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Foi et raison dans l’islam

Résurrection

Pour éviter tout malentendu, lorsqu’on étudie la question du rapport entre la foi et la raison dans l’islam, il faut être conscient de l’arrière-fond avec lequel nous l’abordons spontanément, à savoir, le débat occidental sur la foi et la raison, et la recherche d’une articulation entre foi et raison. En Occident, le rapport entre foi et raison est devenu tendu lorsque ces deux sources de connaissance ont été opposées l’une à l’autre comme étant deux blocs de connaissances autonomes, l’un révélé, l’autre obtenu par l’homme par ses propres moyens. La raison, qui permet de confronter des idées et ainsi d’éliminer des opinions sans fondements, est considérée comme le moyen de ne recevoir que ce qu’on reconnaît comme vrai de façon certaine. Par opposition, on craint que la religion ne soit source d’illusions, car c’est un contenu de connaissance que l’on reçoit, au lieu de le construire. Face à la foi, la raison apparaît alors comme une garantie de réalisme contre les discours idéologiques engendrant superstitions et fanatisme, parce qu’elle offre la possibilité de confronter les idées ; dénominateur commun à tous les hommes, elle est le terrain sur lequel tous peuvent discuter, chercher la vérité, se comprendre, chercher des moyens de favoriser la paix. Ainsi, ce que nous attendons de la raison est la possibilité de confronter des idées entre elles et avec la réalité pour assurer leur validité et provoquer l’accord des intelligences.

Cependant, le fanatisme n’est-il pas paradoxalement la manifestation d’une rationalité poussée à l’extrême, d’une cohérence qui se veut sans faille ? Les « fanatiques » n’agissent-ils pas en toute cohérence avec leur croyance ? N’y a-t-il rien de plus rationnel que d’agir en fonction de ce que l’on croit ? La raison, en effet, exclut les contradictions, recherche l’ordre, la cohérence. Il semblerait même que les Occidentaux manifestent bien plus de contradiction quand ils refusent d’agir selon leur foi. Si nous considérons que non seulement la raison, mais aussi une foi authentique, devraient mener à la paix, pourquoi l’unité des deux, c’est-à-dire la volonté de vivre en cohérence avec sa foi, mènerait-elle au fanatisme ?

Pour clarifier le débat, il faut définir les termes. « Raison », dans le débat « foi et raison », désigne souvent l’ensemble des connaissances que l’homme peut acquérir par lui-même, par opposition à celles qu’il acquiert par la Révélation. On renvoie donc en fait à toutes les facultés naturelles de connaissance, y compris l’expérience. Mais, au sens strict du terme, la raison est une faculté qui permet de mettre de l’ordre, de la logique, dans les connaissances, et de construire ainsi un ensemble cohérent. En ce sens, on la distingue de l’expérience, source de connaissances singulières.

Quant à la foi, elle est souvent considérée comme croyance en un « bloc » de connaissances révélées. Le concile Vatican I la définit comme « une vertu surnaturelle par laquelle, prévenus et aidés de la grâce de Dieu, nous tenons pour vrai ce qu’il a révélé » [1]. Cependant, la foi comme adhésion à la révélation (fides quae) découle de la relation de confiance à Dieu (fides qua).

Ceci permet de comprendre, d’une part, que le rapport entre raison et foi n’a pas toujours été conflictuel : la foi découlant de la confiance en Dieu ne s’oppose pas à la raison, mais, comme faculté qui ordonne des connaissances, elle l’appelle au contraire : la raison cherche à élucider l’expérience que l’homme a faite de la relation à Dieu et à rendre compte du contenu de la Révélation. C’est lorsque l’on assimile la raison à l’ensemble des connaissances que l’homme peut acquérir naturellement et que l’on considère la foi uniquement comme un « bloc » de connaissances autonomes que l’on oppose foi et raison. Lorsque l’on oublie le motif de la foi, la confiance en l’autorité de Dieu, confiance par laquelle (fides qua) nous adhérons aux dogmes, foi et raison ne se comprennent plus qu’en opposition.

D’autre part, la distinction entre les deux sens donnés au terme « raison » permet de préciser en quel sens la raison peut protéger contre les illusions et le fanatisme. Les excès du rationalisme nous ont montré que la raison n’est pas une garantie absolue contre ces dangers et qu’elle peut mener au totalitarisme en construisant, puis en voulant imposer des utopies, cohérentes en elles-mêmes, mais ne correspondant pas à la nature de l’homme.

La question n’est donc pas seulement de savoir si l’islam favorise l’usage de la raison, mais si l’usage fait de la raison est un moyen de lutter contre les illusions et le fanatisme. Il faut donc chercher à comprendre comment s’articulent foi et raison dans l’islam, puis étudier les conséquences de ce rapport.

Certes, il est très difficile de parler de l’islam en général car on y trouve beaucoup de diversité. Néanmoins de grandes lignes peuvent être dégagées. L’essentiel de cet article concerne le sunnisme, largement majoritaire. Par ailleurs, le mouvement de renaissance apparu au XIXe siècle (nahda) n’est pas étudié ici.

Nous partons du constat que dans le monde musulman, la raison a eu principalement un rôle juridique, ainsi qu’en témoignent les madrasas, écoles liées aux mosquées, essentiellement juridiques. Après avoir constaté ce développement historiquement, il faudra s’efforcer de comprendre s’il est lié à la religion musulmane ou bien s’il est le fait de circonstances historiques contingentes, et quelle place est malgré tout octroyée à la raison théorique, à laquelle nous pensons spontanément dans le cadre du rapport entre raison et foi.

