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Individu et famille

Roland Hureaux

C’est un des premiers commandements de la Genèse :

L’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme. (Gn 12, 24)

Et pour la femme :

Écoute, ma fille, regarde et tends l’oreille
Oublie ton peuple et la maison de ton père. (Ps 45, 11)

Ainsi le couple homme femme que plus tard on a appelé la famille, se fonde au départ sur une rupture.

C’est la rupture qui est première, rupture avec le père et la mère, la constitution d’un nouvel ensemble venant ensuite et non l’inverse. La rupture n’est pas la conséquence de la nouvelle union mais son préalable.

Dans son principe et, si l’on peut dire, dans sa plénitude :

Oublie ton peuple et la maison de ton père,
alors le roi désirera ta beauté. (Ps 45, 11-12)

Ce qui veut dire que la princesse étrangère dont il est question dans le psaume ne sera vraiment désirable par le roi que si elle a psychologiquement rompu sans retour avec son père – et sans doute sa mère. Et il le fallait bien en ce temps où la princesse destinée à un prince étranger quittait sa famille sans espoir de retour. Si elle était encore sous la coupe des siens, elle ne serait pas pleinement femme et, suggère le Psalmiste, elle n’intéresserait pas le roi.

« A la place de tes pères te viendront des fils, tu en feras des princes par toute la terre » (Ps 45, 17). Ce passage, tout aussi essentiel montre que la coupure n’est que provisoire : la princesse ne sera pas seule puisque très vite elle fondera à son tour une famille. Mais en même temps, par le parallélisme entre les pères disparus et les fils advenant, il suggère que c’est la coupure d’avec les pères qui est le préalable à la fécondité de la princesse dans sa nouvelle situation de reine venue de l’étranger et de femme mariée.

Cette coupure qui précède la fondation de toute famille, comment ne pas l’appeler une coupure individuelle ? Nous n’ignorons pas l’horreur qu’inspire à toute une tradition chrétienne issue de Péguy, la notion d’individu, le seul terme adéquat pour ce courant étant celui de personne ; mais la personne est définie par Emmanuel Mounier lui-même comme « communautaire », intrinsèquement inscrite dans un tissu relationnel. « La personne n’est pas l’individu qui est ce qui isole, découpe et possède » dit le même auteur [1]. Or c’est bien d’un découpage, en tous les cas d’une coupure qu’il est question ici, ainsi que d’un isolement, temporaire en un sens mais définitif par rapport à la famille d’origine de l’épouse, et, sinon de posséder, du moins d’être possédée.

Si l’individu est libre d’attaches et la personne communautaire, c’est bien deux individus libres de leur choix et libres d’autres attaches (au moins en théorie) que le mariage, tel que le conçoit la Bible, conjoint pour créer une nouvelle communauté [2]. L’exigence constante de la liberté du consentement par l’Église catholique, aussi bien que la procédure canonique qui vérifie au commencement de la cérémonie du mariage qu’aucun lien ne fait obstacle à cette union, montrent combien cette coupure préalable est importante pour la doctrine catholique.

Que la famille se fonde sur une rupture qu’il faut bien qualifier d’individuelle constitue donc un des enseignements les plus fondamentaux et sans doute les plus profonds de la Bible.

La vocation individuelle

Inséparable de la vocation au mariage est la vocation tout court, à une profession ou à une mission. Les exemples de la Bible ou de l’histoire chrétienne, voire profane, montrent que la vocation est elle aussi le plus souvent inséparable d’une coupure avec le milieu où l’homme se trouvait au préalable. La vocation d’Abraham est à cet égard emblématique :

Yahvé dit à Abram : quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai.

