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Introduction

Ontologie et histoire
Rémi Brague

Intituler un cahier « Ontologie et histoire » peut sembler aussi incongru que le nom du grand établissement où professait le Savant Cosinus : « École des Tabacs et Télégraphes ». Que dis-je, incongru ? contradictoire même, puisque, alors que le tabac et le télégraphe sont de simples disparates, parler d’histoire et d’ontologie, c’est employer deux mots qui semblent s’exclure et entre lesquels on pourrait se croire tenu de choisir.

Et si l’on dédie un cahier ainsi intitulé à Joseph Ratzinger, maintenant pape émérite Benoît XVI, ne risque-t-on pas de lui attribuer cette bizarre alliance de notions que tout semble séparer ? D’un côté le variable, le fleuve d’Héraclite où l’on ne se baigne pas deux fois, de l’autre la science de ce que les choses sont essentiellement, et qui reste toujours identique à soi.

Un modèle évolutif de la nature

Et pourtant, histoire et ontologie ont cessé de s’opposer aussi simplement qu’on ne pourrait le croire. Les « vérités de raison » et les « vérités de fait », pour reprendre la distinction pratiquée par Leibniz, ne se laissent plus séparer si facilement.

La vision du monde dominante n’est plus, depuis pas mal de temps, celle qui dominait l’Antiquité classique et le Moyen Âge, celle d’un univers éternel dans lequel ni les corps célestes, ni les espèces vivantes ne venaient à l’être pour disparaître ensuite, mais subsistaient depuis toujours et pour toujours. Il fallait alors montrer qu’un monde éternel pouvait quand même dépendre de la volonté qu’a Dieu de le maintenir dans l’être, sauvant ainsi l’idée de création. Le modèle actuel (en attendant mieux, comme toujours dans les sciences) est évolutif. À partir d’un état initial, ou en tout cas au-delà duquel on ne peut accéder, appelé, d’abord ironiquement, puis tout à fait sérieusement Big bang, l’univers ne cesse de déployer le contenu latent d’un point primitif d’extrême condensation, explosé il y a quelques treize milliards d’années. L’abbé Georges Lemaître, l’un des auteurs de l’hypothèse d’un atome primitif, dut tempérer l’enthousiasme du Pape Pie XII qui y voyait hâtivement la trace d’une création dans le temps. Toujours est-il que la nature elle-même a quelque chose comme une histoire.

On distingue souvent, d’une part ce qui se répète toujours de la même façon et peut donc faire l’objet de lois, comme les phénomènes physiques, et d’autre part ce qui ne se produit qu’une fois et ne peut donc qu’être raconté, comme les événements historiques. Mais le monde lui-même est un très long événement unique, à l’intérieur duquel les phénomènes constants sont plutôt des exceptions provisoires, même si elles sont très durables, que des règles. Et à l’intérieur du monde, voire très près de nous, les planètes sont des individus qui ont une histoire. Le fait qu’elles aient un nom propre prend ici une dimension tout à fait sérieuse.

Il n’est pas question de verser dans le concordisme en cherchant une « preuve » physique de la véracité des récits bibliques, dont l’intention est tout autre. Reste que rien de tout cela n’a à inquiéter les chrétiens. Saint Augustin, quand il commentait le récit de la création de la Genèse, ne voyait déjà aucun inconvénient à ce que la création initiale, effectuée tout d’un coup, ait ensemencé le monde de germes destinés à se développer par la suite, chacun en temps voulu.

Darwin donna en 1859 une base scientifique à une sensibilité qui s’était déjà manifestée depuis plusieurs décennies chez les philosophes et les littérateurs. Il proposa une théorie sur l’origine des espèces vivantes selon laquelle celles-ci seraient sorties les unes des autres. Il risqua l’hypothèse selon laquelle seule la sélection naturelle serait responsable de la survie du plus apte. En revanche, il eut la prudence de ne rien dire sur les origines de la vie, et de laisser dans le flou la question de savoir pourquoi les espèces tiennent absolument à survivre.

Bergson sut démasquer derrière la philosophie ancienne, dont une bonne partie de la pensée moderne constitue d’ailleurs, pour reprendre un bon mot de Whitehead, comme des notes en bas de page, un préjugé fixiste plus ou moins conscient. Nous avons du mal à ne pas nous imaginer qu’il y aurait plus dans le repos que dans le mouvement, que celui-ci serait une sorte de repos dégradé. La réalité est plutôt un jaillissement constant, qui fait surgir du toujours nouveau.

