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Jésus au risque de l’histoire

P. Henri de l’Eprevier

La recherche historique sur Jésus est un phénomène relativement récent dans l’histoire de la pensée. Jamais, jusqu’à la critique des Lumières, l’historicité des événements évangéliques n’avait été mise en cause. On ne s’est vraiment posé la question des fondements historiques de l’existence du Christ qu’une fois sorti du cadre naturel dans lequel l’Écriture, garantie par l’autorité de l’Église, était censée délivrer sans déperdition la substance de la vie de Jésus. Après un parcours très rapide de l’histoire de l’exégèse à date ancienne, nous suivrons l’évolution de la critique, reprenant en gros ce que l’on a appelé les trois « quêtes du Jésus de l’histoire » : 1) le XIXe siècle, de Reimarus à Schweitzer ; 2) les deux premiers tiers du XXe siècle avec Bultmann et la « nouvelle quête » ; enfin, 3) les deux dernières décennies du XXe siècle : la « troisième quête ».

I. Parcours historique

1. Les origines

On trouve la première attaque sur la réalité historique de Jésus chez Marcion et dans des courants gnostiques, particulièrement le docétisme (IIe s.) : l’origine divine de Jésus ne posait pas de problème, en revanche, son corps humain n’était vu que comme une apparence. Pour sauvegarder la transcendance du Sauveur, les Docètes font appel au dualisme grec, dans lequel le corps n’a pas le beau rôle. Face à cette relativisation de l’existence concrète de Jésus, saint Irénée insistera sur sa véritable humanité.

Du côté juif, il n’y a pas d’attaque directe, simplement quelques insinuations au sujet de sa personne et de sa famille. Comme l’écrit le juif Tryphon à Justin : « vous mettez votre espoir en un homme qui a été crucifié », alors que les Écritures « obligent à attendre glorieux et grand celui qui, ‘comme un fils d’homme’, reçoit de ‘l’Ancien des jours le royaume éternel’ » [1]. Le débat porte donc non sur le fait historique de la mort et de la résurrection de Jésus, mais sur sa reconnaissance par les chrétiens comme messie.

Au IIIe siècle, dans son Discours véritable, le païen Celse soumet l’évangile à une critique sévère, refusant la messianité du Christ, sa divinité, et la réalité de sa résurrection. Mais ses objections ont un effet très limité et Origène (185-253) ne lui répond que parce qu’un de ses proches le lui demande. Dans sa réponse (Contre Celse, v. 246) il reprend sereinement les évangiles pour y trouver le fondement de la foi chrétienne. Il n’ignore pas que le récit évangélique comporte des éléments qui ne sont pas de l’ordre de la vérité matérielle (on imagine difficilement tous les « royaumes » que le tentateur promet à Jésus se présenter à un seul regard), mais contrairement à ce que lui objecteront ses contradicteurs, cela ne retire rien à la valeur historique des évangiles. « Si les évangélistes n’étaient pas véridiques mais avaient inventé des fables comme le croit Celse, ils n’auraient pas parlé du reniement de Pierre et du scandale des disciples » [2].

Faire confiance au texte évangélique ne veut pas dire qu’il n’y a aucun esprit critique. Bien au contraire, on trouve chez Origène une attention très vive à l’égard les problèmes textuels (n’oublions pas qu’il est l’auteur des Hexaples, première tentative pour établir un texte critique de l’Ancien Testament). Son travail exégétique, mais aussi scientifique, lui vaut d’être considéré comme le fondateur de la science biblique.

A la suite d’Origène, les Pères intègreront sans difficulté un certain sens critique dans leur lecture des évangiles. Il existe des différences notables dans l’ordre des récits évangéliques, remarque par exemple saint Augustin, mais cela n’affecte en rien la vérité de ce qu’ils rapportent.

En fait, il n’y a pas toujours d’intérêt marqué pour l’histoire en tant que telle. Certes, on trouve cet intérêt dans l’École d’Antioche (et déjà chez Irénée), mais « l’influence platonisante de l’école d’Alexandrie restera longtemps prévalente ». Le P. Louis Bouyer [3] ajoute : « c’est dire que la christologie, même quand elle évitera le monophysisme et ses retournements inéluctables dans le nestorianisme, va tendre à s’inscrire dans les termes d’une ontologie des essences plus que des existants ». C’est seulement le Moyen-Âge occidental qui commence à s’intéresser à l’histoire, sans qu’il y ait pour autant de questionnement critique sur Jésus.

2. De Reimarus à Schweitzer

La problématique : Jésus de l’histoire ou Christ de la foi ?

Avec le rationalisme du XVIIe siècle et les Lumières au XVIIIe, va naître véritablement la science de la critique historique. Si l’on met à part l’Histoire critique du Nouveau Testament (1689-1692) de l’oratorien Richard Simon, qui reste une exception, c’est de l’extérieur de l’Église que viendra la critique historique sur Jésus et sur le christianisme ancien.

Hermann Samuel Reimarus (1674-1768) est le premier qui tente de présenter une image de Jésus autre que celle des évangiles. Son approche se veut parfaitement rationnelle. Selon lui, la narration produite par les apôtres est mensongère. Puisque le Jésus historique a échoué dans sa tentative révolutionnaire d’établir un royaume messianique, les apôtres en ont récupéré la figure en créant les croyances en la Résurrection et en la Parousie. Ils ont ainsi façonné la figure du « Christ de la foi », fruit de leur propre imagination.

L’importante œuvre écrite de Reimarus (4000 pages publiées en 1778 par Lessing) aura une influence durable. En particulier, la fameuse distinction (pour lui c’est même une opposition) qu’il établit entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi » sera reprise par le protestantisme allemand du XIXe s, qui en privilégiera l’un ou l’autre, renforçant ou atténuant l’opposition induite par la pensée de Reimarus.