Perspective historique

Le droit est rapidement devenu la discipline centrale en islam : « Dans les premiers temps islamiques, la majorité des musulmans dans les pays de langue arabe étaient sunnites, c’est-à-dire rejetaient l’idée d’un imam infaillible qui pouvait, en un sens, prolonger la révélation de la volonté de Dieu. Pour eux, cette Volonté avait été définitivement et complètement révélée dans le Coran et la sunna (tradition) du prophète, et ceux qui avaient la capacité de les interpréter, les oulémas (docteurs de la Loi, théologiens), étaient les gardiens de la conscience morale de la communauté. » [2] Ainsi l’interprétation du Coran, moyen privilégié d’accès à la volonté divine dans la vie concrète, fut vite institutionnalisée dans le droit jurisprudentiel (fiqh), droit sacré déduit de la sharī’a, la loi révélée. « Très tôt semble s’être instaurée une procédure réglementée pour la transmission du savoir religieux. Dans les mosquées […], les étudiants se groupaient en cercle autour d’un maître qui, assis contre un pilier, exposait un sujet en lisant un livre et en le commentant. Mais à partir du XIe siècle au moins, se développa un type d’institution consacrée en grande partie à l’enseignement du droit, la madrasa. » [3] « Certaines institutions avaient pour but d’enseigner le Coran ou le Hadith, mais la principale finalité de la plupart d’entre elles était l’étude et la transmission du fiqh. » [4]

L’analyse rationnelle du Coran a d’abord un but juridique : « Ces principes n’étaient pas élaborés et discutés seulement pour eux-mêmes, mais parce qu’ils constituaient la base du fiqh, la tentative de prescrire en détail, par un effort humain responsable, le mode de vie (sharī’a) que les musulmans devaient avoir afin d’obéir à la Volonté de Dieu. Toutes les actions humaines, en rapport direct avec Dieu ou avec d’autres êtres humains, pouvaient être examinées à la lumière du Coran et de la sunna tels que les interprétaient les personnes qualifiées pour exercer l’ijtihād. » [5] Ces écoles développèrent le droit islamique en cherchant à constituer un système de droit complet et immuable. Dieu a, en effet, révélé sa loi dans le Coran, de manière définitive, aussi les écoles tâchent de s’en approcher au plus près, s’en voulant des répliques exactes. Pour appliquer la loi divine dans tous les cas, le fiqh va chercher à constituer un système juridique complet.

Pour cela, le fiqh se divise en deux parties : les furū’ (applications) et les ‘usūl (fondements). Les furū’ sont nécessaires pour déduire des principes de la sharī’a l’application aux cas particuliers. Dieu ayant entièrement révélé sa volonté dans le Coran, ce processus déductif devrait être suffisant. Cependant, à la lecture, le Coran ne se présente pas comme un code de droit complet, cohérent et explicite qui permettrait de déduire de ce que l’on doit faire dans chaque situation. Aussi, quoique les juristes cherchent au maximum à établir les lois au moyen de principes déjà établis, ils durent établir les principes spécifiques qui forment les fondements (‘usūl) du droit. La tradition a retenu les quatre principes suivants :

  • le Coran (n’offrant pas un ensemble cohérent de prescriptions, les juristes établirent le principe de l’abrogeant et de l’abrogé : lorsqu’il y a des contradictions le dernier verset dans l’ordre chronologique de révélation abroge le précédent),
  • la sunna, ou tradition au sens large. Muhammad est non seulement celui qui a transmis le Coran mais aussi le modèle du bon musulman. Aussi, les hadiths (paroles ou petits récits centrés sur une parole) ont un statut quasi-équivalent au Coran dans la pensée musulmane. La sīra (biographie de Muhammad), bien que d’origine tardive, joue un rôle important dans le même sens.
  • le consensus, (ijmâ’) mais dont la valeur est déniée par les kharijites, les mu’tazilites ou les chiites.
  • l’interprétation (ijtihād) selon les règles de l’analogie, qui permet de transposer les préceptes du Coran à d’autres cas, en remontant à la cause qui est au fondement d’une règle pour pouvoir l’appliquer de façon plus générale.

De par la volonté de coller parfaitement avec une sharī’a idéale, la raison est utilisée en vue de l’élaboration d’un code, ou d’un système, juridique, complet et parfaitement cohérent en lui-même. Le droit islamique apparaît donc comme tout à fait rationnel en ce qu’il cherche à être cohérent, systématique. Pourtant, cette recherche de cohérence et de systématicité va affaiblir le développement de la pensée. Durant la phase de formation du fiqh, diverses écoles se sont développées. Or, le fiqh visant à donner une réplique exacte de la loi divine, cette diversité est contradictoire avec son but. Aussi, une fois les grands principes du fiqh établis, commença une phase de relative fixité : le nombre des écoles se réduisit à quatre, celles-ci se distinguant par le poids relatif qu’elles accordent aux ‘usūl al-fiqh (fondements du droit). Les savants musulmans considérèrent d’ailleurs ces différences comme mineures : « Les oulémas avaient pour tâche de conserver la tradition islamique et de garantir l’unité de l’oumma ; autant dire qu’il leur fallait gommer les divergences plutôt que de les faire apparaître au grand jour. » [6]

De plus, dès le Xe siècle, la majorité des travaux ne visent plus qu’à expliciter ou résumer les ouvrages précédents. C’est ce que d’aucuns ont appelé la fermeture des portes de l’itjihād.