Et la fécondité lui est aussitôt promise :

Et je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom qui servira de bénédiction. (Gn 12, 1-2)

Il y a un lien direct entre la radicalité de la coupure d’Abram , devenu Abraham, avec son pays d’origine et la fécondité extraordinaire qui lui est promise, puisque il est dit aussi qu’il sera « père d’une multitude de peuples » (Gn 17,5 et Rm 4,17). Le patriarche change même de nom, comme, souvent, la femme qui se marie. Il y a aussi la vocation de Moïse, celle de Samuel, celle de David, celles de prophètes qui commencent toutes par un départ ou une rupture avec des attaches antérieures.

Le Seigneur lui-même entame sa carrière par une sorte de fugue qui l’amène à s’attarder au Temple de Jérusalem avec les docteurs tandis que ses parents sont repartis en Galilée :

Il leur répondit : Et pourquoi me cherchiez-vous, ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon père ? (Lc 2, 49)

Et plus tard, les siens, (sa « famille », quel que soit le lien de parenté exact de ses « frères ») tente de le retenir, en vain :

Il parlait encore aux foules lorsque survinrent sa mère et ses frères. À celui qui l’en informait, Jésus dit : « Et qui est ma mère et qui sont mes frères ? » Et montrant ses disciples d’un geste de la main, il ajouta « Voici ma mère et mes frères » (Mt 12, 46-49 repris en Lc 8, 19-21).

A deux reprises au moins, Jésus dévoile sa mission en rupture avec la « sainte Famille ». Curieux destin d’ailleurs que cette sainte famille fêtée depuis 1893 le dimanche après la Nativité, et illustrée par un évangile qui raconte la fugue de Jésus au Temple.

INDIVIDU ET PERSONNE
La notion de personne est née dans la théologie trinitaire formulée par les premiers conciles et plus tard par saint Thomas d’Aquin.

Etymologiquement, elle vient du masque de l’acteur qui individualisait chaque personnage. Elle est tenue pour synonyme d’hypostase (ce qui se tient dessous) et se distingue de la nature ou de la substance. La Trinité est un seul Dieu (nature) en trois personnes ; le Christ a deux natures en une seule personne.

L’individu est une notion plus récente, qui n’a pas au départ de caractère philosophique ; en sciences, il s’oppose à l’espèce. Il signifie, en latin, l’indivisibilité de l’être humain (ou animal) qui en fait une sorte de monade insécable. Ce mot n’exclut pas, quoi qu’en en ait dit, une vie de relations avec d’autres individus. Il n’apparaît pas dans la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789.

Charles Péguy semble avoir été le premier à distinguer, dans une optique chrétienne, l’individu et la personne, terme employé dans un sens différent du sens scolastique. L’individu est supposé solitaire, voire égoïste. La personne est inscrite dans une communauté, elle a vocation à sortir d’elle-même pour former une communion.

Cette distinction a été reprise par Emmanuel Mounier, fondateur de l’école personnaliste. Cette école tient à marquer ses convergences avec le socialisme, rejetant une conception individualiste et égoïste de l’homme, mais aussi à s’en distinguer, en tenant que le respect de la personne, irréductible à la masse, doit être au centre de l’action politique. Cette distinction a connu un succès d’autant plus grand que ceux qui la cultivaient tendirent à mettre tout le mal du côté de l’individu et tout le bien du côté de la personne : « Est-il besoin de répéter […] que la personne n’a rien de commun avec l’être schématique mû par des passions élémentaires et sordides, qu’est l’individu. [...] La personne, c’est l’être tout entier, chair et âme, l’une de l’autre responsable, et tendant au total accomplissement » (Daniel-Rops) : « L’individu, c’est la dissolution de la personne dans la matière. [...] Dispersion, avarice, voilà les deux marques de l’individualité. » (Mounier). Mounier parlait même d’un « personnalisme communautaire ».

Cette distinction, très récente dans la pensée chrétienne, et jamais prise en compte par le Magistère, s’inscrit dans le rejet absolu de la Révolution française qui a marqué au XIXe siècle l’école traditionaliste, tout en jetant un pont avec les différentes formes de socialisme par son insistance sur le caractère communautaire de l’homme, le personnalisme apparaissant au moment où le marxisme disposait d’une grande autorité intellectuelle.