L’horizon de la recherche, c’est d’établir que les dogmes de l’Église n’ont rien à voir avec ce que la raison peut nous dire de Jésus. Rien ne semble pourvoir arrêter la créativité du rationalisme. On trouve aux miracles des explications qui devraient clore tout débat : le « miracle de la multiplication des pains » ne serait que le miracle du partage des repas tirés des sacs (Karl Bahrdt, 1786) !


David Friedrich Strauss

En 1835, David Friedrich Strauss (1808-1874), répétiteur de philosophie à l’université de Tübingen, publie un livre qui fait scandale – et qui lui vaut son exclusion de l’Université –, la Vie de Jésus élaborée de manière critique. Il se demande si les données historiques des évangiles sont capables de nous donner accès à la vérité d’un Dieu incarné dans un homme particulier, Jésus de Nazareth. En d’autres termes, il conduit à s’interroger sur l’authenticité des évangiles. On attend, dit-il, d’un témoin qu’il soit impartial. Vis-à-vis de Jésus, un chrétien ne peut être impartial, comme il pourrait l’être vis à vis d’un autre personnage de l’histoire. Il en conclut que l’on ne peut avoir une connaissance historique de Jésus sur la base des récits élaborés par des croyants. Le seul fait historique certain est la naissance de la foi des disciples. Ceux-ci auraient utilisé les « mythes » de l’Ancien Testament pour représenter Jésus comme le véritable messie. Ainsi, les évangiles sont considérés comme les enveloppes mythiques de l’idée que l’on veut se faire de Jésus. Ils ne nous apprennent rien sur l’histoire.

En fait, Strauss ne s’intéresse pas tant à la question de l’historicité de Jésus, qu’à celle de la naissance du mythe. Il en arrivera à affirmer à la fin de sa vie que la personnalité historique de Jésus est sans intérêt pour notre sentiment religieux.


Baur et l’école de Tübingen

La faiblesse de Strauss est d’avoir voulu mener un travail de critique historique sans aucune critique littéraire des documents. Sur ce point, le travail de Ferdinand Christian Baur (1792-1860), le maître de l’école de Tübingen, professeur de Strauss, constituera un apport décisif. On peut le considérer à ce titre comme « le véritable initiateur de la critique néotestamentaire » [4]. Malheureusement, pour argumenter sa recherche sur la formation du canon du Nouveau Testament, il fait appel à la philosophie hégélienne. Il voit dans le Nouveau Testament la synthèse de deux courants, l’un, judéo-chrétien, représenté par Pierre, et le deuxième, pagano-chrétien, représenté par Paul. Le premier, plus légaliste, est contrebalancé par la prise de distance avec la Loi et l’universalisme que l’on trouve chez le second. Selon la dialectique hégélienne, ce conflit (thèse - antithèse) se résout par la synthèse que constituent les Actes des Apôtres, ainsi que l’ensemble du Canon du Nouveau Testament, en particulier l’évangile de Jean, qui daterait, dans cette hypothèse, du milieu du IIe s. Ce schéma suppose une datation tardive de la plupart des textes.

Si ces assertions ne sont plus reçues aujourd’hui, l’exégèse est redevable à Baur d’un certain nombre d’acquis décisifs. Tout d’abord, il montre que dans une étude critique de l’histoire de Jésus, on ne peut se contenter des quatre Évangiles, on doit prendre en compte le corpus paulinien. Ensuite, que l’on doit accepter une nette distinction entre Jean et les synoptiques, sans chercher à en mêler les données. Enfin, que l’on doit situer ces textes dans le cadre des courants qui partagèrent la communauté chrétienne d’avant 70. Mais la faiblesse de Baur est d’avoir voulu faire de l’histoire à partir d’une philosophie de l’histoire, c’est-à-dire à partir d’outils conceptuels qui ne correspondent pas à leur objet. A fortiori si cet objet est le texte du Nouveau Testament, qui n’est pas une histoire au sens classique.


Une influence de Hegel

Strauss et Baur s’inscrivent donc dans une forme particulière de l’idéalisme allemand représentée par Friedrich Hegel (1770-1831), formé comme eux à Tübingen. Pour Hegel, l’histoire est essentiellement le terrain où s’opère la révélation de l’esprit à lui-même. Aucune figure particulière au sein de cette histoire ne peut être le fondement d’une foi absolue et objective. Ainsi, pour les exégètes inspirés par lui, l’élaboration du christianisme primitif est un processus qui se déploie de manière dialectique et qui explicite la conscience humaine. Les évangiles ne sont alors rien d’autre que le produit de la première communauté chrétienne, exprimant sa foi dans un langage mythique. En suivant Strauss, il faut attribuer aux conflits des premières communautés chrétiennes les contradictions que l’on trouve dans les Évangiles et dans le « mythe » de Jésus.

La recherche critique sur Jésus sera profondément et durablement marquée par Strauss et Baur, et à travers eux par la pensée hégélienne. C’est elle qui déterminera l’intérêt porté à la datation des textes, pour tenter le repérer les formes successives, les contradictions et les tensions au sein du Nouveau Testament. On retrouvera par la suite l’intérêt déjà manifesté par Strauss pour le développement des idées religieuses et, en conséquence, la marginalisation de la réalité de l’histoire.

En ce sens, on peut signaler deux auteurs significatifs qui s’inscrivent dans son héritage, bien que dans un sens différent, B. Bauer (1809-1882) et Ernest Renan (1823-1892). Ces deux auteurs retiennent de lui l’idée selon laquelle il est pratiquement impossible d’écrire une vie de Jésus. Mais, alors que le premier en tire la conclusion de son inexistence (ainsi que celle de Paul), le second va tenter de retrouver quelque chose de sa figure humaine, en particulier sa conscience religieuse de Jésus. Sa Vie de Jésus, écrite en 1863, est un essai de reconstitution psychologique, dans un cadre qui reste profondément rationaliste. Dans cet ouvrage, Renan prend ses distances avec Strauss. Là où les hégéliens s’intéressent au mouvement de l’esprit (et à la dialectique) qui se déploie dans l’histoire, Renan porte son attention sur de grandes individualités, seules porteuses des valeurs spirituelles capables de faire avancer l’histoire, comme Paul et Jésus. Son approche est psychologisante et historicisante. Mais il redonne à Jésus droit de cité dans la culture contemporaine.