Un mythe arrivé

Tel est donc l’arrière-plan par rapport auquel doit se poser aujourd’hui le problème de l’articulation à trouver entre ontologie et histoire. Or, cette articulation a pris avec le christianisme un tour nouveau, bien avant Darwin, Lemaître et Bergson. Cela ne concerne pas seulement les penseurs qui réfléchissent sur le christianisme, comme Augustin que je viens de citer, ou Grégoire de Nysse avec sa conception de la béatitude du paradis comme d’un progrès infini dans l’infini de Dieu. Cela prend naissance dans la nature même de la révélation chrétienne.

En effet, il est difficile de dire quoi que ce soit d’un peu compétent sur la foi chrétienne sans achopper sur un paradoxe : l’idée d’incarnation suppose que l’éternel, et même l’Éternel en personne, est entré dans le temps. Il serait bien plus facile de trancher à la hache entre les deux, ou de construire un mur de concepts empêchant que l’on passe d’un domaine à l’autre.

Que dire de cette histoire d’un être divin qui meurt et ressuscite, et dont la résurrection apporte un surcroît de vie inespéré, inouï ? Que c’est une belle et noble histoire, pas de doute. Est-ce pour autant un mythe ? Pourquoi pas ? Il y a des mythes qui ressemblent assez à cette histoire. Ainsi, les dieux de la végétation, qui meurent et renaissent, comme Adonis ou Tammuz. Ils étaient présents au pays de Canaan, et un psaume fait probablement allusion aux pleurs accompagnant le rite de l’enterrement du dieu, suivis de la joie des moissons quand il revit dans les gerbes récoltées (Ps 126, 5-6).

Mais l’ennui avec l’histoire de Jésus, c’est justement qu’il s’agit bien d’histoire, de faits dont on peut indiquer où et quand ils se sont produits : la Palestine, quatre mille ans après la création selon le calendrier juif, au temps du Second Temple, ou au huitième siècle après la fondation de Rome selon la chronologie des occupants. Et sous l’administration de Ponce Pilate, personnage connu des historiens et attesté par une inscription. Les évangélistes semblent même avoir insisté sur la datation des faits, en croisant plusieurs références (Lc 3, 1-2).

Ce qui nous entraîne loin des mythes habituels. Il serait en effet absurde de se demander quand exactement Zeus a détrôné Cronos : au paléolithique ou au néolithique ? avant ou après les Guerres Médiques ? etc. Tout cela est censé s’être passé dans un temps qui n’est pas celui de notre expérience, mais dans cette supra-temporalité que Mircea Eliade caractérisait par la formule in illo tempore, « en ce temps-là ». Bien à contresens d’ailleurs, puisque ces mots, dans les Évangiles, renvoient justement au fait que les événements racontés se sont déroulés dans un temps qui est le même que celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Il ne suffit donc pas de dire qu’avec la vie de Jésus, nous sommes devant un mythe « vrai ». Car en un sens, tous les mythes le sont, tous contiennent des vérités que l’on pourra dire « profondes », si l’on y tient. Toutes affirmations qui ne mangent pas de pain…

Non, avec la vie de Jésus, sa mort et sa résurrection, nous sommes bel et bien en présence d’un mythe : un récit captivant, bourré de sens, riche de renseignements sur ce que nous sommes, sur ce que nous devrions faire, sur ce qui nous attend, en un mot une clef pour notre nature, notre tâche et notre destin – comme tous les mythes. Mais ici, c’est un mythe qui a réellement eu lieu, qui a voulu descendre jusque dans la réalité concrète des faits datables et localisables.

Il y a un prix à payer : ce mythe, qui a pris le risque d’être présent à un certain moment, prend aussi celui de se trouver relégué dans le passé, parmi ces choses qui « se sont passées il y a tellement longtemps qu’elles ne sont même plus vraies », comme le dit un proverbe souabe cité par Hegel.

L’Être et l’histoire

Dire que le mythe est devenu histoire est une façon de transposer ce que dit le Prologue de l’Évangile de Jean : « le Verbe s’est fait chair » (1, 14). Les théologiens explicitent : la deuxième personne de la Sainte Trinité s’est faite homme. Et elle a du coup assumé toutes les limitations qu’impliquent la condition humaine, en particulier d’avoir à naître, à vivre et à mourir, le tout en des temps et des lieux bien déterminés

Le Dieu chrétien possède une particularité qui le distingue du dieu des philosophes, qu’il s’agisse d’Aristote ou de Spinoza, et de celui d’autres religions dites monothéistes, comme l’Islam. Il est vie trinitaire, échange d’amour entre les hypostases qu’on appelle pour simplifier des « personnes ». Il n’est pas question d’introduire de l’histoire en Dieu, qui est éternel et donc au-dessus du temps. Mais il faut penser l’histoire comme le lieu où se déploie dans le temps la pulsation éternelle de la vie trinitaire.

