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L’Absolu est une personne

Approches du Dieu personnel dans l’Ancien Testament
Isabelle Rak

Quelques préjugés…

C’est par le Christ, et seulement par lui, que la Révélation du Dieu Un en trois personnes a été apportée à Israël et au monde. Trois personnes, dont l’une au moins a un visage, dont l’autre, parce qu’elle est appelée « Père » par ce Fils rendu visible aux hommes, nous est devenue par là même étrangement proche malgré son invisibilité ; et l’Esprit, pourtant le plus « discret » des Trois, anime la vie de l’Église et celle de chaque baptisé en les habitant de sa grâce. Cette dimension éminemment « personnelle » de Dieu vient s’ajouter à la longue liste d’attributs divins qui, plus ou moins consciemment chez bon nombre de chrétiens, se réfèrent au Dieu du seul Nouveau Testament : la miséricorde, l’universalité, la familiarité, l’humilité, voire la faiblesse, par contraste avec la toute-puissance, la sévérité, la distance du Dieu de l’Ancien Testament, que le lecteur peu averti de la Bible a bien du mal à percevoir comme une personne. L’hérésie marcionite, une des premières de l’histoire du christianisme et qui sévira sans doute jusqu’à la fin des temps, trouve encore sur ce point matière à justification. Le Dieu vétéro-testamentaire devient ainsi une sorte de déité quasi-anonyme (« je suis celui qui suis »), qui certes intervient dans l’histoire humaine et s’y révèle, mais de manière limitée, quantitativement (car ne concernant que le seul peuple d’Israël) et qualitativement (la relation entre Dieu et l’homme se vivant sous un mode essentiellement collectif et juridique dans le cadre d’une Alliance entre Dieu et le peuple choisi). La notion de Dieu unique vient, elle aussi, étayer ce propos : l’exigence d’un monothéisme exclusif explique l’extrême rigueur du Dieu « jaloux » de l’Ancien Testament, bien différent d’un Jésus-Christ qui partage sa vie, ses sentiments et ses angoisses avec ses disciples dans une proximité bienveillante et chaleureuse. Cette « dépersonnalisation » s’oppose même aux individualités fortement marquées des dieux antiques, qui portent des noms propres, viennent s’immiscer dans la vie des mortels et semblent étrangement proches des hommes par leurs passions et leurs désirs.

Un Dieu père ? La prudence de l’Ancien Testament

Il est vrai que le Dieu de l’Ancien Testament se révèle d’abord comme le Tout-Autre, comme le « Saint » en tant que séparé d’un monde dont il est cependant le Créateur. Car c’est tout d’abord dans cet acte de création ex nihilo que Dieu pose en-dehors de lui des créatures qui lui sont radicalement autres, qu’il fait exister un monde qui est totalement différent de lui. Le rapport du monde – et de l’homme – à Dieu ne peut s’exprimer autrement que par ce terme de création. Contrairement aux récits des mythologies païennes de l’époque, Dieu ne crée pas selon le mode de la génération, il ne s’unit pas à une divinité féminine pour donner naissance aux créatures. Pour le dire clairement, dans l’Ancien Testament, Dieu n’est pas d’emblée reconnu comme Père ; le rapport entre Dieu et l’homme ne tient pas à des liens de nature. Cette remarque en surprendra peut-être quelques-uns : dans une certaine lecture superficielle de la Bible, l’Ancien Testament mettrait en scène le Père, les Évangiles nous dévoileraient le Fils, et ce qui suit (Actes, Épîtres, Apocalypse) l’action de l’Esprit-Saint dans l’Église naissante. Mais le Dieu de l’Ancien Testament vient démentir ce bel édifice : pour affirmer cette différence irréductible entre Dieu et sa création, « la figure du père, avant de faire retour, doit d’une certaine façon être perdue, et… elle ne peut faire retour que réinterprétée par le moyen d’autres figures non parentales, non paternelles » [1]. Il s’agit ici d’évacuer la représentation d’un Dieu père semblable à celle des mythologies païennes. La relation de Dieu avec l’homme, de Dieu avec son peuple Israël, est de l’ordre d’une paternité tout à fait singulière, car fondée sur le fait historique, sur un événement de salut, et non sur des notions de génération mythiques. « La paternité divine et la filiation d’Israël ne sont pas fondées mythologiquement, mais sur l’expérience concrète d’une action salutaire dans l’histoire » [2]. La notion de paternité divine se déploie d’ailleurs en priorité dans le domaine prophétique, notamment dans Osée, Jérémie, à la fin du livre d’Isaïe, mais jamais directement dans les récits à caractère historique. « La figure du père n’est plus seulement la figure de l’origine (le Dieu de nos pères), mais celle de la nouvelle création » [3]. Paradoxalement, la représentation qui pourrait, à ce stade, fonder la notion d’un « Dieu personnel » dans l’Ancien Testament est projetée vers l’avenir…