Ainsi, quoique la pensée juridique se soit figée durant une longue période, on constate une réelle recherche de rationalité et de cohérence de la part des musulmans. Deux questions se posent alors qui nécessitent d’approfondir la nature de la « foi » musulmane :

  • Si l’usage principal qui a été fait de la raison est un usage juridique, est-ce dû à la nature même de l’islam ou simplement au contexte historique ? De même, si la pensée juridique s’est figée, est-ce dû à la nature même de l’islam ou simplement au contexte historique ?
  • L’usage qui est fait de la raison permet-il d’éviter fanatisme et illusions ?

Nature de la « foi » musulmane et conséquences quant à son rapport avec la raison

Certaines caractéristiques de l’islam permettent de comprendre comment il a donné naissance à une pensée juridique, selon un processus dont il faut saisir la logique. Que ce processus soit logique ne signifie pas qu’une pensée non juridique est impossible en islam (l’histoire montre le contraire), ni que ce processus était inévitable, mais seulement que c’est une pente naturelle.

L’islam est une « foi » dans une loi. Ainsi que l’indique la signification du terme « islam », ce qui compte d’abord est d’être soumis à Dieu, de lui obéir. La première question est donc de savoir ce qu’il convient de faire pour Lui obéir. La loi à laquelle Dieu demande d’obéir est contenue dans le Coran. Dans le christianisme, « l’objet révélé est une personne […] c’est son histoire qui constitue ce que Dieu révèle et qui constitue ce par quoi Dieu se révèle lui-même. Dans l’islam, le verbe de Dieu est devenu un Livre, supposé dicté mot à mot par Dieu et transmis tel quel par Muhammad. Il est non ce par quoi Dieu révèle ce qu’il est mais seulement ce qu’il veut. » [7] La « foi » en islam n’est pas d’abord confiance en une personne mais obéissance à une loi, sans nier la présence d’une notion d’obéissance en christianisme et de confiance en islam.

Il en découle deux conséquences quant au rapport entre la foi et la raison. Tout d’abord, l’objectif étant de savoir comment agir, la tâche de la raison sera d’expliciter la loi coranique. En effet, la sharī’a contenue dans le Coran ne statue pas explicitement sur toutes les questions juridiques. Cependant, la Révélation est considérée comme une révélation complète de la loi de Dieu, particulièrement pour les sunnites, pour lesquels la volonté de Dieu est définitivement et complètement révélée dans le Coran et la sunna. Dès lors, il est nécessaire de faire appel à la raison pour élaborer un système de droit complet et explicite afin d’établir avec précision les préceptes auxquels doit obéir tout musulman. Il s’agit d’élaborer un système, c’est-à-dire un ensemble de lois (ou de connaissances) cohérentes entre elles. La loi islamique ne pourra, en effet, apparaître comme divine que si elle forme une totalité, qu’elle a réponse à tout et n’a pas besoin d’être rectifiée. Ainsi toutes les sphères (religieuse, morale, sociale) de la vie sont normées par cette loi. Pour établir un tel système, la raison recherche donc avant tout la cohérence avec elle-même, plus que la coïncidence avec la réalité.

Par ailleurs, la foi se définissant par la croyance en un « bloc » de connaissances, de lois à appliquer, la raison se trouve face à deux sources de connaissances parfaitement autonomes : l’expérience et la Révélation [8], et foi et raison vont s’opposer comme deux sources de connaissances autonomes. Ceci renforce la tendance de l’islam à créer un système cohérent en lui-même mais autonome par rapport à la réalité.

Pour approfondir le rapport de la « foi » musulmane à la raison, il faut à présent étudier trois caractéristiques de son objet, la loi islamique : loi incréée, donnée par Dieu dans le Coran ; loi d’une communauté, l’oumma : communauté des croyants ; loi « remède ».

Foi dans le Coran, foi en un texte incréé

La question de savoir si le Coran est incréé, voire s’il est un attribut de Dieu, n’ait pas été tranchée tout de suite de façon unilatérale, mais son statut est tel qu’il est vénéré dans sa lettre dès les origines. Dès lors, prendre du recul et l’interpréter est très difficile : on ne peut l’interpréter comme un texte écrit par des hommes. S’il est incréé, son interprétation ne peut être qu’une déformation. Aussi la nécessité pratique de l’interpréter est quasiment contradictoire avec son statut. Celui-ci renforce donc la tendance des juristes à le considérer comme un système juridique complet (à partir duquel on peut juger de tout cas particulier) et à dissimuler autant que possible la nécessité de l’interpréter. C’est pourquoi, une fois les grands principes du fiqh mis en place, celui-ci va se figer. Toute innovation apparaît comme blâmable. « La doctrine islamique est supposée être presque toute entière dans le Coran et avoir été presqu’intégralement exprimée par les premiers musulmans. Par suite, l’hérésiographie rattachera systématiquement tout mouvement ou individualité de l’histoire à un personnage archétype des débuts de l’islam. » [9]

Ainsi, l’islam a besoin de la raison pour constituer ce système juridique, mais s’efforce, en même temps, de la restreindre à la fonction de déduire l’application du droit, évitant remises en questions et controverses qui pourraient semer le doute sur la valeur de la lettre du Coran.

