Rechercher

« Il est descendu aux enfers »

Fortune et théologie d’une formule chez les Pères
Matthieu Cassin
Le présent article s’appuie essentiellement sur l’ouvrage de R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers, institutionnalisation d’une croyance, (Études augustiniennes, Série Antiquité 162), Paris 2000. Il voudrait, à partir des principaux acquis du travail de ce chercheur, aider le lecteur à mettre en perspective le thème de ce numéro.


L’étude de R. Gounelle porte proprement sur la formule « Le Christ est descendu aux enfers » ; la fonction de cette affirmation théologique – que l’auteur caractérise comme un « théologoumène », c’est-à-dire un énoncé théologique soumis à discussion – n’est envisagée qu’en second lieu, comme l’un des principes permettant de comprendre et d’expliquer l’apparition de ce motif dans les symboles de foi chrétiens. En effet, comme le sous-titre l’indique, l’ouvrage étudie l’institutionnalisation de cette croyance, largement attestée par ailleurs avant le IVe siècle ; les enjeux théologiques de l’énoncé, ses conséquences dans la compréhension de la formule ne sont abordés que secondairement. Aussi notre présentation sera-t-elle nécessairement – et volontairement – partielle ; l’examen de la fonction d’un tel énoncé dans la littérature patristique dépasse de loin le cadre d’un tel article.

En cherchant à éclairer comment cette formule est passée de l’état d’énoncé théologique à celui d’élément des symboles de foi, l’auteur dégage quelques traits, géographiques, temporels et causals, qui permettent de rendre compte de la présence inégale de ce motif suivant les régions. Le lieu qu’il identifie comme origine et source de la diffusion de cet énoncé est l’Asie mineure et la Syrie, aux IIe-IIIe siècles. On le retrouve ensuite en Palestine, un peu en Égypte, assez largement en Italie du Nord, en Provence et en Afrique du Nord. Mais les raisons de son implantation dans ces différentes régions pendant la période sur laquelle il concentre son attention, IVe-VIe siècles, varient grandement.

Deux liens principaux se dégagent de l’impressionnant dossier de textes rassemblés : une première utilisation liée au salut apporté à ceux qui demeurent aux enfers ; une seconde qui concerne plus largement la mission salvifique du Christ, considérée comme un tout, de son Incarnation à sa Résurrection, et qui ne doit laisser aucune partie du monde à l’écart de son œuvre : les enfers sont donc aussi concernés, tout comme la terre et les cieux. Il est évident que c’est le premier motif qui semble correspondre exactement à la problématique de ce numéro ; il ne faut pourtant pas oublier que ce n’est pas la seule question liée à cet énoncé. La formule « Le Christ est descendu aux enfers » ne se suffit pas à elle-même ; comme telle, elle est un lieu théologique, où peuvent se discuter certaines questions, liées il est vrai, en majorité au thème du salut.

À lire les paragraphes que le Catéchisme de l’Église catholique consacre à cet énoncé du Symbole des Apôtres [1], il est clair que l’interprétation de la formule qui suscite la crainte de l’Église est celle qui la tirerait vers l’apocatastase, c’est-à-dire la restauration finale de la totalité de la création, position dont le témoin par excellence est Origène, mais qui se retrouve également, sous une forme atténuée et plus difficile à préciser, chez Grégoire de Nysse ou d’autres auteurs [2]. Le Catéchisme précise en effet : « Jésus n’est pas descendu aux enfers pour y délivrer les damnés ni pour détruire l’enfer de la damnation, mais pour libérer les justes qui l’avaient précédé » [3], ce qui semble restreindre explicitement la portée de la descente aux enfers au salut des seuls justes d’avant l’Incarnation. C’est justement ce point, ou tout au moins une thématique proche, celle du salut des païens, non seulement de ceux ayant précédé le Christ, mais aussi de ceux qui vivaient aux IVe ou Ve siècle, qui a suscité les réticences d’Augustin et surtout, d’une manière beaucoup plus radicale, de Filastre de Brescia et de Grégoire le Grand [4]. Ils ont en effet refusé plus ou moins vigoureusement les lectures de la descente aux enfers qui en faisaient une clef pour expliquer le mode de salut des païens leurs contemporains – donc après l’Incarnation… – et qui ont contribué, en particulier Filastre de Brescia, à définir une nouvelle catégorie hérésiologique, précisément dans ce domaine. Cette méfiance face à une lecture qui mettrait en danger les nécessités de la mission, puisqu’elle prévoit un salut par le Christ pour ceux qui ont reçu le message évangélique mais l’ont refusé pendant leur vie terrestre, s’est ensuite transmise à la postérité médiévale.

