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George Sand et Jésus

Paul Christophe, Paris, Les éditions du Cerf, 2003
P.B.

Les générations de Nerval à Renan, qui ont vu les statues des saints défigurées dans leurs niches, cherchent diversement le visage de Dieu. Orphelines d’Église, elles se forgent des mythes du passé ou du futur. Ainsi, « Le Christ aux Oliviers » des Chimères, qui annonce la mort de Dieu le Père, ou le Jésus de Renan sont autant de faces d’une nostalgie religieuse insatisfaite. C’est aussi à travers la figure de Jésus que Paul Christophe a choisi de lire le parcours religieux de George Sand : à travers les pages de « confessions » (correspon-dance, articles, romans) de cet auteur, apparaît l’itinéraire spirituel d’un « enfant du siècle ».

Élevée par une grand-mère voltairienne, déiste, et par une mère absente, qui avait la foi du charbonnier, George Sand reçoit ensuite l’éducation du couvent où elle songe à rester, tant elle pense y trouver l’amour qui lui manque. La lecture du Génie du Christianisme puis des philosophes à dix-sept ans, après celle de L’Imitation de Jésus Christ, au moment où elle hésite à se retirer du monde, ouvre une période de crise et d’examen. Quelques expériences et rencontres manquées la poussent à quitter la pratique catholique. En octobre 1871, dans un article du Temps, elle résumait sa recherche : « l’âme pensive […] dépouilla la forme arrêtée du catholicisme, elle se fit protestante sans le savoir ; et puis, elle alla plus loin et improvisa son mode d’entretien avec la divinité. Elle se fit une religion à sa taille, à la mesure de son entendement. Ce n’était probablement pas une grande conception. C’était sincère et indépendant. Voilà tout le mérite ». Aucune Église ne peut plus retenir cette âme inquiète de se faire une foi selon son « besoin de croire à l’amour divin qui fleurit, splendide dans le grand univers, en dépit des apparences qui proclament l’absence de toute bonté supérieure, de toute pitié, de toute justice par conséquent ». Elle refuse donc l’enfer, de même que tout ce qui, selon elle, pourrait limiter l’accès à l’amour divin. En quête de prêtres, de paternité spirituelle, privée de l’abbé de Prémord, qui avait sa confiance, elle admire Lamennais, Pierre Leroux, Buchez, et retrouve les écrits de Joachim de Flore, dont elle s’inspire dans Spiridion. Quand se pose la question d’un communion dans la foi, pour marier ses enfants et baptiser ses petits-enfants, elle se tournera vers le protestantisme, sans conviction définitive toutefois. Refusant de « replâtrer » le christianisme, elle voudrait acheminer ses contemporains vers une foi diffuse : « La doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l’âme immortelle et les espérances de l’autre vie, voilà, dit-elle, ce qui, en moi, a résisté à tout examen, à toute discussion et même à des intervalles de doute désespéré ».

Elle proclame sa rupture avec l’Église, mais non avec les Évangiles ; elle veut néanmoins s’en méfier comme de réductions ou d’interprétations de la parole de Jésus. Ses échanges avec Renan, dont elle a lu à trois reprises la Vie de Jésus, montrent comment elle reproche à l’auteur de ne pas suffisamment nier la divinité du Christ…Mais elle remet en question l’image qu’elle s’était faite du Christ, ébranlée comme beaucoup de ses contemporains par la critique positiviste des Ecritures. Au cours de cet intéressant chapitre sur le Christ de Renan et de Sand, Paul Christophe analyse les hésitations de celle-ci et les fluctuations de sa croyance en une forme de divinité. Il montre en particulier comment peuvent s’articuler les lectures romantiques de l’Ecriture et le modernisme. Comme Renan, Sand croit que la connaissance de la vérité détruira l’ancienne foi, mais est nécessaire au progrès de l’humanité, même si elle a un goût amer de Paradis perdu.

En attendant, la ferveur religieuse de George Sand se nourrit de la figure qu’elle conçoit d’un Dieu d’amour, et s’adresse à un Christ homme seulement, qu’elle construit selon ses inquiétudes et ses besoins. Il s’agit aussi pour elle de s’acheminer vers plus de liberté et de justice, sa religion s’infléchit selon ses préoccupations sociales et politiques. Pour elle, Jésus est surtout, comme elle l’écrit en 1844, « le révélateur de l’égalité », il est venu « réhabiliter la pauvreté, la misère de la condition humaine, la faiblesse, l’abaissement, la simplicité, la laideur, tout ce que les hommes haïssent et méprisent ». Ainsi, un temps portée par l’espoir de la révolution de 1848, elle veut reconnaître dans la réconciliation autour des valeurs évangéliques du peuple et des prêtres, l’inspiration de Jésus, « le premier et l’immortel apôtre de l’égalité », « enfant du peuple, martyre de la vérité ».

Appuyée sur de nombreux textes et documents (en annexe), la réflexion de Paul Christophe rend compte de manière précise, problématisée, et souvent attachante, de l’histoire spirituelle de George Sand. Cependant, pour revenir sur son propos, il paraît difficile de reconnaître dans les écrits de cette romancière une première annonce de Vatican II. D’un point de vue théologique, même si, de fait, la « pastorale de la peur » de l’enfer n’est plus de mise, le refus de l’enfer se retrouve dans la destinée d’autres auteurs qui n’ont pas pour autant préparé l’Église à conclure qu’il devait être vide. Pour ce qui est des raisons historiques de la rupture de George Sand avec l’Église, il est aussi difficile de voir dans cette dernière une force unanimement tournée vers le passé, et figée dans une intransigeance peureuse. Les figures de Lacordaire et de Frédéric Ozanam montrent le contraire. En fait, l’histoire de la quête du Christ par Georges Sand montre l’inquiétude active de cette génération pour qui, comme pour la nôtre, progrès moral signifie libération du dogme et choix de la divinité, façonnée aux traits des idéaux en quoi l’on veut croire. Mais alors on écoute d’abord ses passions – fussent-elles généreuses – et on subit l’impression de l’histoire, au lieu de chercher le Dieu infiniment Autre et Transcendant qui libère et sauve.

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