Les « vies de Jésus » au XIXe siècle

Au XIXe siècle, la science représente un immense espoir qui semble pouvoir remplacer la religion (Auguste Comte), dont on estime n’avoir plus besoin. Que ce soit l’idéalisme de Hegel et de l’école de Tübingen, que ce soit le positivisme français de Comte (1798-1857), la majeure partie des chercheurs et des penseurs estime pourvoir trouver dans les sciences positives la clef pour accéder à une vérité capable de faire avancer la pensée et l’histoire.

La fièvre positiviste gagnera la science historique. Ce que l’on cherche, ce sont alors les faits. Les nombreuses Vies de Jésus qui sont publiées au XIXe siècle, tentant d’éliminer toute trace de surnaturel, veulent donner accès à la vérité historique pure. Ce qui compte, c’est d’arriver au fait pour lui-même. On explique les miracles comme une création littéraire, destinée à donner au message de Jésus une forme compréhensible (comme cela était déjà le cas au XVIIIe siècle).

Cette approche historiciste est en partie corrigée par un intérêt pour la religion intérieure. On donne plus de place à la psychologie, ou bien aux sentiments. Jésus est un homme, une « sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde » [5]. Mais, bien sûr, il n’est rien d’autre qu’un homme. Les auteurs ultérieurs, qu’ils soient catholiques ou protestants, restent dans cette lignée instaurée par Strauss et illustrée par Renan : on s’intéresse à la religion intérieure de l’homme Jésus. Le revêtement pieux que les auteurs catholiques essaieront de donner à leurs vies de Jésus (celles de l’abbé Fouard en 1880, et de Mgr Le Camus en 1885) n’y changera rien. De même, chez les protestants libéraux, les exégètes reconstituent une figure de Jésus correspondant à leur philosophie, où le psychologique tient lieu de spirituel. Ainsi, le piétisme du protestant A. von Harnack, met en avant la conscience religieuse de Jésus et l’intérêt éthique de sa parole, nous faisant découvrir la paternité de Dieu et annonçant une fraternité universelle.


L’intérêt du texte évangélique : la « théorie des deux sources »

Inutile de dire combien ces théories ont de quoi ébranler tous ceux qui prêtent un intérêt sincère à la personne de Jésus Christ. Pourtant, ceux qui veulent maintenir, contre les attaques de Strauss, l’origine historique du christianisme, fondé par une figure historique, celle de Jésus de Nazareth, ont encore des ressources. Ils trouvent dans l’évangile de Marc un appui littéraire solide. Depuis saint Augustin, c’est l’évangile selon saint Matthieu qui avait les faveurs des anciens commentateurs. Marc était censé dépendre de Matthieu et Luc de Marc. En 1775, Johann Jakob Griesbach avait publié une synopse des évangiles, mettant en parallèle les trois premiers évangiles. Il insiste sur l’impossibilité d’accorder Jean aux trois « synoptiques ». Un pas important est franchi en 1835 avec Karl Lachmann, qui soutient l’antériorité de l’évangile de Marc par rapport aux deux autres. Se pose alors la question : d’où proviennent les matériaux que l’ont trouve chez Matthieu et Luc (principalement des paroles de Jésus), et pas chez Marc ? Christian Hermann Weisse répond en exposant la « théorie des deux sources » : les deux évangélistes se seraient inspirés de Marc, et d’une seconde source, appelée « source Q » (de Quelle, « source » en allemand) constituée des paroles (les logia) de Jésus. On reconnaît l’assurance des chercheurs du XIXe s. devant des théories que rien ne vient confirmer (on parle de « la source Q » comme si son existence allait de soi). En tout cas, l’évangile de Marc doit pouvoir nous donner accès au plus près au Jésus historique. Le plus ancien au plan littéraire est censé être le plus vrai historiquement.

On voit les progrès qui restent à faire pour accepter de ne pas confondre les niveaux : on ne doit pas mêler histoire littéraire et histoire chronologique, même si un travail critique en matière littéraire peut être fécond pour l’histoire. Toujours est-il que cette « théorie des deux sources » ne donnera pas ce qu’elle semblait promettre. Pour la recherche du Jésus historique, elle sera marginalisée à cause du discrédit jeté sur le texte évangélique. Saint Jean est rapidement disqualifié car jugé trop théologique pour pouvoir être fiable d’un point de vue historique. Puis c’est le tour de Marc, qui, par son antériorité, semblait représenter un espoir. En 1901, l’exégète allemand W. Wrede (1859-1906), remarquant que tout l’évangile de Marc est construit sur l’affirmation johannique « Jésus est le Fils de Dieu », en déduit que tout l’évangile est le fruit d’une création théologique (The Messianic Secret), et ne serait donc d’aucun secours pour l’historien !


La philologie : une issue ?

On a l’impression que l’horizon de la recherche est bouché. Pourtant, on assiste dans l’Angleterre de la fin du XIXe à un travail qui semble marginal, mais qui se révèlera extrêmement fécond. C’est celui que mènent les exégètes de Cambridge. Loin des spéculations marquées par l’idéalisme des exégètes allemands, loin aussi du piétisme qu’il est facile (et vain) de lui opposer, ils mènent un travail équilibré en philologie dont le résultat profite encore aujourd’hui. Leurs travaux portent sur l’édition des anciens manuscrits et sur la connaissance des langues anciennes. Le plus remarquable est sûrement l’édition critique du texte du Nouveau Testament par B.-F. Westcott et F.-J.-A. Hort, en 1881, à partir de très nombreux manuscrits anciens. Mais il faut aussi mentionner le travail de J.-B. Lightfoot qui rectifie sérieusement Baur, en montrant l’ancienneté des épîtres de Paul, auxquelles Baur attribuait une date très tardive. Ceci permet de retrouver le contact étroit entre la christologie de l’Église et Jésus. On ne peut faire du christianisme une création des évangélistes, comme Baur pensait l’avoir montré.