C’est parce qu’Il est vie que le Dieu chrétien peut s’engager dans l’histoire, et pas seulement y parachuter de temps en temps un message qui ne révèle rien de ce qu’Il est, mais seulement ce qu’Il exige de l’homme. L’histoire du salut, telle qu’elle culmine en Jésus de Nazareth, réfracte dans le prisme du devenir historique la façon dont Dieu a rapport avec sa création. Il la pose dans l’être par un acte libre, et la rend capable d’accepter ou de refuser le don qui lui est fait, de choisir la vie ou la mort. Devant un Dieu crucifié, la liberté ne peut plus se sentir écrasée par un Tout-puissant. Elle est appelée à un choix qui ne peut l’humilier.

La façon dont la seconde personne de la Trinité s’est « vidée d’elle-même » (Ph 2, 7) pour le salut de sa créature reflète et transpose dans le registre de l’histoire un état de choses qui relève de l’ontologie, à savoir la façon dont, avec la Création, l’Être accepte de se laisser limiter par des natures, cesse de n’être que l’Être pour devenir l’être déterminé de telle ou telle créature, pierre ou ange, plante ou homme, animal ou planète.

La Croix devient alors le lieu de l’histoire où se révèle la structure éternelle de l’Être.

Le définitif

Pour nous qui sommes après ces événements, ils ont acquis, comme tout événement d’ailleurs, quelque chose de définitif. Rien ne pourra jamais faire qu’ils n’aient pas eu lieu. La porte est claquée derrière nous. « Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens » (Benedetto Croce), en ce sens que la culture européenne dépend du christianisme qui y est présent partout, jusque dans des détails insoupçonnés. Pensons à la façon dont le romaniste allemand Erich Auerbach, qui d’ailleurs était juif, faisait sortir tout le réalisme européen des récits évangéliques de la Passion.

Mais c’est aussi en ce sens que, croyants ou non, une fois que nous avons pris de sa vie et de ses paroles une connaissance tant soit peu adéquate, nous sommes obligés de nous positionner par rapport à lui, ou de déployer mille stratégies d’évitement, pour faire semblant de n’avoir rien vu ni entendu.

Il y a des gens que cela embête, ce qui est très compréhensible. On voudrait s’épargner la peine de se confronter à l’énigme dérangeante que représente cet homme qui, pourtant plein de bon sens et tout le contraire d’un exalté, enseigne avec autorité, appelle Dieu « papa », guérit les malades, et pardonne les péchés.

Ils sont alors devant deux solutions. Ils peuvent faire semblant de croire, contre toutes les règles de la critique historique, que Jésus n’a jamais existé. La tentation est récurrente chez certains demi-savants. Ils nous laissent devant le miracle littéraire de ces faussaires de génie qui ont su créer de toutes pièces ce fantoche qui, pourtant, « parle comme aucun homme n’a jamais parlé » (Jn 7, 46).

Ou alors, ils peuvent dire que le « message » de Jésus était certes intéressant, voire sublime, et qu’il représentait un progrès par rapport à son temps, mais que, valable pour une société agricole, il est désormais dépassé.

Remarquons d’ailleurs qu’il est difficile de savoir par quoi exactement il le serait. Cela fait des siècles qu’on nous propose, de temps en temps, des doctrines plus avancées qui devraient surclasser l’enseignement du Christ. Elles sont très variées, mais elles partagent un trait commun : on ne peut pas les écouter, au bout d’une vingtaine d’années, sans avoir envie de rire…

Là aussi, la réponse chrétienne articule l’ontologie sur l’histoire. Il y a bien progrès, mais à l’intérieur même du donné révélé, non pas en le laissant derrière soi. On peut reprendre ici les intuitions de Newman. Il pensa le dogme chrétien comme un développement harmonieux, et il formula les règles qui permettent de reconnaître un enrichissement légitime d’une excroissance perverse. Pensons avec lui, et avec celui auquel ce cahier est consacré, le déploiement progressif d’un donné certes livré une fois pour toutes, mais d’une richesse infinie, telle que, pour en dégager toutes les implications, nous en aurons pour jusqu’à la fin du monde. Le dogme traduit la nature même de l’objet révélé : si ce qui est donné est infini, on n’en finit jamais de le recevoir et de se l’approprier.

Rémi Brague, Né en 1947, marié, quatre enfants. ENS, agrégation de philosophie, docteur ès lettres. Professeur de philosophie à Paris I et à la LMU (Munich). Dernières publications : La Loi de Dieu, Paris, Gallimard, 2005 ; Au moyen du Moyen-Age, Chatou, La Transparence, 2007.

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