La référence au prophète va dans le même sens. Le Coran n’étant pas un code de loi complet, les juristes ont considéré les hadiths et la sīra comme une source de droit, prenant le prophète comme modèle du bon musulman, renforçant la tendance de la pensée à se figer sur un modèle unique se trouvant dans le passé : « Chaque fois que l’islam s’est senti en difficulté, la tendance réactionnaire s’est souvent arrogé le droit de dicter sa position au reste de la société, rejetant les thèses novatrices pour mieux se cantonner à la tradition. » [10] Ainsi, croire que le Coran est une loi incréée et que Muhammad est le modèle idéal du bon musulman amène à rechercher un code de droit complet et immuable, et pour cela rationnel.

Foi dans le Coran, foi en la loi d’une communauté

La loi révélée se caractérise aussi comme loi d’une communauté : l’oumma. Tous les musulmans sont en effet censés appartenir à une même communauté politique, unie par la sharī’a. Être musulman se traduit immédiatement par l’appartenance à une communauté, comme on le voit dans le débat au sujet de l’appartenance des pécheurs à la communauté. La loi coranique n’est, en effet, pas simplement une loi que chacun choisit d’adopter pour soi de façon personnelle, mais une loi qui vise à régir une communauté. Diverses réponses ont été apportées, oscillant entre un modèle de société idéale composée d’hommes purs respectant la loi donnée dans le Coran [11], qui exclut par principe toute dissension, et des conceptions plus pragmatiques [12]. L’appartenance se définira finalement par une obéissance minimale au Coran, à partir de ce que le Coran, les hadiths et la sīra décrivent comme devant être l’oumma, dont le modèle est la première communauté constituée autour de Muhammad, caractérisée principalement par son unité autour de son chef.

Ceci renforce la tendance de la pensée islamique à constituer un système : toute dissension est perçue comme une menace pour l’unité de la communauté, on préfère éteindre les dissensions théoriques pour assurer l’unité politique. Par ailleurs, on s’interdit parfois de regarder la réalité des différences en raison du préjugé idéologique de l’unité de la communauté. L’empire s’étendant après les premières conquêtes, on s’aperçoit qu’il perd sa relative unité originelle : les penseurs musulmans s’efforcent de résoudre la question de son unité, de trouver une solution politique, mais refusent de questionner le postulat de l’unité du monde musulman.

La croyance en une loi « remède »

Une dernière caractéristique de la loi est d’être un remède : les hommes ont besoin d’une loi parce qu’ils dévient sans celle-ci. Les musulmans considèrent en effet que le monde, par lui-même, tend à se dégrader. Ainsi, après chaque révélation, les hommes ont altéré les textes : les juifs, la Torah ; les chrétiens, l’Évangile. C’est pourquoi Dieu est obligé de renouveler le don de sa révélation : « l’action de l’homme est nécessairement dégradante. Dieu est obligé d’intervenir par ses prophètes pour « restaurer », face aux déviations humaines. » [13]. L’histoire n’apprend donc aux hommes rien de nouveau, elle ne fait que répéter, sans l’approfondir, une même révélation. L’islam, qui détient la dernière révélation, la seule qui n’ait pas été altérée, a donc pour mission de protéger le monothéisme contre l’altération des textes sacrés. Considérer Muhammad et sa communauté comme des modèles renforce l’idée selon laquelle l’avenir est synonyme de dégradation. « Muhammad aurait dit : ‘La meilleure génération est ma génération, et ensuite celle qui la suit, et ensuite celle qui suit celle-ci.’ » [14] La religion, la loi donnée par Dieu, apparaissent alors comme un rempart comme la dégradation du monde, un remède à la déficience de l’homme, d’où des crispations contraires à un développement libre de la raison : l’islam ne peut que craindre les critiques, les considérer comme mauvaises, sources de perversion, et chercher à se défendre en érigeant un système le plus clos possible (parce que complet et cohérent), que les attaques du monde extérieur ne peuvent pas atteindre.

Cet usage de la raison a pour première conséquence de faire primer la raison pratique sur la raison théorique. Le danger est alors de conduire à perdre de vue la réalité : la raison pratique disant ce qui doit être, quand la raison théorique dit ce qui est, on risque de s’enfermer dans des illusions, de croire que ce que l’on veut voir exister est possible, voire existe réellement. En prenant pour modèle une société idéale qu’il s’agit d’instaurer, au lieu de commencer par considérer la société réelle, on risque d’aboutir à une idéologie tendant à imposer son idée à la réalité. Ceci est d’autant plus vrai que la foi musulmane est une croyance en un ensemble de lois qui sont reçues en « bloc », dans un livre unique, le Coran, sans se soucier de leur adéquation avec la réalité. Par ailleurs, la raison tend à se limiter à son rôle déductif, s’interdisant de s’interroger sur les fondements, attitude qui devient d’autant plus pesante que la raison cherche à constituer un système cohérent. Or le XXe siècle a montré comment la croyance en des utopies rationnelles, parfaitement cohérentes en elles-mêmes mais détachées de la réalité, pouvait mener au totalitarisme. L’islam n’est pas en soi un système totalitaire dans la mesure où il n’engendre pas un État-parti tout-puissant voulant, au nom d’une idéologie, créer un monde et un homme nouveaux, et imposant pour ce faire à la société un contrôle à l’aide de services de propagande et de répression omniprésents et requérant une adhésion des consciences. Néanmoins, l’islam cherche à appliquer une vision idéologique du monde à la réalité.

Pourtant, l’islam ne conduit pas obligatoirement à un système clos : le droit islamique ne s’est pas élaboré seulement par un pur processus rationnel et systématique à partir du Coran, mais a pu tenir compte des traditions locales, des contextes particuliers… Cependant, plus l’islam revient vers le rapport à la loi qui lui est propre, plus il développe un usage purement déductif et visant à s’établir en système, et plus il risque d’engendrer un cadre idéologique.