Durcie, la distinction entre personne et individu peut prendre une tournure idéologique. Toute idéologie porte avec elle un durcissement du vocabulaire où un mot ne peut être employé à la place d’un autre, là où une pensée libre utilisera de manière souple le vocabulaire commun. Le vocable chargé d’idéologie tendra dès lors à servir de signe de reconnaissance. Ainsi le chrétien usera du mot personne plutôt que d’individu ; de communauté plutôt que de société, de dialogue plutôt que de débat, de bien commun plutôt que d’intérêt général ou de res publica. Le Christ n’a pourtant pas dit que ses disciples se reconnaitraient à leur jargon.

R.H.

La suite de l’histoire confirme l’importance dans la tradition chrétienne de ce caractère individuel de la vocation : en suivant l’enseignement de saint Paul, sainte Thècle provoqua la colère de sa mère ; quand saint Colomban quitte sa famille pour entrer au couvent, sa mère se couche sur le seuil de la porte pour l’en empêcher, saint François d’Assise fut traîné en justice par son père ; saint Thomas d’Aquin fut assigné à résidence un an par sa mère et ses frères avant de pouvoir faire la carrière de théologien que l’on sait. Sainte Catherine de Gênes aussi dut résister aux siens. Et beaucoup d’autres saints et saintes.

Cette idée de destins exceptionnels (et même ordinaires) commençant par une rupture s’étend au monde profane : le père de Berlioz voulait qu’il soit médecin, il voulait être musicien et dut se révolter pour le devenir. Sans doute eut-il raison de le faire.

La famille, lieu d’individuation

Si l’individu (ou la rupture individuelle) fait la famille, la famille, à l’inverse, fait l’individu. Malgré l’intérêt sentimental et artistique que peut présenter un beau tableau de famille, la famille est tout sauf une réalité figée devant le photographe, destinée à se contempler elle-même. Elle est intrinsèquement un lieu de passage. Les enfants naissent mais le père et la mère ont pour premier devoir de faire de ces enfants des hommes et des femmes accomplis. Et cet accomplissement, c’est celui d’une vocation qui leur échappe parce qu’elle est, elle aussi, intrinsèquement individuelle. Permettre à chacun de ses enfants de découvrir et accomplir sa vocation entièrement singulière, est la première tâche de l’éducation. Et elle comporte elle aussi une césure, éventuellement douloureuse quand la vocation en cause contredira les attentes des parents. Une contradiction qui est en partie intrinsèque à la parenté, car l’enfant qui est né et que ses parents ont formé - et le plan de Dieu sur lui - est essentiellement autre, irréductible à l’idée qu’ils auront pu s’en faire. Il est aussi, comme eux, un être infiniment complexe, dont la réalité dépassera nécessairement la vision réductrice qu’ils en auront. L’homme passe infiniment l’homme ; l’ouvrier peut avoir le sentiment de « posséder » entièrement son œuvre, dès lors qu’il s’agit d’un objet relativement simple qu’il a construit lui-même, les parents ne possèderont jamais un nouvel être qui, comme eux, est composé de dizaines de milliards de neurones, a un génome différent et bien entendu une âme. Une réalité qui disqualifie tous les rêves du scientisme contemporain de faire le Surhomme en éprouvette.

L’individu (ou l’individuation) fait la famille et la famille fait des individus, chacun avec son irréductible singularité. Et dès lors que cet individu aura à son tour atteint la maturité, il est destiné, lui aussi, à réaliser son destin comme la petite princesse qui quitte son père et sa mère pour ne plus les revoir.

Le mariage lui-même est une réalité transitoire puisque « à la résurrection, on ne prend ni femme, ni mari mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt, 22,30), peut-être parce que les liens qui attacheront alors chacun à chacun auront encore plus d’intensité que le lien matrimonial d’ici-bas.