Aussi l’étude de cet énoncé sur la descente du Christ aux enfers est-elle de première importance, et tout à la fois fort malaisée. En effet, on touche là chez les Pères à des points sur lesquels la règle établie par Vincent de Lérins [5], quod omnique, quod semper, quod ab omnibus ([ce qui a été cru] partout, toujours et par tous), trouve ses limites, puisque les Pères ne sont pas unanimes, bien au contraire, et pour lesquels la réflexion de l’Église a utilisé par la suite une partie seulement du matériau, écartant ce qui lui semblait sortir du cadre admissible. Sans aller jusqu’à la doctrine de l’apocatastase, dont l’interprétation reste délicate, la manière de comprendre l’extension de ce salut apporté aux enfers demeure litigieuse. Les justes de l’Ancien Testament sont-ils seuls concernés ? les justes païens ayant vécu avant le Christ sont-ils inclus dans cette libération ? les justes païens ayant vécu après le Christ mais n’ayant pas eu connaissance du salut apporté par le Fils de Dieu ont-ils part à ce salut dans leur mort, y rencontrant face à face celui qu’ils peuvent alors reconnaître comme leur Sauveur ? ou bien peut-on y voir un ultime moment de choix, après la mort, où se ferait alors la décision, même pour ceux qui, au cours de leur vie, n’ont pas choisi le Christ ?

Qu’un progrès, une maturation, ait encore son lieu après la mort, c’est un acquis important de la doctrine spirituelle de l’Orient, dont l’exemple par excellence est Grégoire, évêque de Nysse en Cappadoce. On peut parler en effet, pour ce dernier, d’un progrès continué, « de commencements en commencements vers des commencements éternels » [6], pour expliciter le terme d’épectase, rendu central par J. Daniélou [7] malgré sa faible présence dans les textes de Grégoire. Cependant, ce progrès est bien un progrès continué ; il ne s’agit pas d’un renversement radical après la mort, mais d’une poursuite du processus engagé pendant la vie terrestre. C’est en ce point, sans doute, que se fait le changement décisif, c’est là que s’articule la tradition de l’Église et ce qui s’en dégage pour d’autres chemins moins sûrs : dire que, dans la descente aux Enfers, le Christ vient se révéler à ceux qui l’ont servi et suivi sans le connaître, c’est-à-dire à ceux qui n’ont pu le connaître, mais dont le cœur juste était éclairé par les semina Verbi présents dans les traditions philosophiques ou religieuses qui étaient les leurs, n’est pas dire que, dans la descente aux enfers, le Christ vient donner une nouvelle chance à ceux qui l’ont rejeté sur terre, qui ont eu connaissance du message évangélique transmis par l’Église des apôtres mais n’y ont pas reconnu le Salut de Dieu.

Si on s’appuie sur les textes de Grégoire de Nysse, il faut bien voir qu’ils concernent le progrès continué de la quête spirituelle engagée dans la vie terrestre. Autrement dit, le Christ descend aux enfers, non pas en enfer [8]. Ce n’est pas nier l’importance de ce lieu théologique qu’est la descente aux enfers : il est effectivement l’un des lieux privilégiés pour penser le salut offert par le Christ à ceux qui n’ont pu le connaître, quelle que soit l’heure du monde à laquelle ils ont vécu, avant ou après son Incarnation, sa mort et sa Résurrection.