La place accordée par l’islam à la raison ne semble donc pas favoriser la recherche de la sagesse qui passe par des remises en question, par l’effort de la compréhension de l’autre, par une prise du recul par rapport à ses propres positions. Son souci systématique de cohérence et de complétude empêche un usage plus large, plus libre de la raison.

La raison théorique

Le rôle principal confié à la raison est certes juridique, mais les musulmans ne se sont pas contentés de ce seul usage de la raison : de grands théologiens ou philosophes ont réfléchi aux grandes questions de la vie humaine : la liberté humaine, la responsabilité, la nature, Dieu. On ne peut aborder la totalité de la pensée islamique, mais on tentera de voir comment les facteurs vus précédemment ont joué sur le contenu de cette pensée théorique. Après un bref panorama historique, on s’attachera à Al-Ghazali, penseur assez représentatif de l’islam, car il fait la synthèse des différents courants de son époque et il est considéré comme le penseur consensuel par excellence de l’islam, puis à Averroès, considéré comme le grand philosophe musulman et comme porteur de l’idée de tolérance.

Pour voir comment les tensions vues précédemment se répercutent dans leur pensée, nous examinerons leur conception de la place à accorder à la raison vis-à-vis de la foi à travers la question de l’interprétation du Coran. Cette question a deux faces : dans quelle mesure l’interprétation du Coran, idéalement inexistante, est néanmoins possible et même nécessaire notamment en raison de son manque de clarté ? Quand est-elle licite, vu la menace que les divergences d’interprétations représentent pour l’unité de la communauté, une priorité en islam ?

Place de la théologie (kalam)

Divers courants de pensée spéculatifs se sont développés dans le monde islamique, avec pour but d’approfondir les vérités révélées du Coran et d’élaborer une sagesse sur le modèle de la philosophie grecque, mais ils ont le plus souvent été marginalisés par la communauté musulmane. Les mu’tazilites (sunnites, 750-1000) sont considérés comme les premiers théologiens spéculatifs en islam. Leur nom indique lui-même leur marginalisation : le Mu’tazil est « celui qui s’isole ». Ce mouvement se sépare de la pensée dogmatique. Il inspira ensuite plusieurs penseurs, mais le plus souvent en tant qu’il représentait un moyen de sortir de la pensée musulmane traditionnelle.

À la fin du IXe siècle, les partisans du dogme du Coran incréé s’imposent et les thèses mu’tazilites sont condamnées. Les études se concentrent à nouveau vers le droit. « On cherche à renforcer le droit, à sacraliser la parole des imams en accordant, par exemple, des privilèges exorbitants à tous ceux qui s’investissent dans la conservation et dans la transmission de la parole prophétique. On dit que ce siècle avait entraîné une ‘fermeture’ en empêchant toute velléité d’interprétation nouvelle, mais aussi en combattant toute tendance divergente et en orientant le plus grand nombre de ses érudits vers des disciplines traditionnelles, à savoir le fiqh, la grammaire, le hadith, la récitation du Coran, la méditation sémantique de chaque vocable, les oraisons muettes ou jaculatoires pour renforcer la puissance magique du Livre sacré, etc. » [15]

De la même façon, dans le chiisme, un mouvement se marginalise donc lui-même pour pouvoir subsister : les « frères de la pureté ». Pour échapper aux hommes de pouvoir, ils choisissent l’anonymat et écrivent une encyclopédie entièrement anonyme.

Al-Ghazali

Al-Ghazali fut un penseur estimé : non contesté de son vivant, il fut ensuite considéré dans l’islam sunnite comme réalisant le consensus fondant l’unité des croyants. En matière de théologie, il s’insère dans l’ash’arisme qui veut adopter juste milieu entre la lecture purement littérale du Coran qui conduit à l’anthropomorphisme (notamment chez certains hanbalites qui refusent toute interprétation) et l’exégèse des mu’tazilites qui risque de défigurer le contenu des textes et de mener à des controverses menaçant l’unité de la communauté. Al-Ghazali constate, en effet, que les essais d’interprétation du Coran viennent de débats juridiques nés des luttes de pouvoir entre les juristes. Les luttes juridiques engendrèrent des luttes dogmatiques : la théologie devint ainsi la science des intrigants, non de ceux qui veulent servir la vérité. Ces dissensions mettent en danger la communauté musulmane. D’autre part, dans l’esprit d’Al-Ghazali, si le Coran, qui est la vérité elle-même, ne peut en principe être sujet à interprétation, celle-ci est rendue indispensable par ses versets anthropomorphiques, contraires à la foi musulmane en un Dieu transcendant, au-dessus de toute créature.

Al-Ghazali recherche un juste milieu : « Qu’ils apprennent le chemin qui concilie les Exigences de la Loi et les nécessités de la raison. Qu’ils le sachent : ceux des anthropomorphistes qui croient nécessaire de se figer dans l’imitation aveugle et de suivre le sens apparent des textes, n’avancent ces doctrines que par faiblesse d’intelligence et pauvreté d’intuition, tandis que les philosophes et les mu’tazilites extrêmes qui s’engagent dans le libre usage de la raison au point d’attaquer les déclarations péremptoires de la Loi, n’avancent ces pensées que poussés par la malignité de leur pensée intime. Les uns tendent au défaut, les autres à l’excès. » [16] Al-Ghazali va in fine réduire au maximum la place de l’interprétation pour garantir l’unité de la communauté. Contre les mu’tazilites, il soutient que la foi n’est pas liée à une spéculation théologique : les compagnons du prophète ignoraient tout de la théologie et étaient de parfaits croyants. L’islam consiste d’abord à obéir à Dieu. Cependant, il est devenu nécessaire de réfuter les hommes ambitieux qui provoquaient ces débats, pour préserver la vraie doctrine et garantir l’unité de l’islam. N’est accordé à la raison que le rôle de réfuter les erreurs, le Kalam, ou théologie dogmatique, n’a de place que défensive, et secondaire : « il faut avant tout se référer au Coran, car ‘il n’y a pas d’explication après celle de Dieu’. » [17] Il critique les théories de ses prédécesseurs, non en faveur des siennes, mais pour montrer la relativité de la raison.