Réponse à un appel

Nous avons parlé de vocation. Mais qui dit vocation, dit vocare, appeler et donc quelqu’un qui appelle. Et ce quelqu’un, nous le savons, ne saurait être que Dieu. Seul Dieu, dans les circonstances exceptionnelles, donne la force à l’homme de résister face au groupe, pour s’en séparer afin d’accomplir sa vocation. Les psaumes montrent fréquemment l’individu seul entouré d’ennemis ayant en Dieu son seul appui (exemples : Psaumes 3, 4, 5, 6, 11, 13, 23, 41 etc.). La plupart des psaumes sont un dialogue entre un individu seul face à Dieu, la communauté humaine se réduisant pour lui à une coalition d’ennemis ! Faute de l’appui inébranlable de Dieu, l’homme n’a aucun moyen de résister à la grégarité. Aucune autre religion que le judaïsme et le christianisme n’ont joué aussi souvent l’individu contre le groupe, l’individu n’existant qu’en s’appuyant sur Dieu. Aucune ne s’attache comme eux à le faire échapper au déterminisme du clan ou de la société. En ce sens, le christianisme est tout le contraire d’une religio, celle ci étant définie comme le lien social suprême, il est au contraire ce qui libère du lien social. C’est pourquoi Jean-Claude Guillebaud [3] dit que le christianisme a fondé la notion d’individu, une affirmation qui passe mal naturellement dans l’école personnaliste.

Ainsi dans la vie de l’homme (et de la femme), la césure n’est pas une option, elle est profondément nécessaire, tant dans la vocation consacrée que dans celle du mariage.

La « castration »

Le psychanalyste Jacques Lacan exprime une réalité analogue en disant que le développement de l’enfant passe par une « castration » symbolique. Cette expression, qui n’a qu’un lointain rapport avec l’anatomie, veut dire que l’enfant doit, à un moment donné, être arraché, et cela violemment, de l’état fusionnel où la nature le met au départ de sa vie par rapport à sa mère. État égoïste et narcissique, puisque tout ce qu’il désire se réalise rapidement : il lui suffit de pleurer, il a le sein, ou n’importe quelle autre chose qu’il désire. Cette castration est faite par le Père, mais pas nécessairement le père réel : ce peut être un père symbolique, une instance du Père qui en s’interposant entre la mère et l’enfant, barre la route à la satisfaction immédiate du désir de l’enfant. Un rôle que le père joue d’ailleurs par sa seule existence dès lors que l’enfant prend conscience de cette existence comme de celle d’un rival qui lui dispute l’exclusive jouissance de la mère. L’intervention du Père emporte avec elle la conscience d’une altérité, d’une réalité (le principe de réalité opposé au principe de plaisir n’est autre, dans le vocabulaire psychanalytique, que la castration) et, ultérieurement, de la Loi morale. A cette première rupture, répond, au seuil de l’âge adulte, la seconde rupture qui rendra possible la fondation d’un nouveau foyer et que nous avons évoquée.

La circoncision imposée par la loi de Moïse peut être tenue pour un symbole clair de cette castration primitive du désir qui conditionne, au moins pour les garçons, l’entrée dans l’humanité.

Il se peut, comme le suggère Lacan, que le refus de cette castration primitive soit à l’origine de l’autisme, voire de certaines formes de schizophrénie.

Mais le repli sur soi de celui qui, à l’approche de l’âge adulte, refuserait de « quitter son père et sa mère » détermine aussi toute une série de comportements qui empêchent l’homme ou la femme de parvenir à leur aboutissement naturel, celui de fonder une famille stable.

Selon une conception de Freud, dont on devine à quel point elle peut être aujourd’hui tenue pour incorrecte, mais qui mérite d’être prise en considération, l’homosexualité serait inséparable d’un attachement exclusif à la mère et par là d’un refus de l’altérité, bloquant la recherche de partenaires de l’autre sexe [4].