Albert Schweitzer

Cette « première quête » se termine avec Albert Schweitzer (1875-1965), le fameux missionnaire et médecin de Lambaréné au Gabon, mais aussi et surtout théologien. Dans son ouvrage De Reimarus à Wrede, une histoire des recherches sur la vie de Jésus (1906), il tente de donner une vue d’ensemble de cette recherche sur Jésus. Quel bilan sur un siècle de travaux ? que nous en savons plus sur les chercheurs que sur Jésus lui-même. Les Vies de Jésus ne font que refléter le mode de pensée de leurs auteurs. D’ailleurs, Schweitzer, malgré sa tentative d’apporter un nouveau regard, ne sortira pas de cette impasse. Remarquant avec J. Weiss que la recherche antérieure a omis la perspective apocalyptique de Jésus, il le présente comme un messie amenant la fin du monde. Il réintroduit l’eschatologie que le rationalisme avait fait presque totalement oublier. On devine une volonté d’échapper à l’espace clos imposé par le rationalisme. L’intérêt pour la psychologie ou même la religion de Jésus ressemblait bien à une tentative de sortie, mais qui n’apportait rien de bien différent. La visée apocalyptique de Jésus est, elle, partie intégrante des évangiles ; Reimarus déjà l’avait compris mais ne sachant qu’en faire, lui et ses successeurs l’avaient marginalisée. Aussi, la tentative de Schweitzer est digne d’intérêt. Mais ses hypothèses n’étant pas mieux fondées que celles de ses prédécesseurs, il sera sans postérité et marquera la fin de ce que l’on appellera la « première quête ».


Avant d’en arriver au XXe...

Nous quittons le XIXe siècle avec un bilan mitigé. Jésus occupe certes l’intérêt des chercheurs. Mais aucun bilan sur la connaissance du Christ Jésus ne peut être dressé de façon solide. En revanche, au plan de la méthode, la recherche a fait des avancées incontestables, que recueillera l’exégèse historico-critique au XXe siècle.

On reste enfermé dans l’idéalisme, ou bien dans le rationalisme, plus facile d’accès, malgré l’échec des tentatives de retrouver un christianisme encore indemne de tout élément surnaturel. Ces tentatives sont victimes de leurs présupposés issus du positivisme scientiste : la seule vérité historique valable – conçue comme totale objectivité – est celle qui est purifiée de la foi des Églises. Et comme la foi des Églises est un fait incontestable (car vérifiable aujourd’hui), l’idéalisme vient au secours du positivisme : au fond, la seule chose importante dans le christianisme, ce serait la foi – comprise comme pure subjectivité.

Finalement, les chercheurs se voient démunis devant des textes dont ils ne parviennent pas à trouver la clé. Comme s’ils essayaient de s’emparer d’un trésor enfermé dans un coffre avec leurs propres moyens, sans accepter d’aller tout simplement chercher la clé qui en permet l’ouverture.

3. La première moitié du XXe siècle et la « Nouvelle quête »

Bultmann et l’histoire des formes

On doit à l’école de la critique des formes littéraires (la Formgeschichte), initiée par Martin Dibelius et Rudolf Bultmann (1884-1984), une prise en compte plus sérieuse de la réalité du texte évangélique. Cette école s’intéresse à la manière dont a été fixée par écrit la tradition orale, « pré-littéraire », des évangiles. Elle isole des unités littéraires, des « formes », qu’elle classifie et dont elle essaie de déterminer le milieu d’origine et la transmission. La forme d’un texte est en effet en rapport avec la fonction qu’il doit remplir (dans un milieu social, liturgique) ; ces deux éléments commandent son contenu. Il ressort de cette étude que l’essentiel de la tradition sur Jésus doit être attribué à la créativité des communautés chrétiennes. D’ailleurs, les écrits du Nouveau Testament se concentrent sur le Christ de la foi, fait remarquer Martin Kähler, et c’est lui qui détermine notre accès au Jésus de l’histoire. C’est du Christ de la foi (autrement dit, de la christologie) que l’on peut parler, pas du Jésus historique (Le soi-disant Jésus de l’histoire et le Christ historique de la Bible, 1892). En d’autres termes, le théologique dit tout. Kähler l’exprime par cette remarque lapidaire : l’évangile selon Saint Marc est, selon lui, « un récit de la passion avec une longue introduction ».

Bultmann est héritier de Kähler. Dans L’histoire de la tradition synoptique (1921), Bultmann conclut que la quête du Jésus historique est pratiquement impossible. Il voit une opposition radicale entre l’histoire objective (ce qu’il appelle l’Historie) et l’histoire subjective (la Geschichte) : le christianisme est historique au second sens, et pas au premier. Ceci correspond à son positionnement théologique (nettement parqué par le luthéranisme), selon lequel il n’y a pas à chercher de fondement rationnel à la foi. En effet, la foi est d’ordre existentiel. Elle ne consiste pas à comprendre une vérité extérieure, mais à se comprendre soi-même de façon authentique. Croire, finalement, c’est se comprendre devant Dieu. Il ne faut pas oublier que Bultmann a été marqué par Martin Heidegger (1889-1976). Heidegger, qui est lui-même un disciple du fondateur de la phénoménologie, Husserl, ne se situe pas dans le rapport d’objectivité, où un sujet connaissant s’efforce de rejoindre des réalités extérieures ; ces réalités extérieures, ces faits manipulables par la science, sont même plutôt suspects. L’homme ne se comprend pas en se mesurant à un absolu situé en dehors de lui-même, mais en répondant à un appel, qui le sollicite pour un engagement inconditionnel. Pour Bultmann, cet appel est celui qui jaillit de la Croix du Christ, sans aucune certitude objective qui l’appuierait.