Présence de Dieu et absence des idoles

C’est pourtant cette extraordinaire vigilance de la Bible vis-à-vis de tout ce qui pourrait mener à « confusion » entre le divin et le créé, qui permet une relation authentique, intimement personnelle, de Dieu avec l’homme. On objectera que dans nombre de mythologies antiques, les dieux vont à la rencontre des hommes, leur parlent, les assistent ou les combattent : l’Iliade est remplie de ces interventions divines où des dieux, bien identifiés et fortement individualisés, prennent concrètement le parti d’un héros, dans l’un ou l’autre camp. Mais curieusement, il existe une épopée irlandaise très ancienne où se retrouvent des thématiques et des héros très semblables – parenté indo-européenne oblige – mais d’où les interventions divines sont quasiment absentes [4] . Les dieux grecs, à y regarder d’un peu plus près, ne sont en effet guère essentiels au développement de l’action dans l’épopée homérique (et même plus tard !). Par contraste, que resterait-il de la Bible si Dieu en était absent ? Il est le personnage central du drame, il est perpétuellement présent aux patriarches, à Moïse, aux prophètes et à Israël tout entier. Il est personnel, non pas au sens ou il établit avec l’homme des liens qui en fin de compte l’assujettissent à une destinée, à un fatum inflexible que nulle conversion ne peut détourner, mais parce que précisément il a voulu, dans l’acte de la création, établir en face de lui un être doué de liberté, un être où il puisse demeurer, un être capable d’entendre sa Parole et d’y répondre en la mettant en pratique ; le Deutéronome insiste sur la proximité, la « facilité » de cette Parole divine : « La Parole est tout près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur, afin que tu la mettes en pratique » (Dt, 30, 14). Hans-Urs von Balthasar commente ce verset en ces termes :

C’est justement cette présence immédiate pénétrant dans la bouche et dans le cœur qui démontre la puissance de la Parole, laquelle veut être une puissance non de contrainte, mais d’appel : par la Parole le Je infini appelle le je fini à être lui-même. [5]

On comprend dès lors la périphrase utilisée par les Juifs pieux pour désigner Dieu : « Le Saint, Béni soit-il » : c’est parce le Dieu d’Israël est saint, séparé, tout autre, qu’il peut susciter une réponse humaine sous la forme d’une parole. Dieu est, en ce sens, un Dieu personnel, en tant qu’il établit avec l’homme une relation entre deux libertés, où la parole humaine répond aux Paroles divines d’abord par la louange et la bénédiction.

Des dialogues familiers

Dès la création du monde, Dieu s’adresse, non pas à un genre humain indifférencié, mais à des individus : Adam, Ève, Caïn, Noé. Le dialogue qu’il engage avec l’homme et la femme dans le jardin d’Eden après la faute est bien celui d’une personne qui s’adresse à d’autres personnes. Le ton est direct, et si le Créateur se comporte comme un maître auquel on a désobéi, les échanges témoignent d’une familiarité, voire d’une intimité qui fait penser à celle d’un enfant avec ses parents. Il est remarquable qu’une telle proximité se manifeste à la suite des récits de la Création où Dieu est précisément montré comme le Tout-Autre, celui par lequel tout existe. On retrouve, de proche en proche, tout au long de l’histoire des patriarches, cette familiarité si paradoxale, notamment lors du « marchandage » d’Abraham avec Dieu pour sauver Sodome et Gomorrhe (Gn, 19, 22-33). Puis, il y a cette extraordinaire citation de l’Exode : « Le Seigneur conversait avec Moïse face à face, comme un ami converse avec son ami » (Ex, 33,11).

La face et le Nom de Dieu

Ce n’est d’ailleurs pas tant l’amitié mutuelle de Moïse et de Dieu qui est remarquable, mais la mention explicite et fréquemment renouvelée dans l’Ancien Testament de la « face » de Dieu. Dans ce contexte vétéro-testamentaire, si hostile à toute représentation de Dieu, pourquoi cette insistance sur la « face » divine, sur une relation qui passerait par la vision de l’Invisible, de Celui dont il est interdit de façonner l’image ? Mais il ne s’agit pas ici – pas encore – d’un visage que seul le Fils incarné pourra exposer aux hommes. La face est précisément l’expression de cette relation interpersonnelle, qui s’instaure entre le Créateur et sa créature, relation si profonde qu’elle engage toute l’humanité de l’homme et toute la divinité de Dieu. C’est à propos de la Face divine que Balthasar écrit :

Dans une telle relation immédiate de cœur à cœur, de regard à regard, se trouve l’accomplissement proprement dit de l’Ancienne Alliance [6].

Cette intimité se retrouve à propos du Nom divin. En apparence, le « je suis celui qui suis » révélé à Moïse du milieu du buisson ardent est plutôt une périphrase qu’un nom véritable ; Dieu ne se laisse pas enfermer dans un nom d’homme, il marque par là sa distance. Mais en même temps, il se livre à lui, il se rend présent à lui dans un don de soi qui ne le prive pas pour autant de sa souveraineté.