Gregorio Marañón [5] voit, lui, dans le simple donjuanisme une même incapacité à se fixer sur une femme, effet non d’un surplus de virilité mais au contraire d’un déficit, exprimant lui aussi un attachement excessif de l’homme à sa mère, tenue secrètement pour irremplaçable.

Un attachement excessif, ou en tous les cas aliénant, à la mère se rencontre aussi dans des comportements graves dans la vie d’un couple. Les professionnels concernés pensent que dans peut-être un cas sur deux la rupture des couples mariés provient, soit de l’interférence indue des parents ou beaux-parents dans la vie du ménage, soit d’un lien affectif jamais vraiment rompu avec le père ou la mère de la part d’un des conjoints, voire des deux, ou même de la volonté des parents de récupérer près d’eux leur fils ou fille dont ils n’ont jamais accepté l’éloignement .

Certains psychologues mettent sur le compte d’une nostalgie irrépressible de la matrice primitive beaucoup de cas de dépression nerveuse. Cette matrice qui est, pour l’homme adulte, comme une figure du retour au néant.

Sans nier l’insertion nécessaire de la personne dans un groupe, constitutif de la condition humaine (image en cela de la Trinité), on ne saurait réduire, comme tend à le faire un certain personnalisme, la personne à cette inscription sociale. Ou plutôt, il est essentiel de faire sa place à côté de l’inscription sociale, au processus encore plus essentiel de la rupture, une rupture qui n’est pas l’essaimage d’un groupe mais la décision - ou la réponse à un appel - d’un individu, dont Abraham est le prototype, une rupture qui ne saurait être qu’individuelle à l’image d’ailleurs de cette rupture encore plus fondamentale qu’est la naissance. La condition humaine est ainsi une dialectique permanente de l’agrégation et de la rupture, restant sauf bien entendu le caractère indissoluble du mariage.

Le mariage, décision absolue

Loin de contrarier le principe d’individuation, le mariage en constitue en un sens l’accomplissement suprême. Le libre choix individuel serait chose singulièrement pauvre si elle n’était que le choix d’un instant, tributaire des humeurs, de l’état d’âme passager, des rencontres diverses et variées. À travers le oui définitif du mariage chrétien, l’individu pose un acte qui transcende le temps et, ce faisant, il se pose comme une entité qui elle-même transcende le temps - au mois le temps d’une vie humaine. L’individu chrétien est par là conduit à faire le seul choix qui vaille : celui de toute une vie. Il n’y a donc pas d’acte individuel qui ait plus de plénitude que le choix effectué le jour du mariage (si ce n’est celui du baptême ou de l’ordre). L’individu s’y trouve entier, indivis, et non pas, ce qui serait contradictoire, divisé en moments successifs. Et comme ce choix est supposé indépendant de toute attache, de tout conditionnement préalable, il est ainsi le plus individuel des actes. En ce sens, tout mariage est le début d’une histoire entièrement nouvelle [6].

Mais comme il est très difficile à l’homme de se dégager de la dispersion des instants, de s’engager durablement, d’accéder seul à cette dignité métaphysique d’être qui transcende le temps, ce choix ne saurait être pour lui que sacramentel, c’est à dire que c’est Dieu qui le fait à sa place ou qui en tous les cas le rend possible. Sachant que dans les infinies tribulations d’une existence, les réseaux dans lesquels s’insère l’homme ne cessent d’évoluer, ce qui différencie la « personne » humaine des Personnes de la Sainte Trinité, que la pression du groupe est souvent trompeuse, la seule relation essentielle qui transcende toutes les autres est la relation à Dieu. Par le sacrement du mariage, l’acquiescement au conjoint échappe aux circonstances aléatoires de la vie en société pour se voir communiquer lui aussi la dignité d’un choix irrévocable. Le lien qui se noue ainsi, choix individuel, choix fondateur et choix sans retour, au moins jusqu’à la mort de l’un des conjoints, assimile en quelque sorte l’homme à la Trinité, comme d’ailleurs le suggère la Genèse :

Dieu créa l’homme à son image
A son image il le créa
Homme et femme, il les créa. (Gn 1,27)

Seul Dieu donc nous extrait de la gangue des conditionnements sociaux et de la dispersion des instants. On n’a rien dit de la singulière originalité de la famille chrétienne quand on n’a pas montré comment elle s’inscrit dans cette problématique de rupture radicale, elle-même assurée par une totale confiance en Dieu et en Dieu seul.