Pour autant, Bultmann ne délaisse pas l’image évangélique de Jésus. Bien au contraire, ce qui conduit les hommes à croire aujourd’hui, c’est la proclamation de cette image de Jésus, de même que le positionnement existentiel répondait à l’invitation faite par Jésus de son vivant. Une fois que l’on a dégagé le kérygme de son revêtement mythologique (la « démythologisation »), on est en mesure de prendre la « décision fondamentale » : soit nous appuyer sur nous-mêmes, soit poser l’acte de foi. Ainsi, Dieu délivre ceux qui répondent par la foi à l’impuissance de leurs capacités humaines. On retrouve chez Bultmann une autre influence, celle de l’existentialisme de Kierkegaard : la foi se passe de la certitude historique, elle n’a besoin que de son fondement kérygmatique.

On connaît l’impact de Bultmann sur l’histoire de l’exégèse du Nouveau Testament. Les travaux qu’il a laissés méritent que l’on en souligne tout d’abord l’apport positif. L’Instruction de la commission biblique datée de 1964, avant d’en montrer les défauts, signale qu’on peut utiliser l’école de l’histoire des formes « pour arriver à une intelligence plus complète des évangiles ». Bultmann nous aide à renoncer à deux illusions : celle de croire que l’on peut avoir accès directement au Jésus de l’histoire par les évangiles sans passer par l’Église, et celle de prétendre pouvoir reconstruire une biographie neutre, « laïque », de Jésus. Bultmann aide l’exégèse à tourner le dos au positivisme, la tentation des rationalistes et des fondamentalistes. Nous lui devons finalement à d’avoir réintroduit la foi des auteurs des évangiles dans la recherche sur Jésus. Il faut accepter de voir la communauté croyante (les catholiques diront sans complexe la « tradition » et « l’Église ») à chaque niveau de la rédaction des évangiles. Mais il en arrive à affirmer que nous ne pouvons pas avoir accès au « Jésus de l’histoire », et que ce qui nous intéresse finalement, c’est le « Christ de la foi ». Certes, on dira qu’il n’y a qu’un simplement déplacement d’accent, que Bultmann est simplement sceptique, et non totalement réfractaire à l’idée de connaître le Jésus de l’histoire. Mais la foi chrétienne peut-elle tenir encore, si elle ne cherche pas à le mettre au centre de sa recherche, et si elle ne fournit pas les efforts qui sont à sa portée pour en mieux connaître le visage ?


Après Bultmann : la « nouvelle quête »

On attribue le scepticisme de Bultmann à l’influence qu’eut sur lui la philosophie de Heidegger. Ses opposants apporteront une réponse en trouvant la clé herméneutique du Nouveau Testament non plus chez Heidegger, ni dans la philosophie en général, mais dans la Bible.

Cette réaction à Bultmann, conduite principalement par ses propres étudiants (les « post-bultmaniens »), constituera l’essentiel de la deuxième quête. Le départ en est donné par Ernst Käsemann (1906-1998), qui donne en 1953 une conférence (publiée sous le titre « Le problème du Jésus historique », dans Essais exégétiques, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1972), dans laquelle il montre le danger que représente le fossé creusé par Bultmann entre le Seigneur glorifié des évangiles et le Jésus de l’histoire. S’il n’y a pas de lien entre les deux, le christianisme devient un mythe. On en arrive à un christianisme docète. La foi exige une identité entre les deux. D’ailleurs, l’intérêt pour le Jésus terrestre est un des traits constitutifs de la foi des premiers chrétiens. Sans cet intérêt, les évangiles auraient-ils été écrits ?

Tout en admettant que les évangiles ne sont pas des biographies prétendant à une parfaite objectivité, Käsemann va tenter de se donner les moyens de mener une recherche sur le Jésus historique. Il propose des critères permettant de discerner ce qui est historique dans la tradition évangélique. Le premier est le critère de dissemblance ou de dissimilarité. Selon ce critère, on peut considérer comme authentiques les paroles et les gestes de Jésus qui ne se retrouvent ni dans le kérygme, ni dans les premiers écrits chrétiens. Ce qui s’y retrouve n’est pas forcément sans rapport avec Jésus, mais on ne peut en établir l’authenticité. Il faut aussi rejeter ce qui est sans parallèle dans le judaïsme palestinien, la tradition rabbinique, l’apocalyptique juive. Enfin, il faut éliminer ce qui est étranger au contexte linguistique araméen et au cadre historique de la Palestine (le critère est alors positif, puisque Käsemann prend en compte le milieu sémitique de la vie du Christ). A partir de ce qui reste quand on a mis en oeuvre ce critère, Käsemann parvient à établir que Jésus a revendiqué une autorité divine, à travers son enseignement sur le shabbat ou bien sur la pureté rituelle. E. Fuchs (1903-1983), un autre post-bultmannien, verra cette autorité se manifester dans le comportement de Jésus. Dans son attitude envers les pécheurs, qu’il accueille comme Dieu seul peut les accueillir, il revendique une autorité divine. Selon G. Bornkamm (1905-1990), cette autorité apparaît tant dans ses paroles que dans ses actions. C’est son autorité qui suscite la foi des disciples, et non leur foi qui a créé l’autorité de Jésus. Bornkamm pousse plus loin que Käsemann et Fuchs et écrivant son Jésus de Nazareth (1956), première étude de la période post-bultmanienne donnant un portrait historique de Jésus.

Ainsi, il apparaît qu’une meilleure compréhension du Jésus historique donne des éléments fondamentaux pour notre foi. Chez Bornkamm, l’enjeu de la rencontre avec Jésus dans l’histoire est fondamental puisque cette rencontre est une rencontre eschatologique avec Dieu.

4. La troisième quête

Les étiquettes peuvent être utiles, mais elles sont en général trompeuses. En l’occurrence, ce que les auteurs anglo-saxons ont appelé la « troisième quête » (third quest) recouvre une grande variété de recherches et de publications, donnant des résultats parfois à l’opposé les uns des autres. Nous pouvons cependant en dégager quelques aspects significatifs.