Al-Ghazali « s’efforça de définir les limites au sein desquelles le Kalam était licite. C’était essentiellement une activité défensive : la raison discursive et l’argumentation devaient servir à défendre la croyance juste dérivée du Coran et du Hadith contre ceux qui la niaient, et aussi contre ceux qui tentaient d’en donner des interprétations fausses et spéculatives. » [18] Pour que la raison ne mette pas en danger l’unité de l’oumma, il faut, selon Al-Ghazali, limiter le nombre de personnes qui s’y intéressent : le Kalam n’est utile que pour réfuter les erreurs ; ainsi, s’il faut que certains le pratiquent, les dissensions entre les écoles étant contraires à l’unité islamique, il faut en détourner le vulgaire qui ne pourrait qu’en être troublé. L’usage théorique de la raison existe mais il est limité à cause des impératifs pratiques auquel Al-Ghazali veut répondre.

Dans l’ordre juridique, il « entérine la classification et la hiérarchisation des quatre ‘sources’ du Droit (Coran, Hadith, consensus et raison [istishāb, ou présomption de continuité et de cohérence de la Loi]). » [19] La raison est nécessaire, mais n’a qu’une place minimale. D’une part, elle est réduite à imiter les raisonnements utilisés dans le Coran. « La raison existe, créée par Dieu ; on peut donc s’en servir ; mais c’est le créateur qui donne la matière qu’elle doit traiter et les normes qu’elle doit observer, alors seulement, elle est efficace. » [20] Dans La balance juste, Al-Ghazali met en forme les arguments du Coran pour en tirer des modes de syllogisme, en s’inspirant de la logique aristotélicienne. Par ailleurs, les opérations logiques d’Aristote : définition et démonstration, sont reprises, mais uniquement pour lier des mots et des termes, non des idées. En remontant aux idées, on risquerait d’outrepasser le sens du texte et de s’opposer à la volonté divine, d’autant plus que seuls les particuliers, créés par Dieu, existent, il n’y a ni essence commune ni analogie possible entre les êtres. Al-Ghazali préfère ainsi en rester au sens littéral du texte, plutôt que de remonter aux idées.

Averroès

Averroès s’oppose à Al-Ghazali, en montrant, non seulement qu’un musulman a le droit d’utiliser sa raison, mais aussi que c’est un devoir pour lui. Dans le Discours décisif, il explique que le Coran déclare obligatoire l’usage de la raison, à la fois pour produire des syllogismes juridiques permettant de statuer sur ce qui n’a pas été qualifié expressément par la Révélation (usage pratique), et pour connaître la création et son créateur (usage théorique).

Une voie semble enfin ouverte pour la raison, mais il est confronté au même problème qu’Al-Ghazali : les dissensions idéologiques sont une menace pour l’unité de la communauté politique. Selon lui, Al-Ghazali ne fait qu’alimenter les controverses, parce que les ash’arites comme les mu’tazilites font une lecture dialectique des textes, et sont par là incapables de susciter l’adhésion des masses et de répondre aux problèmes de l’élite. Le point de départ d’Averroès est ainsi un souci d’unité politique, ce qui est compréhensible vu ses fonctions politiques. La question de l’unité politique, et des limites à imposer à la raison pour limiter les controverses, ne se pose qu’une fois résolu le problème de l’interprétation du Coran (jusqu’à quel point peut-on interpréter la parole de Dieu ?), qui rend nécessaire la raison.

Averroès ne s’interroge pas sur la possibilité d’interpréter le Coran dans les mêmes termes que ceux d’Al-Ghazali. Al-Ghazali tâche de résoudre une contradiction interne à la foi musulmane : comment lire le Coran sans déboucher sur un anthropomorphisme contradictoire avec la transcendance de Dieu ? Averroès veut résoudre les contradictions entre foi et raison, ou plus précisément entre la raison interprétant le Coran et la raison interprétant la réalité, posant ainsi le problème du rapport entre foi et raison en des termes semblables aux nôtres. Il présente sa solution dans le Discours décisif : « Partout où il y a contradiction entre un résultat de la démonstration et le sens obvie du Texte révélé, cet énoncé est susceptible d’être interprété selon des règles d’interprétation conformes aux usages de la langue arabe. » [21] Il s’agit de le mettre en conformité avec la vérité philosophique par une exégèse appropriée. Averroès légitime le rôle théorique de la raison et montre qu’il existe des points de rencontres entre le Coran et la raison aristotélicienne. Ce rôle n’est d’ailleurs pas seulement légitime mais nécessaire : la raison philosophique va permettre de départager les querelles théologiques.