La liberté, fille du christianisme

Cette capacité d’affirmer la liberté du choix individuel par-delà les multiples contraintes du groupe, et cela en l’appuyant sur la radicalité du lien primordial avec Dieu, c’est sans doute ce qui a fait la grande originalité du christianisme et par là de la civilisation chrétienne. Le combat de l’Église, toujours recommencé au cours des siècles, pour un vrai libre choix des conjoints, contre toute les formes d’endogamie clanique par lesquelles les époux demeurent dans le même groupe, ne s’individualisent jamais vraiment, s’inscrit dans la suite de ce combat pour la liberté

Que la civilisation chrétienne soit d’abord une civilisation de la liberté avait été bien pressenti par Chateaubriand, en cela en désaccord avec la plupart des théoriciens catholiques de son époque. Paradoxe violent en un temps où la Révolution avait prétendu apporter la liberté et abolir la religion, c’est le christianisme qui, selon lui, est à l’origine de la liberté individuelle. « La liberté est sur la croix du Christ, elle en descend avec lui » [7] ; « Le génie évangélique est éminemment favorable à la liberté »  [8] ; « La liberté ne vient point du peuple, elle ne vient point du roi ; elle ne sort point du droit politique, mais du droit de la nature. Ou plutôt du droit divin. Elle émane de Dieu qui livra l’homme à son franc arbitre » [9] ; « C’est en vain que la piété (ce mot désigne chez lui avec condescendance une certaine apologétique contre-révolutionnaire) a prétendu que le christianisme favorisait l’oppression et faisait rétrograder les jours : à la publication du nouveau pacte scellé du sang du juste, l’esclavage a été effacé du code romain » [10]. Ce lien conditionne l’avenir : dans un éclair prophétique, Chateaubriand va jusqu’à dire « Si la religion chrétienne s’éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l’esclavage » [11], une perspective qui donne à penser dans le contexte d’une société de consommation déchristianisée et massifiée. En d’autres termes, le christianisme s’oppose aux sociétés holistes (que Marx qualifiait de « despotisme oriental ») pour qui l’individu n’a pas sa place, où il n’est que le produit du groupe et n’existe que pour remplir la fonction que le groupe lui a assignée.

La tentation du holisme

Ce n’est pas ainsi que l’a conçu une certaine pensée contre-révolutionnaire, dont les chefs de file furent de Bonald, de Maistre ou encore Blanc de Saint-Bonnet.

Le choc de la Révolution française dans lequel beaucoup virent le triomphe de l’individu contre les corps traditionnels : monarchie, Église, noblesse, corporations, conduisit, en partie sous influence maçonnique [12], à l’édification d’une gnose aux prétentions chrétiennes, récusant radicalement la valeur de la liberté individuelle, ainsi que du principe démocratique.

La société post révolutionnaire étant menacée d’anarchie, comment la reconstruire ? La réponse de ces doctrinaires est : en s’appuyant de manière à la fois théorique et pratique sur le seul fondement resté à peu près intact dans la tourmente révolutionnaire (nous n’en dirons pas autant aujourd’hui !) : la famille.

La famille, offre, selon eux, un modèle d’organisation à l’opposé de celui qui fut promu par les révolutionnaires : le chef de famille n’est pas élu, pourtant son autorité n’est pas contestée car elle repose sur une réalité naturelle. La famille est une communauté ordonnée, pas une addition d’individus. A partir de là, la famille peut servir de modèle à la reconstruction d’un ordre politique stable, le roi prenant la place du père, la société étant conçue comme une grande famille.

