économie à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et au Haut Collège d’Économie de Moscou. Vice-président de l’Action chrétienne des étudiants russes – Mouvement de jeunesse orthodoxe (ACER – MJO), il est l’un des fondateurs de la paroisse orthodoxe française Saint-Jean-le-Théologien, à Meudon (Hauts-de-Seine). Membre du comité de rédaction de la revue Contacts, il est également, depuis 2004, membre élu et secrétaire du conseil de l’archevêché des paroisses de tradition russe en Europe occidentale (Patriarcat œcuménique).

[1] Père Serge Boulgakov, L’Orthodoxie. Paris, rééd. L’Âge d’Homme, 1980.

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