Cependant, le Coran reste le critère ultime de vérité : « Il n’est point d’énoncé de la Révélation dont le sens obvie soit en contradiction avec les résultats de la démonstration, sans qu’on puisse trouver, en procédant à l’examen inductif de la totalité des énoncés particuliers du Texte révélé, d’autre énoncé dont le sens obvie confirme le sens l’interprétation ou est proche de la confirmer. » [22] Il ne s’agit donc pas de mettre en accord le Coran avec la raison aristotélicienne : le critère de vérité d’un énoncé n’est pas la raison philosophique mais la lecture littérale du Coran. Bien que la raison intervienne pour mettre de l’ordre dans le Coran en distinguant les sourates demandant à être interprétées à partir des autres, elle est limitée : la lettre du Coran reste le garant ultime de la vérité et on ne peut aller au-delà de ce qui y est dit explicitement. C’est ainsi que dans Incohérence de l’incohérence, Averroès refuse la possibilité d’un discours sur ce qu’est Dieu : cela ne mène qu’à d’insolubles controverses, c’est pourquoi le Coran ne dit rien d’explicite, mais seulement que Dieu est au-delà de tout. Ainsi, Averroès, quoiqu’il souhaite donner une vraie place à la raison, la restreint par suite du respect qu’il a pour la lettre du Coran.

Pour comprendre que la distinction entre deux types de versets du Coran, ceux qui doivent être interprétés et ceux qui ne doivent pas l’être, ne remet pas en cause la cohérence de la Révélation divine, il faut la doubler d’une autre distinction : celle de trois catégories d’hommes. Cette distinction va permettre de résoudre le second problème : comment éviter que l’interprétation du Coran ne mène à des querelles menaçant l’unité de la société ?

Dans le Discours décisif, Averroès distingue trois catégories d’hommes : « Il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l’assentiment : certains hommes assentent par l’effet de la démonstration ; d’autres assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de l’homme de démonstration, car leurs natures ne les disposent pas à davantage ; d’autres enfin assentent par l’effet d’arguments rhétoriques, d’un assentiment similaire à celui que donne l’homme de démonstration aux arguments démonstratifs. » [23] La révélation est universelle mais, les hommes étant différents, le Coran s’adresse à eux par des moyens différents. Le Coran doit savoir s’adresser et à ceux qui ne sont pas capables de comprendre par démonstration et aux philosophes et savants en leur offrant matière à effort intellectuel. La distinction entre deux types de versets répond à cette distinction entre deux types d’hommes : « Les choses qui en raison de leur abscondité ne peuvent être connues que par la démonstration, Dieu a fait à ses serviteurs qui n’ont pas accès à la démonstration, à cause de leurs dispositions innées, ou de leurs habitudes ou à défaut des conditions [qui leur eussent permis] cet apprentissage, la grâce de leur en présenter des symboles et des allégories, et de les convier à accorder leur assentiment à ces symboles [...]. C’est pour cette raison que le Texte révélé se dédouble en sens obvie et sens lointain : l’obvie, ce sont les symboles employés pour représenter ces idées, et le lointain, ce sont ces idées, qui ne se découvrent qu’aux gens de démonstration. » [24] Ainsi, l’interprétation est tout à fait légitime et nécessaire pour un certain type d’hommes. « Pour le philosophe, il est nécessaire d’interpréter, c’est pour lui une obligation légale, puisque sa connaissance lui a déjà montré que la formulation littérale du Texte révélé n’était pas elle-même le vrai, mais une représentation imagée du vrai. » [25] Ces passages sont pour lui des signes les appelant à entrer dans leur propre voie. Toutefois, « cette interprétation n’a pas à être connue de l’homme de la foule. » [26] Car il est nocif d’autoriser l’accès à la science à ceux qui ne peuvent la comprendre.

Averroès limite donc la légitimité de l’interprétation à certains versets du Coran et à certaines personnes, les philosophes. Outrepasser ces limites est mettre en danger la foi et l’unité des croyants. Dans Le Dévoilement des méthodes de démonstration, Averroès montre l’erreur du Kalam : chercher à interpréter tous les énoncés du Coran, alors que la plus grande partie ne sont aucunement destinés à l’interprétation, et par là mettre en danger la masse des croyants qui ne sont pas destinés à être philosophes. Il s’agit de les protéger contre les interprétations fallacieuses du Coran, et pour cela permettre à la masse de revenir au sens littéral afin qu’elle adhère fermement à l’islam.

Ainsi, Averroès donne bien une place à la raison et la considère comme indispensable, mais, son rôle est bien délimité, en raison de l’objectif qu’il se fixe : garantir l’unité de l’oumma. La priorité donnée à la pratique, à la réalisation d’une communauté unie, a pour conséquence de limiter le déploiement de l’usage théorique de la raison. Averroès ira d’ailleurs jusqu’à affirmer que sa position n’aura de bénéfices que par l’intervention du souverain politique. Cette limitation de la raison oblige in fine le philosophe à assumer des contradictions. Ainsi, dans Incohérence de l’incohérence, il affirme que « la responsabilité du philosophe à l’égard des autres et de lui-même peut lui imposer de présenter à la face du monde une image non absolument conforme à ses convictions intimes ». [27] Ainsi, malgré sa conviction contraire, le philosophe dira publiquement qu’il croit à la résurrection des corps car « ce dogme est indispensable aux vertus morales, théorétiques et des arts pratiques de l’homme ». [28]

Il existe donc bien un usage tant pratique que théorique de la raison dans l’islam. Cependant, l’islam a tendance à en restreindre le rôle. La primauté de la loi conduit à délaisser la réflexion théorique au profit d’une réflexion uniquement pratique, qui a pour rôle d’établir un système complet, cohérent, et par là clos sur lui-même. Le risque d’un tel usage de la raison est de mener à une idéologie totalitaire. Il faut cependant noter que la pensée ne s’est pas toujours tenue dans ces bornes et a exploré toutes les grandes questions présentes dans la pensée grecque puis occidentale. Cependant, le statut donné au Coran et l’importance de la loi tendent à restreindre cet usage.