Des sources plus nombreuses

Le premier changement significatif est celui qui s’opère dans l’utilisation des sources. Celles-ci deviennent beaucoup plus nombreuses et variées. Si le Jesus Seminar, un cercle d’exégètes fondé en 1985 par R.-W. Funk, ne se démarque pas franchement des préoccupations caractéristiques de la deuxième quête (la recherche des paroles pouvant être attribuées sans réserve à Jésus, rappelant la recherche des ipsissima verba par Joachim Jeremias), il marque un vrai progrès par l’utilisation de sources jusque là ignorées. Parmi les critères qu’il emploie pour juger de l’authenticité des paroles de Jésus, il en privilégie un, le critère d’attestation multiple. Ainsi, le Jesus Seminar va prendre en compte la littérature apocryphe chrétienne, l’évangile apocryphe de Thomas (malgré sa rédaction tardive, v. 150 : les exégètes estiment qu’il comporte des traditions archaïques), etc... La confrontation avec des sources parfois inattendues va conduire à remodeler le visage de Jésus, qui apparaît par exemple chez John Dominic Crossan comme un prophète cynique (The Historical Jesus. The Life of a Mediterranean Jewish Peasant, 1991), au fond assez semblable à ceux que l’on rencontrait, nombreux, dans l’Antiquité gréco-romaine. D’autres auteurs s’inscrivent dans la même ligne (F.-G. Downing, Christ and the Cynics, 1988 ; B. Mack, A myth of Innocence, 1988). Mais, il faut le reconnaître, on assiste à la réduction de la figure du Christ à un modèle qui ne rend pas compte de la tradition évangélique. Les dimensions eschatologique et théologique du discours de Jésus, qui le rendent accessible à tous, sont gommées pour faire place à une figure d’exception.


Jésus était Juif

Un autre changement, de taille, est l’intérêt porté aux sources juives et, partant, une meilleure prise en compte de la judaïté de Jésus. Ce mouvement a été initié avant le début de cette troisième quête : Louis Bouyer remarquait que « depuis que Rowley a écrit son livre sur The Relevance of Apocalyptic (19472), l’importance de la considération de cette littérature [la littérature juive] pour l’intelligence de Jésus et du christianisme primitif s’est imposée de plus en plus » [6]. Mais c’est surtout au début des années 80 que l’on voit ce mouvement devenir vraiment significatif. On voit ainsi un spécialiste de l’antiquité juive et de la littérature talmudique, Ed Parish Sanders, situer la vocation de Jésus à l’intérieur même de celle d’Israël (Jesus and Judaism, 1985). Jésus n’appelle pas à une réforme du Judaïsme, il ne cherche pas davantage à fonder une Église : il vient rassembler Israël pour la venue eschatologique de Dieu. Sanders voit tellement une continuité entre l’enseignement de Jésus et celui des Pharisiens qu’il qualifiera de création post-pascale tout ce qui les sépare (notamment le Sermon sur la Montagne).

Dans un sens assez proche, se situent les travaux de Richard Horsley (Bandits, Prophets and Messiahs. Popular Movements of the Time of Jesus, 1985) et Gerd Theissen (L’ombre du Galiléen, 1988). Leur point de départ est celui de la sociologie historique. On doit situer Jésus dans un cadre social que l’on est parvenu à bien cerner, celui d’une population pauvre, essentiellement rurale, en Galilée, à une période de crise économique et politique. Selon Horsley, Jésus tente de jeter les bases éthiques d’une société radicalement égalitaire. Theissen, s’inspirant de l’histoire des formes littéraires, parvient à situer la spécificité de Jésus et du groupe des apôtres par rapport à la société juive du 1er siècle, et à la ferveur messianique qui la traverse.

De nombreux facteurs ont rendu possible, sinon encouragé la recherche dans cette direction. L’étude systématique des manuscrits de Qumran découverts en 1947, une redécouverte du judaïsme palestinien et la prise en compte de sa complexité, un rapport bien plus positif avec le monde Juif qu’il ne pouvait l’être il y a quelques décennies. On peut aussi noter une nouvelle manière d’aborder la critique littéraire et les nouvelles méthodes d’exégèse.

Avec la « troisième quête », la critique ne procède plus par oppositions (le théologique ou l’historique), mais par intégration : d’une part, Jésus a vécu dans un cadre en dehors duquel on ne peut le comprendre, et d’autre part, il y a une continuité entre Jésus et l’Église. On en arrive même à inverser le principe de dissemblance de Käsemann : on est d’autant plus sûr qu’une parole est de Jésus qu’elle trouve un écho dans le judaïsme de son temps, et dans la primitive Église.

II. Réflexions critiques

1. L’Écriture lue en Église

Du côté de l’Église catholique

Il faut bien reconnaître la dette considérable de la recherche du Jésus historique envers le monde protestant. Il est même savoureux de penser que ce sont des penseurs protestants qui nous ont aidé à retrouver le rôle de la tradition dans la compréhension des Écritures, là où les catholiques partageaient (par souci apologétique) la volonté d’accéder à la « vraie histoire », par principe distincte de la présentation des Évangiles, trop répandue alors. On trouve bien des noms catholiques dans l’histoire de la recherche, mais entre celui de Richard Simon au XVIIIe et celui du père Lagrange à l’orée du XXe siècle, ils sont restés marginaux. Il est vrai que les choses changent considérablement dès le début du XXe siècle, comme nous allons le voir. De nombreuses contributions catholiques de très grande qualité font autorité dans le domaine de la quête historique sur Jésus.

Du côté de l’autorité de l’Église, il y a eu une prudence à l’endroit de la recherche, que l’ont peut attribuer au besoin de surmonter la « crise moderniste » sous saint Pie X. Mais cette prudence du Magistère est de toutes façons normale quand il est question de décisions. Elle a été la condition nécessaire pour un discernement qui a permis de repérer ce qu’il y avait de solide dans une recherche pour le moins mouvementée. En 1943, dans l’encyclique Divino Afflante spiritu, le Pape Pie XII encourage l’utilisation des méthodes critiques dans l’exégèse. Vingt ans plus tard, la Constitution Dei Verbum du Concile de Vatican II (1965) reprendra et développera ces encouragements.


