Joseph Ratzinger et l’héritage de Vatican II
La question du concile Vatican II et celle de sa juste réception dans l’Église n’ont cessé d’accompagner la réflexion de Joseph Ratzinger tout au long de sa carrière d’universitaire et de pasteur. Au moment où Jean XXIII annonce son intention de célébrer un concile œcuménique, en 1959, Joseph Ratzinger vient tout juste d’inaugurer son enseignement théologique à l’Université de Bonn. Très rapidement, il sera recruté par le cardinal Frings et il prendra part aux travaux dans l’ombre du grand archevêque de Cologne, d’abord comme conseiller privé, puis comme expert officiel. Joseph Ratzinger a accueilli le Concile avec joie et y a travaillé avec enthousiasme. Il suffit de lire les conférences qu’il a tenues au cours des intersessions pour s’en convaincre [1]. L’événement du Concile l’a saisi au début de sa carrière de théologien et on pourrait dire qu’il ne l’a plus lâché. Renouvelant sa façon de concevoir ses cours, l’amenant à faire partie de la Commission théologique internationale, émanation du Concile, puis à en superviser les travaux une fois préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Toute son activité de théologien, d’abord comme professeur, puis comme préfet, aura été d’œuvrer au renouveau théologique voulu par le Concile et caractérisé par un ressourcement biblique fondamental.
Très tôt sur ses gardes
Très vite il a pris conscience que ce travail était loin d’être achevé, notamment parce qu’il s’est heurté aussitôt, pour des raisons variées, à une véritable tentative de détournement – voire de hold up – de la part de certains milieux pratiquant l’hétéro-interprétation, c’est-à-dire interprétant le contenu de la foi par le moyen d’idéologies extérieures à la foi. Il disait à Vittorio Messori, son interlocuteur de L’entretien sur la foi [2] que
La crise est due, pour Ratzinger, à la conjonction de deux causes :
Joseph Ratzinger n’a cessé de s’interroger, et de manière toujours plus dramatique, sur les difficultés rencontrées dans la réception du Concile. À plusieurs reprises il a affirmé que la réception du Concile n’avait pas encore vraiment commencé [3]. Il y est revenu lors du désormais célèbre discours à la Curie du 22 décembre 2005 :
Mais que s’est-il passé ?
Cette herméneutique de la discontinuité et de la rupture a souvent trouvé son inspiration dans la constitution conciliaire Gaudium et spes et plus particulièrement dans son préambule. Dans un texte de 1975, il montre comment en posant d’emblée cette question : faut-il lire l’événement du Concile à partir de sa dernière session et prendre comme critère d’interprétation le mouvement qui l’a tiré de la relative fermeture des documents de la première session à l’ouverture de ceux de la dernière ? Auquel cas, ce mouvement est le testament même du Concile, ce qui implique que ses textes ne sont que des jalons destinés à être dépassés, que le Concile lui-même n’a d’autre perspective que de s’abolir dans ce mouvement même. Ou bien faut-il prendre les textes du Concile comme un tout et interpréter les derniers, tournés vers l’extérieur, à la lumière des autres, notamment Lumen gentium et Dei Verbum, plus centraux ? En d’autres termes, « doit-on lire la dogmatique comme fil conducteur de la pastorale, ou bien est-ce que l’orientation pastorale engage aussi la dogmatique dans une nouvelle direction ? ».
La réponse de Ratzinger est claire et n’a jamais varié.
Ailleurs, il rappelle que tout concile, même s’il peut être déterminant dans l’histoire ultérieure de l’Église, laisse toujours d’abord un sillage trouble. On avait pensé pouvoir minimiser cet aspect déplaisant par une orientation irénique, plus pastorale que doctrinale, pratiquant l’ouverture au monde plutôt que l’anathème. Il n’en a rien été. La volonté de complaire aux interlocuteurs du supposé dialogue s’est accompagnée d’un « émondage tortionnaire » à l’égard de tout ce qui ressortait de l’identité catholique, provoquant des tensions internes qui ne sont toujours pas apaisées. Il conclut en disant que ce qui fait la fécondité d’une telle assemblée d’Église, ce n’est pas tant son pathos ou même ses textes que la pléiade de saints qu’elle suscite et qui réalisent les réformes souhaitables.