Toutefois, la théorie du progrès continué telle que la présente Grégoire n’est pas une théorie du salut après la mort : elle permet de penser, simplement, la continuation du progrès spirituel dans l’au-delà ; c’est dire que ceux qui sont concernés par ce progrès continué étaient au cours de leur vie commençants ou « progressants », déjà en chemin ; c’est l’un des points qui laisse ouverte dans la théologie orientale, me semble-t-il, la question que l’Occident a voulu expliquer par la notion de ‘purgatoire’ : chez Grégoire, sans qu’il soit question d’un état propre, et encore moins d’un lieu, il y a place pour une continuation du chemin de perfection entamé en cette vie, et ce par delà la mort.

C’est sans doute comme une prolongation de cette idée qu’il faut comprendre la persistance de la référence à l’apocatastase chez Grégoire ; elle ne prend sens qu’en ce qu’elle concerne une créature (l’homme ou l’ange), dont les choix ne sont pas immuables mais constituent peu à peu son être : le salut peut être accueilli alors qu’il ne l’était pas encore, il peut être accueilli plus encore qu’il ne l’était. Cependant, le terme de la mort tel que le comprend l’Église constitue pour la créature humaine une borne, au-delà de laquelle un renversement radical des choix de la vie présente n’est plus possible ; une précision plus grande de la vérité de ces choix, en revanche, reste ouverte.


Au vu des positions des Pères, en particulier telles que les présente l’ouvrage équilibré de R. Gounelle – il semble que l’on atteigne ainsi, de fait, une forme de consensus des Pères, non pas qu’ils tiendraient tous une même position rendue ainsi incontestable, mais parce qu’on trouve là une position généralement, sinon universellement, acceptée, et des écarts en fonctions des positions de tel ou tel : c’est bien le sens de la théorie du consensus des Pères [9] – on peut donc considérer que le « théologoumène » de la descente aux enfers concerne effectivement le salut des non-chrétiens, mais seulement dans la mesure où leur ignorance du Christ n’est pas volontaire. Cette solution rejoint ainsi l’une des interprétations qui prévaut aujourd’hui, tout particulièrement dans les textes de Vatican II, de l’adage « Hors de l’Église, point de salut » [10].

Matthieu Cassin, Né en 1980, élève de l’Ecole Normale Supérieure.
http://matthieu.cassin.org

[1] CEC. § 631-637.

[2] Pour la position de Grégoire de Nysse sur le statut de l’homme après la mort, on verra tout particulièrement son traité De l’Âme et de la Résurrection, en utilisant la traduction donnée par J. Terrieux, Cerf (Sagesses chrétiennes) Paris 1995, ou bien celle de Ch. Bouchet, éd. Migne (Pères dans la foi 73), Paris 1998, en attendant l’édition critique et une traduction scientifique plus amplement annotée de ce texte.

[3] CEC. § 633, qui s’appuie sur le Concile de Rome de 745 (DS 587 pour les damnés, ou DS 1011, 1077 pour la damnation), et sur le Concile de Tolède de 625 (DS 485), ainsi que sur Mt 27, 52-53, pour le salut des justes qui ont précédé le Christ.

[4] Sur cette question, voir l’examen très attentif du dossier par R. Gounelle, op. cit., p. 67-87.

[5] Commonitorium 2, 3.

[6] Homélies sur le Cantique des cantiques VIII, éd. H. Langerbeck, GNO. VI, Leyde 1960, p. 247, l. 13-15 (PG 44, 941A).

[7] J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Paris 1944, passim, et en particulier p. 309-333.

[8] Cf. sur cette distinction sémantique l’article de G. Théry dans ce numéro.

[9] Pour l’élaboration de celle-ci lors des controverses avec la Réforme, cf. J. L. Quantin, Le catholicisme classique et les Pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713), Brépols (Études augustiniennes, Série Moyen-Âge et Temps Modernes 33), Paris 1999.

[10] Cf. sur ce point B. Sesboüé, Hors de l’Église, pas de salut ; histoire d’une formule et problèmes d’interprétation, Desclée de Brouwer, Paris 2004, et la recension que nous avons donnée de cet ouvrage dans Résurrection, no 107, avril-mai 2005, p. 81-83.

Réalisation : spyrit.net