Le père Lagrange

Il faut faire une place particulière aux travaux du père Lagrange, qui sont d’une qualité et d’un équilibre tout à fait exceptionnels. Justement, ils sont restés exceptionnels, et en marge de l’immense chantier (nous l’avons dit, surtout anglo-saxon et protestant) qui a été celui de la quête sur le « Jésus de l’histoire ». Fondateur de l’école biblique de Jérusalem en 1892, le dominicain Marie Joseph Lagrange (1855-1938) a mené ses travaux sur le Nouveau Testament avec une grande confiance dans la méthode critique, sûr que celle-ci, loin de conduire à des résultats ruineux pour la foi, ne pouvait que la servir. Sa confiance dans la foi de l’Église était assez grande pour croire que celle-ci n’avait rien à craindre de l’exégèse critique, et que, sans en avoir besoin, elle pouvait en tirer le plus grand bien. Il a opéré, d’une manière qui force l’admiration, une synthèse qui semblait alors presque impossible. Il n’a malheureusement pas été bien compris de nombre de ses confrères et de ses successeurs. Mais son travail a ouvert une voie dont tous pourraient s’inspirer.

En effet, la clé n’est-elle pas justement là, dans la prise au sérieux de la foi des premiers disciples, et de leur témoignage ? Il n’y aurait pas eu de témoignage, si Jésus n’avait été qu’une création de leur imaginaire. Mais il n’y aurait pas eu de connaissance de l’existence de Jésus sans leur témoignage. La foi de l’Église n’est pas de l’ordre de la pure subjectivité. Sa forme dogmatique, pour un catholique, procède de la réalité historique, définitive, eschatologique, de la venue du Christ. Le subjectif donne accès à la vérité de l’objectif. Le mode de la transmission (la foi et la tradition, que l’on met du côté de la subjectivité) est indissociable de la matière transmise (la réalité historique et objective de l’Évangile).

2. Que retenir de cette quête ?

Notre rapport à l’histoire

Est-il important que nous ayons accès au « Jésus de l’histoire » ? Oui : même si la problématique initiée par Reimarus a été posée en des termes insatisfaisants, la quête du « Jésus de l’histoire » est légitime et même nécessaire. Pour reprendre le titre d’une intervention du cardinal Ratzinger, « la foi exige le réalisme de l’événement » [7].

Il semble que la difficulté de trouver un point d’équilibre permettant de poursuivre sereinement la recherche vienne du malentendu sur le concept d’« histoire ». Car de quelle histoire parlons-nous ? Nous admettons trop facilement une approche sécularisée de l’histoire, vue comme « connaissance des différents états réalisés dans le passé par un objet quelconque de connaissance » ; ce qui est historique est censé être « ce qui a réellement eu lieu, qui n’est pas imaginaire » [8]. Or, que pouvons-nous dire sur « ce qui a réellement eu lieu » dans la vie de Jésus ? Car si Jésus a vécu, agi et parlé dans un temps et un lieu donné – à ce titre, il appartient à l’histoire au sens où nous l’entendons – il est porteur d’une vérité que la science historique, si on la conçoit comme la recherche de la pure objectivité, ne peut par elle-même saisir. Nous avons accès à cette vérité à travers le témoignage de ceux qui ont vécu avec lui et qui l’on vu ressuscité, et ce témoignage demande à être reçu dans la foi. On a trop vite fait de mettre du côté de l’« imaginaire » ce qui ne rentre pas dans le cadre du « réel » que la science veut appréhender.

Pourtant, le témoignage des Apôtres est là. Ils n’ont pas saisi avec les instruments classiques de la science historique le moment de la sortie du tombeau. Mais ils portent témoignage de leurs rencontres avec le Christ sorti du tombeau. Ceci nous conduit à parler de la résurrection comme d’un fait historique. Nous devons apprendre à nous dégager d’une conception de l’histoire trop marquée par le positivisme, et en retrouver le sens beaucoup plus large que donne la révélation juive et chrétienne [9]. Le « Jésus de l’histoire » n’est pas inaccessible. Mais il n’est pas honnête de vouloir le faire rentrer dans le cadre défini (au fond assez arbitrairement) par une raison livrée à ses propres limites, et en fait à n’importe quel système de pensée. Se pose donc une question de méthode.


La question de la méthode

En matière de foi, la méthode de la connaissance est commandée par le contenu. Surtout s’il s’agit du fondement même de la foi. Certes, c’est la théologie (qui part de la foi) qui établira que Jésus, étant en lui-même la Parole de Dieu, est à la fois le contenu et la médiation de la transmission du contenu. Ici, dira-t-on, il est question d’histoire. Mais l’historien, ou plutôt l’exégète (car l’approche de l’évangile est d’abord littéraire), rencontrant la figure de Jésus dans l’évangile, le verra choisir et instituer ceux à qui il demandera de transmettre ses paroles (plus de la moitié des paroles de Jésus sont dites aux Douze ou à un groupe plus restreint d’entre eux). Cela n’est pas anodin. En menant son enquête, l’exégète se devra de les interroger. Eux-mêmes se présentent comme les témoins. Leur regard a peut-être des limites (on notera les contradictions entre les évangiles sur la date de Pâques, ou sur les récits de la Résurrection), on pourra même y trouver des défaillances. Mais doivent-ils être exclus, sous prétexte que la foi discrédite d’emblée le travail scientifique ?