Au journaliste allemand Peter Seewald [4] qui lui demande « ce qui n’a pas marché » avec le Concile, Ratzinger avance deux explications. La première, c’est que l’on avait certainement trop attendu, trop espéré du Concile, dans une perspective peut-être aussi trop automatique, en un mot trop terrestre. La seconde explication, c’est le décalage entre ce qui avait été voulu par les Pères conciliaires et ce qui a été perçu par l’opinion. « Les Pères voulaient un aggiornamento de la foi ; mais ils voulaient aussi, par ce moyen, la proposer dans toute sa force. Au lieu de cela, on a eu de plus en plus l’impression que la réforme consistait simplement à jeter du lest ». Ce qui était voulu comme une radicalisation a été compris comme une dilution de la foi, qui visait à se « rendre l’histoire plus confortable ». Ratzinger revient ensuite sur ce constat accablant : le Concile n’est toujours pas reçu [5], et ce par beaucoup qui ne se servent de ses textes que comme prétexte pour se détacher d’eux et aller plus loin. Or, réaffirme le Cardinal, « je voudrais mettre l’accent sur ceci : le véritable héritage du Concile réside dans ses textes. Si on les explique correctement et à fond, on est garanti contre les extrémismes des deux bords ».
La logique de la discontinuité
Il convient de s’interroger sur la logique qui sous-tend cette interprétation néfaste.
Un anti-esprit (Konzilsungeist), devrait-on dire plutôt, dont il affirmait dans Entretien sur la foi qu’il posait comme axiome que tout ce qui est nouveau est nécessairement meilleur que ce qui est ancien, d’une part, et que, d’autre part, l’événement de Vatican II est un nouveau point de départ à partir duquel il faut tout reconstruire à nouveaux frais, consacrant ainsi une réelle rupture de tradition.
Sur quoi repose cette herméneutique de la rupture ? Par-delà, certainement, la fascination naïve que les modernes ont eue du progrès, sur une vision dialectique de l’histoire. Un progrès, d’abord, dont notre époque postmoderne commence à douter, ce qui rejoint les intuitions d’un augustinien qui savait que la Cité terrestre n’a pas les promesses de l’éternité. Une vision dialectique de l’histoire, ensuite, dans laquelle on peut déceler la marque d’un certain hégélianisme. Pour Hegel, un texte est dépassé aussitôt qu’il est promulgué. Car le texte fixe l’esprit qui, par nature, cherche à se réaliser dans le processus, nécessairement mouvant, de l’histoire. Toute fixation à un moment donné signifie que ce qui est ainsi fixé est déjà révolu par le mouvement incessant de l’histoire. Se rapporter à un texte comme à une source, c’est donc se soustraire au mouvement historique de l’esprit et le pétrifier, c’est-à-dire à en nier l’essence. En un mot, c’est être malhonnête avec l’esprit. La vérité ne se situant pas dans le passé, qui serait de la sorte fondateur, mais dans un futur qui toujours se dérobe tant que l’Esprit ne s’est pas ressaisi au terme de l’histoire. Une telle vision des choses, outre qu’elle sape l’autorité des Écritures (justement déconstruites, à cette époque, par le recours exclusif à la méthode historico-critique), explique le dédain de ses partisans pour le contenu même des textes du Concile, interprétés comme des compromis entre une aile conservatrice, qui a toujours historiquement tort, nécessairement, et une aile progressiste, qui seule a les promesses de la vérité historique. Le problème, bien sûr, dans ces conditions, c’est de définir un tel esprit puisque, par nature, il est en constante évolution. Pour les uns, il passait par la contestation radicale de la société bourgeoise, par une remise en cause totale de son confort intellectuel ; pour les autres (parfois les mêmes mais sous un autre angle), par une conformité commode avec le Zeitgeist qui présentait le progrès comme solution à tous les problèmes. « De cette manière, commente Benoît XVI, évidemment, il est laissé une grande marge à la façon dont on peut alors définir cet esprit et on ouvre ainsi la porte à toutes les fantaisies ».
En fait, le Concile cherchait par, l’aggiornamento, un ressourcement et non une mise à la mode, une conversion aux exigences les plus profondes de l’évangile et non une conversion au monde. « Une fois que l’aggiornamento eut faussé compagnie au ressourcement, l’adaptation a pu dégénérer en un simple ajustement aux habitudes de pensée et de comportement en usage dans le monde environnant » [6]. C’est là que se situe l’un des problèmes les plus fondamentaux de la réception du Concile : le malentendu, au sujet de l’ouverture au monde, entre ce que recherchaient les Pères conciliaires et ce que l’opinion a perçu. Benoît XVI oppose à cette dérive l’herméneutique de la continuité.