Actuellement, des penseurs musulmans cherchent à développer une réflexion fondamentale dans le cadre de l’islam, à développer un « humanisme » musulman. Il faut espérer que cette recherche les conduira à développer un islam ouvert, mais cela ne sera possible que s’ils parviennent avant tout à s’extraire des cadres de pensées de leurs prédécesseurs.

[1] Vatican I, Dei Filius, 3.

[2] Hourani, A., Histoire des peuples arabes, Seuil, 1993, p. 217.

[3] Ibid., p. 223.

[4] Ibid., p. 224.

[5] Ibid., p. 218-219.

[6] Mervin, S., Histoire de l’islam, Flammarion, 2000, p. 74.

[7] Brague, R., « L’Islam, la foi et la raison : quel dialogue ? », in Kephas, n°21, janvier-mars 2007, p. 80.

[8] Dans le christianisme, la foi contient également un contenu révélé de connaissance et Dieu, dans l’Ancien Testament révèle sa Loi au peuple hébreu. Cependant, toutes ces révélations sont des supports de la relation entre Dieu et son peuple, la Loi n’est pas seulement révélée pour être appliquée, mais parce qu’elle signifie une alliance entre Dieu et son peuple, c’est bien la raison pour laquelle Jésus peut l’achever en rendant caduques certaines prescriptions. Par ailleurs, les textes sacrés ne sont pas la Parole de Dieu en elle-même mais le récit d’une relation à Dieu qui s’est déroulé dans le temps, c’est-à-dire d’une expérience réelle. Le contenu dogmatique qui en est issu est le résultat d’un travail d’interprétation, interprétation, non pas seulement de la lettre d’un texte, mais de l’expérience à laquelle il renvoie.

[9] Urvoy, D., Histoire de la pensée arabe et islamique, Paris, Seuil, 2006, p. 59.

[10] Chebel, M., L’Islam et la Raison. Le combat des idées, Perrin, 2006, p. 67.

[11] Les Kharijites ont une conception très rigide de la communauté, qui doit être entièrement soumise à la Loi. Doivent être exclus toute communauté qui ne respecterait pas à la lettre le Coran, ou tout musulman qui commettrait une faute grave. Selon eux, se fondant sur le Coran : « Combattez le parti qui est rebelle jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’ordre de Dieu » (XLIX, 9), le jihad comporte la mise à mort ou la réduction en esclavage du fautif.

[12] Les Najdites, forme modérée du Kharijisme, n’ont pas voulu appliquer des règles d’exclusion aussi dures. Ils définissent cependant la foi par les obligations qui découlent du Coran et des paroles du prophète : la connaissance de Dieu et de ses messagers, l’acceptation des écritures, la reconnaissance de la vie et des biens des musulmans comme sacrés. « En revanche, tout ce sur quoi le Coran n’est pas explicite n’est pas obligatoire. Cela conduit à une vision plus souple qui a valu aux Najdites le surnom d’ ‘excuseurs’. » (Urvoy, D., op. cit., 2006, p. 68) Un acte isolé, même grave, n’exclut pas de la communauté, ni de l’entrée au paradis. Le refus du combat effectif ne rend pas incroyant, mais « hypocrite ». Cependant, le pécheur grave est un incroyant : « la persistance de la faute, même légère, […] ravale le croyant au rang d’ ‘associateur’. » (ibid., p. 68) Les murgites (adversaires des Kharijites) distinguent morale et foi. Il faut accepter les gouvernants pécheurs : le péché relève de la morale, non de la foi. Le pécheur grave est hypocrite, mais reste un croyant aux yeux des hommes car nous ne pouvons préjuger du reste. Les critères d’appartenance à la communauté sont la prière, faite en commun, l’aumône, qui fait l’objet d’une perception officielle, la profession de foi, acte personnel public.

[13] Urvoy, D., op.cit., pp. 51-52.

[14] Stark, R., Le Triomphe de la raison, Presses de la Renaissance, Paris, 2007, p. 25.

[15] Chebel, M., op. cit., pp. 70-71.

[16] Ghazali, Al-iqsihad fi’l-i’tiqad (Le Juste milieu dans la croyance), cité par Roger Arnaldez, « Al-Ghazali, Encyclopaedia Universalis, 1985, t. 8, p. 577.

[17] Urvoy, D. op. cit., p. 418.

[18] Hourani, A., op. cit., p. 229.

[19] Urvoy, D., op. cit., p. 416.

[20] Arnaldez, R., « Al-Ghazali », Encyclopaedia Universalis, France S.A., 1985, t. 8, p. 577.

[21] Averroès, Traité décisif (trad. Marc Geoffroy), in L’Islam et la Raison, dir. Alain de Libera, G.F. Flammarion, Paris, 2000, p. 87.

[22] Ibid., p. 87.

[23] Ibid., p. 85.

[24] Ibid., pp. 88-89.

[25] Geoffroy, M., in L’Islam et la Raison, op. cit., p. 87.

[26] Ibid., p. 87.

[27] Ibid., p. 196.

[28] Averroès, op. cit., in L’Islam et la raison, op. cit., p. 197.

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