On ne peut traiter les textes bibliques comme des documents purement historiques ou purement littéraires. Là a été l’erreur de nombre d’auteurs au XIXe siècle, quel que soit l’intérêt de leurs contributions pour dégager des méthodes de recherche. En opposant l’historique et le théologique, on se débarrasse du théologique, qui a pourtant ses droits par rapport à la Bible, et on le remplace sans y prendre garde (ou parfois très consciemment) par une méthode de lecture qui lui est étrangère. Il faut certes respecter les disciplines selon leur domaine de compétence propre, et l’exégèse est autre chose que la théologie. Mais avons-nous le droit d’exclure ce qui relève de la foi, à cause d’a priori philosophiques ou idéologiques ? [10] On est en droit de se demander en quoi le système hégélien, qui voit l’histoire en soi, comme déploiement de l’esprit, peut aider à comprendre le contenu de la Bible, qui n’a pas attendu Hegel pour offrir une autre compréhension de l’histoire. On peut se poser la même question au sujet du positivisme. Finalement, depuis le docétisme, qui n’était qu’une application à la lecture des évangiles d’un système de pensée extra-biblique (le dualisme hellénistique), l’idéalisme et le rationalisme n’ont rien inventé.

Si elles veulent nous donner accès à la réalité historique de Jésus Christ, les méthodes se doivent de ne pas exclure le caractère de témoignage de foi que constituent les textes des évangiles. Nous n’avons accès au Jésus de l’histoire (auquel s’intéresse la science historique) que grâce au regard croyant des disciples.

Cela veut dire qu’il importe de respecter le contenu et la forme des textes bibliques. Et pour cela d’avoir une approche organique, prenant en compte l’unité de l’ensemble des textes qui la constituent (la Bible comme « Canon ») [11]. Il importe surtout de ne s’enfermer dans aucune méthode. On ne peut aborder le texte des Écritures, et plus particulièrement des Évangiles, d’une manière uniforme. La variété des récits sur le Christ (les synoptiques entre eux, les synoptiques par rapport à Jean, les évangiles et Paul) commande, par respect pour les textes, une certaine humilité.

Conclusion

Cette approche est certes trop partielle. Nous avons mis en avant certains courants ou certains auteurs. Un tableau plus complet ou plus équilibré aurait sans doute permis de mieux saisir l’évolution de la critique où s’entremêlent le meilleur et le moins bon. Mais il semble qu’une ligne extrêmement encourageante se dégage.

Les catholiques ont tout à gagner à s’engager dans le travail critique engagé depuis plus de deux siècles. Il est intéressant de voir comment ce travail, commencé hors de l’Église et même contre elle, a fini par aboutir à des résultats cohérents avec une démarche de foi, que le Magistère de l’Église depuis Pie XII a su reconnaître (à tel point que la méthode historico-critique est la seule qui soit présentée comme « indispensable » par le Magistère récent de l’Église [12]). Même les moments les plus problématiques (on pense à l’école de Tübingen, ou à Bultmann) ont contribué à dégager le terrain de la recherche et ont apporté des éléments de méthode ou bien de réflexion décisifs. Il est tout aussi intéressant de voir comment la critique accomplie par les protestants — la pensée luthérienne, axée sur la primauté de la foi par rapport à la réalité historique, a marqué la manière d’envisager la critique de l’histoire — a fini par intéresser le monde catholique en rejoignant ses propres préoccupations.

Les voies nouvelles de l’exégèse, si elles savent garder le meilleur de l’exégèse critique, nous aident déjà à mieux comprendre et à mieux dire au monde ce qui a toujours été la foi des chrétiens, à savoir que le « Christ de la foi » n’est autre que « Jésus de l’histoire ».

P. Henri de l’Eprevier, aumônier des Universités Paris VI-VII à Jussieu. Aumônier général du mouvement « Résurrection ».

[1] Justin, Dialogue avec Tryphon, 10,3 et 32,1.

[2] Origène, Contre Celse, II,15.

[3] L. Bouyer, Le Fils éternel, Cerf, Paris 1974, 157.

[4] L. Bouyer, ibid., 160.

[5] E. Renan, Vie de Jésus (13e édition), Calmann-Lévy, Paris (sans date), 473.

[6] L. Bouyer, Le Fils éternel, Cerf, Paris 1974, 190.

[7] Intervention du Cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à l’occasion du centenaire de la constitution de la Commission biblique pontificale, Rome, le 29 avril 2003.

[8] A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Quadrige/PUF, Paris 199117, « Histoire », 415 ; « Historique », 416.

[9] Il est intéressant de noter que dans l’Ancien Testament, l’auteur sacerdotal va parler de l’« histoire » des patriarches en terme d’« enfantement » (toledôt vient de yalad, enfanter) : il est question d’histoire non en tant que succession chronologique d’événements, mais en tant qu’« enfantement », « génération ». Pas d’histoire en dehors de l’homme ; l’histoire ne se joue pas au niveau des faits mais au niveau de la réponse que l’homme adresse librement à un appel qui vient de Dieu (voir J.-M. Lustiger, La Promesse, Parole et Silence, Paris 2002, 48-49). Une autre piste de réflexion qui serait féconde serait celle de la littérature sapientielle qui distingue la mesure du temps en termes quantitatifs (chronos) et en termes qualitatifs (kairos) (Qo 3,1-8, LXX). Avec le Christ, nous sommes au moment de l’histoire qui vient changer qualitativement le temps chronologique : c’est « le temps (kairos) favorable » de 2 Co 6,2.

[10] Ainsi, on lit dans l’introduction de l’article « quêtes du Jésus historique », sur Internet (site de l’encyclopédie Wikipedia), que les quêtes du Jésus historique « visent à approcher la vie de Jésus de Nazareth telle qu’elle peut être reconstituée sur la base de données historiques de manière scientifiquement neutre, c’est-à-dire en s’opposant à l’intervention de la foi ou à l’altération de la mémoire des témoins, et en tentant une reconstruction des faits et gestes de Jésus, de manière la plus objective possible ».

[11] On doit saluer en ce sens l’intérêt que représente l’approche canonique de l’américain B. Childs.

[12] Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Eglise (1993), p. 28-34 dans l’édition Téqui. « La Formgeschichte a souvent suscité de sérieuses réserves. Mais cette méthode, en elle-même, a eu comme résultat de manifester plus clairement que la tradition néotestamentaire a eu son origine et a pris sa forme dans la communauté chrétienne, ou Église primitive, passant de la prédication de Jésus lui-même à la prédication qui proclame que Jésus est le Christ », p. 30.

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