Dans cette vision idéologique, voire néo-païenne, de la famille, il n’est pas question, bien entendu, du caractère fécondant et nécessaire des ruptures, pas davantage du fait qu’elle n’est une réalité transitoire.

La rhétorique anti-individualiste parut renforcée par les prises de position politiques des papes du XIXe siècle que le Syllabus (1864) a résumées. Du fait que Grégoire XIII et Pie IX avaient pris parti contre certains aspects de l’héritage de la Révolution française, notamment certaines libertés : liberté illimitée de la presse, liberté d’opinion religieuse (conçue dans un sens relativiste), tant les soutiens que les opposants à l’Église en tirèrent l’idée inexacte d’une opposition radicale de celle-ci à l’esprit du temps, notamment à la liberté, à la démocratie et à ce qu’on commençait à appeler l’individualisme.

Individualisme ou déficit d’individuation ?

Curieuse expression que celle d’individualisme. Jamais aucun pape n’a condamné l’individualisme. Il aurait fallu d’ailleurs en donner une définition. Pas davantage ne fut condamné le principe démocratique en tant que tel.

Ce que l’on tient généralement pour l’individualisme, soit l’égoïsme, la recherche immédiate des plaisirs par les individus, est au contraire marqué du sceau de la grégarité, par exemple l’achat de certains produits à la suite de l’effet de la mode ou de la publicité. Roland Barthes, Guy Debord, René Girard, ont montré comment la société moderne propose moins des jouissances proprement dites que des images, du « spectacle », l’imitation des autres, tout le contraire du choix individuel. En outre la consommation effrénée de tel ou tel bien ou la consommation en général ont souvent dans la société de marché qui est la nôtre, les caractères de l’addiction, qui est aussi une forme d’engluement dans la matrice.

La liberté sexuelle sans frein est paresseusement taxée d’individualisme, même quand elle veut se doter d’institutions, comme le mariage homosexuel. Pourtant, dans la plupart des cas, nous l’avons dit, elle porte la marque d’un attachement névrotique à la mère, d’essence pathologique. Il en est ainsi de toutes les formes de préférence du même pour le même, par opposition à l’ouverture à l’autre qui caractérise la sexualité accomplie dont l’aboutissement est le mariage.

Il se pourrait ainsi que notre société, loin de souffrir d’un excès d’individualisme, pâtisse au contraire d’une déficit grave d’individuation. Une individuation qui seule rend possible la fondation d’une vraie famille laquelle, à son tour, la rend possible chez les enfants.

Nous avons tenté de montrer comment, très au-delà de la notion supposée plus chrétienne de personne, la rupture, la coupure au sens quasi-chirurgical du mot, jouent un rôle au moins aussi important que l’agrégation dans la conception biblique, et par là chrétienne, de la famille. Il serait regrettable que cette dimension essentielle de la famille soit perdue de vue.

Que la famille chrétienne soit confondue avec une sorte de serre-chaude (« valeur refuge » dit-on de manière exécrable) où le dernier reste des croyants se mettrait à l’abri des vicissitudes du temps, ne saurait être que désastreux.

D’abord parce que le malentendu sur le mot famille peut favoriser des attitudes équivoques dont nous avons évoqué le danger : goût du cocooning, stagnation psychologique dans une ambiance trop douillette (qui ne se termine pas toujours aussi bien que dans le célèbre film Tanguy !), régressions de toutes sortes. Beaucoup se réjouissent du fait que, selon les sondages, 80% des Français, y compris des jeunes, aient une opinion favorable de la famille. Ah enfin ! Une valeur traditionnelle qui résiste, dit-on. Mais de quelle famille s’agit-il ? De la famille de l’amont, d’où l’on vient et qui peut être dangereusement captatrice, ou de famille de l’aval, celle qu’il faut fonder parfois dans la douleur ? Parle-t-on généalogie ou parle-t-on couple ? Tenir pour absolument positive une notion aussi ambivalente, n’est pas sans risques.