Le Concile dans la continuité
Pour Benoît XVI, celle-ci a été clairement exposée dans le discours programmatique de Jean XXIII tel qu’il le résume :
C’est la tâche dans laquelle le jeune professeur de Bonn s’était reconnu comme il s’en expliquait à Peter Seewald dans Le sel de la terre :
On peut toutefois se demander si la forme ne rétroagit pas quelque peu sur le fond. C’est la question que posent avec justesse certains traditionalistes et à laquelle notre auteur ne répond pas vraiment. Il reconnaît bien que les élites de l’Église ont pu être maladroites. « C’est aussi notre faute si nous avons parfois donné prétexte, tant à la droite qu’à la gauche, à penser que Vatican II ait pu constituer une rupture, un abandon de la Tradition ». Mais il ajoute : « Il y a une continuité qui ne permet ni retours en arrière, ni fuites en avant, ni nostalgies anachroniques, ni impatiences injustifiées. C’est à l’aujourd’hui de l’Église que nous devons rester fidèles, non à l’hier ni au demain : et cet aujourd’hui de l’Église, ce sont les documents de Vatican II dans leur authenticité, sans réserves qui les amputent, ni abus qui les défigurent » [8]. Interpréter l’histoire de l’Église dans la continuité invite à ne pas voir dans l’ouverture au monde la négation du signe de contradiction que l’Église ne peut jamais cesser d’être, malgré les naïvetés que l’on a pu relever ici et là. L’Église sera en effet toujours en décalage avec le monde, puisqu’elle n’est rien d’autre, tout au long de l’histoire, que l’acte de passer de la Cité terrestre à la Cité céleste [9].
Une tâche pour demain
En dépit de ces maladresses, et en particulier des ruptures les plus visibles – liturgie, droits subjectifs –, le Concile s’inscrit dans la Tradition continue de l’Église. « Défendre aujourd’hui la vraie Tradition de l’Église signifie défendre le Concile » [10] écrivait déjà le cardinal Ratzinger. La persistance de « l’unique sujet-Église » impose d’accueillir les travaux du dernier concile comme on a accueilli ceux des conciles précédents et donc dans un esprit de continuité. Car si l’aile progressiste souhaite que Vatican II soit une rupture, l’aile conservatrice le déplore déjà [11]. Il faut donc montrer qu’il y a en fait continuité et que, par conséquent, les conclusions du Concile s’imposent à tous :
Il s’ensuit que
La conviction de l’expert devenu Souverain Pontife tient en ces quelques propositions : le Concile est une bénédiction pour l’Église ; c’est à ses textes et non à son prétendu esprit qu’il faut se rapporter ; il n’aura de fécondité que si l’on emprunte résolument la voie de sainteté que le Seigneur propose à chacun.
P. Eric Iborra, prêtre du diocèse de Paris. Titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un Doctorat en théologie, enseignant à l’École cathédrale, traducteur en français d’Aidan Nichols, La Pensée de Joseph Ratzinger (Ad Solem, 2008).
[1] Cf. Mon concile Vatican II, Artège, 2011.
[2] Entretien sur la foi, pp. 30-32.
[3] « Je crois même que le véritable temps de Vatican II n’est pas encore venu, et qu’on n’a pas encore commencé à le recevoir de manière authentique ; ses documents ont été immédiatement ensevelis sous un amas de publications superficielles ou franchement inexactes. La lecture de la lettre des documents peut nous faire découvrir leur véritable esprit » (Ibid., pp. 42-43).
[4] Le sel de la terre, pp. 78-79.
[5] « D’autant plus que le Concile a été connu par le monde à travers l’interprétation des médias et moins par ses propres textes, que presque personne ne lit » (La lumière du monde, p. 94)
[6] A. Nichols, La pensée de Benoît XVI, Ad solem, 2008, p. 397.
[7] Le sel de la terre, pp. 78-79.
[8] Entretien sur la foi, p. 32.
[9] L’unité des nations, Homme Nouveau, 2011, p. 44
[10] Entretien sur la foi, p. 32.
[11] « Vatican II est aujourd’hui perçu sous un jour crépusculaire. Par l’aile dite progressiste, il est considéré depuis longtemps comme complètement dépassé, et par conséquent comme un fait révolu, sans plus d’importance pour le présent. Par le côté opposé, par l’aile conservatrice, il est considéré comme responsable de la décadence actuelle de l’Église catholique et on le juge même comme une apostasie à l’égard du concile de Trente et de Vatican I : au point que certains sont allés jusqu’à en demander l’annulation, ou une révision qui équivaudrait à une annulation » (ibid., p. 28).
[12] Ibid, pp. 28-29.