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Faut-il brûler la littérature ?

Charles-Olivier Stiker-Métral

Il n’y a pas de littérature sacrée, mis à part les livres que la Tradition juive, puis chrétienne, ont destinés à l’usage liturgique. Le paradoxe est de taille dans les religions du Livre, mais que la littérature soit ou non d’inspiration religieuse ne change rien à l’affaire : la littérature est foncièrement profane. Si la vérité était son aboutissement, les meilleurs auteurs seraient ceux qui mènent à Jésus-Christ. Or, force est de constater que ce n’est que rarement le cas, et la littérature apologétique de sacristie fait pâle figure à côté des univers tourmentés et puissants de Beckett ou Faulkner.

Le Verbe et le mystère

L’art éloigne du Vrai, pour n’être, comme dit Nietzsche, que « la plus haute puissance du faux », et Platon a sans doute raison d’exclure les poètes de sa Cité. Seulement, nous ne sommes pas platoniciens, car la Parole éternelle du Dieu vivant a pris chair comme le plus beau des enfants des hommes. Le langage est nécessairement le chemin vers le mystère. Dans la littérature, l’homme tente de dire le monde et de se dire dans le monde, comme un homme pécheur dans un monde déchu. C’est pourquoi elle est nécessairement une confrontation avec le mal, non seulement comme thème, mais plus profondément encore, comme son être même : elle est une expérience du mal, voire une expérimentation du mal [1]. C’est ce que dit Baudelaire :

Tu m’as donné ta boue, et j’en ai fait de l’or.

La littérature est un acheminement, sur cette donnée empirique qu’est le mal, vers un accomplissement esthétique qui ne peut que tendre, même fugitivement, même en creux, vers la source de toute parole.

Le drame de l’humanité déchue

Bien plus, n’hésitons pas à affirmer le statut métaphysique de toute littérature ; l’imaginaire y est loin d’être un simple épanchement du cœur comme on veut trop souvent le faire croire, ni une futilité pour dandys désœuvrés : ce qui s’y joue est le drame de l’homme livré à ses propres forces, qui aspire à la maîtrise de son univers intérieur, et se heurte à sa propre finitude. C’est ce qu’exprime Rilke dans une de ses lettres :

Les œuvres d’art sont toujours les produits d’un danger couru, d’une expérience conduite jusqu’au bout, jusqu’au point ou l’homme ne peut plus continuer [2]

La quête est toujours inachevée, toujours acheminement vers la parole qui n’est jamais possédée, ni même atteinte. Le narrateur de La Recherche aboutit, au terme de l’édifice, à la certitude qu’il lui faut écrire, mais la somme proustienne débouche sur un livre qui ne peut être qu’« à venir » [3].

Sauver la littérature

La quête littéraire n’est pas une perversion de l’expérience spirituelle ; quand bien même elle prétendrait que le salut se trouve dans l’écriture, elle n’en est qu’un inaboutissement douloureux. Elle s’arrête toujours au seuil de la rencontre entre le langage humain et Celui qui en est à la fois le principe et ne peut s’y réduire : aux limites de l’humain, il y a Celui que l’homme ne peut connaître par ses propres forces. La littérature est un échec, mais combien grandiose, à l’image de celui du personnage de Beckett, qui réalise le vide de la parole humaine, sans pouvoir y échapper :

Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. [4]

Il reste à la parole humaine à suivre le Verbe de Dieu sur la Croix.

Grandeur de la littérature de nous révéler l’homme criant du fond de sa misère.

Charles-Olivier Stiker-Métral, né en 1976, marié, pensionnaire de la Fondation Thiers.

[1] Voir les essais de Georges Bataille, La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957.

[2] Cité par M. Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p.316.

[3] Voir les beaux articles de M. Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959.

[4] L’innommable, Paris, Éd. de Minuit, 1953, p.213.

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