Il serait en outre à la fois faux et peu porteur, spécialement parmi les jeunes, de laisser croire, en se référant abusivement à la famille, que le christianisme est forcément du côté de l’agrégation contre l’individu, de la structure contre l’électron libre, du consensus contre la dissidence. Alors que tant l’Écriture que l’histoire montrent que c’est généralement le contraire !

On peut en dire autant de la simple moralité. Qui ne ressent un malaise à entendre par exemple l’opéra Louise de Gustave Charpentier, peut-être un des témoins les plus accablants des étroitesses du XIXe siècle, dans lequel la moralité d’une pauvre fille est, sans le moindre recul, confondue avec sa soumission à des parents manifestement étriqués et castrateurs.

Modernité et individu

La civilisation moderne, plus que celles du passé, cultive la figure du génie, grand artiste ou grand inventeur qui généralement se trouve en rupture avec une tradition, un milieu, des idées reçues pour atteindre la fécondité. Le génie rompt quelquefois avec sa famille mais le plus souvent avec les institutions : les Académies, l’Université, l’Église, quelque fois l’autorité politique ou la simple opinion dominante. Si on prend un à un ses fondements techniques, la modernité se base presque entièrement sur une addition de telles ruptures fécondes, sur la créativité d’êtres d’exception souvent incompris. Par contraste, les défenseurs d’un ordre institutionnel quel qu’il soit, quoique utile aussi, ont en général mauvaise presse et jouent dans la société moderne le mauvais rôle. C’est dire combien ferait fausse route l’Église si, en perdant de vue la dimension de rupture qui se trouve dans sa propre tradition, y compris dans sa conception de la famille, elle apparaissait comme le garant d’une institution captatrice et figée.

Il importe, on le voit, au plus haut point que ne soit pas perdue de vue la dimension violement libératrice de la famille biblique et véritablement chrétienne, tout à l’opposé du holisme traditionnaliste dans lequel une certaine gnose catholique a pu se complaire. Spécialement dans une société consciente de la fécondité, non seulement sexuelle mais intellectuelle et artistique des ruptures, du caractère relatif et souvent sclérosant des institutions et des communautés organiques.

En remettant en valeur la dimension n’hésitons pas à le dire individualiste inscrite au fondement de la famille chrétienne, nous avons voulu réhabiliter l’Église de toujours qui, même quand elle parle de famille, est institutrice de liberté.

Roland Hureaux, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et de l’ENA, agrégé d’histoire, rédacteur en chef de Résurrection de 1975 à 1976, auteur de Jésus et Marie-Madeleine (Perrin, 2005), et de Gnose et gnostiques des origines à nos jours (DDB, 2015).

[1] Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, Seuil, 1961, p. 177.

[2] Nous ne voulons naturellement pas dire que le choix de la princesse du Psaume 45 ait été libre : elle est cependant invitée à le faire sien.

[3] Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998.

[4] Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité, Idées-Gallimard.

[5] Gregorio Marañón, Don Juan et le donjuanisme, Idées-Gallimard.

[6] Ce qui ne veut pas dire naturellement que la généalogie n’ait pas d’intérêt, au moins historique.

[7] Chateaubriand , Notes et pensées.

[8] Chateaubriand, Génie du christianisme, 4e partie, VI, 11.

[9] Chateaubriand, Opinion sur le projet de loi relatif à la police de la presse, 7 mai 1827.

[10] Chateaubriand, Génie du christianisme, 4e partie, VI, 11.

[11] Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe, 3e partie, 2e époque, Livre I, 8.

[12] Joseph de Maistre a reconnu l’importance de sa dette vis à vis de la maçonnerie, en particulier du courant martiniste fondé par Claude de Saint-Martin.

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