La grâce consistant à pouvoir connaître le nom de son Dieu, Israël la comprenait comme un gage de la présence de ce Dieu, un peu comme un sacrement, comme la présence eucharistique du Christ dans la Nouvelle Alliance [7].

L’Alliance, ou l’indispensable contrat

Cette présence, cette amitié divine sont garanties, non pas par le partage de bons sentiments, mais par une Alliance. Un esprit moderne comprend ce mot en termes politiques, relevant davantage des relations entre entités collectives (nations, partis, entreprises) que de rapports personnels. Or, dans l’ancien Orient, une alliance concerne d’abord deux individus, en général des personnages importants, rois ou chefs de guerre, qui établissent sur une base juridique des liens personnels, d’un commun accord et en toute connaissance de cause. Il s’agit la plupart du temps de relations dissymétriques, le plus fort s’engageant à secourir le plus faible en échange de sa fidélité, mais des alliances équilibrées peuvent voir le jour : un exemple nous en est donné dans la Bible avec l’accord entre Jacob et Laban (Gn, 31, 44). Il convient d’insister particulièrement sur le caractère contractuel de la relation ainsi établie. Contrairement à un préjugé tenace qui tend à croire incompatible les relations personnelles et l’établissement d’une base juridique à ces relations (la désaffection actuelle pour le mariage, civil ou religieux, en témoigne), pour l’Ancien Testament ces deux notions se soutiennent mutuellement. La relation intime avec l’autre risque de sombrer dans la subjectivité, la fusion et l’idéalisation de l’autre si elle n’est pas en quelque sorte garantie par un accord objectif. L’anomie, l’absence de loi, est pour l’amour mutuel la plus grande des menaces [8].

C’est donc au sein de l’Alliance que Dieu se révèle au plus haut point comme personnel. Et cette Alliance dépasse infiniment les pratiques de l’ancien Orient en la matière : le lien formé ainsi entre Dieu et son peuple est bien plus radical que celui établi par un simple traité ; il n’engage pas mutuellement des personnes étrangères l’une à l’autre, mais se comprend, à travers les commandements qui l’accompagnent, comme une présence, une appartenance mutuelles.

L’élection

On semble loin, ici, des considérations énoncées plus haut sur le Dieu Saint, séparé, tout-autre : comment Israël a-t-il pu entrer dans cette communion avec ce Dieu si radicalement différent de toute créature ? En entrant à son tour dans cette condition de séparation d’avec le monde, grâce à l’élection. Il ne s’agit pas d’une « faveur » accordée par le Créateur à un peuple particulier, mais d’une « mise à part » de ce peuple qui désormais est mis du côté de Dieu et participe du même coup à sa sainteté. Israël sera un peuple séparé, il ne devra pas se mêler aux autres peuples, il aura même le devoir de détruire leurs idoles (Dt, 7, 1-6), « car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu ; c’est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour son peuple à lui, parmi toutes les nations qui sont sur la terre » (Dt, 7,6). Le commandement du Lévitique « Soyez saints, comme je suis Saint » (Lv, 19,1) n’est pas d’abord une injonction morale, mais la demande expresse de Dieu adressée à son peuple pour qu’il demeure fidèle à son Alliance. Cette fidélité est la condition de la vie, du bonheur, de l’existence même (Dt, 7, 12-16 ; 30, 15-20). Hors de l’Alliance, Israël retournerait au néant dont Dieu l’a sorti, par pure grâce, pour le mettre à part avec lui.

Un Dieu « engagé »

Inversement, l’Alliance engage Dieu, lui aussi, dans tout son être. Si la dissymétrie des relations entre Dieu et ses créatures est maintes fois affirmée, il est aussi question de réciprocité. Non pas sur le mode du « donnant –donnant », comme certains textes bibliques mal compris pourraient le laisser croire, mais sur le mode d’un engagement total de Dieu. Lorsque, après l’épisode du veau d’or, Dieu envisage de détruire son peuple, Moïse vient lui rappeler que cette rupture de l’Alliance ébranlerait sa propre divinité (Ex, 34, 11-14). Du moins vis-à-vis des nations païennes, que serait ce Dieu qui promet le salut à son peuple pour l’anéantir l’instant d’après ? Moïse

…défend le Dieu immanent contre le Dieu transcendant. Yahweh, qui s’est lié à Israël, n’est tout simplement plus libre… Le médiateur doit défendre le divin contre Dieu : l’engagement et la liaison de Dieu contre la liberté de Dieu, la volonté de grâce de Dieu contre sa justice vindicative, finalement la « faiblesse » de Dieu contre sa force [9].

Certes, la liberté dont parle Balthasar et dont Dieu se priverait dans son Alliance n’est qu’apparence de liberté, et doit être comprise dans le sens commun, moderne, d’autonomie ou d’indépendance. Mais ce commentaire veut avant tout souligner que Dieu, lui aussi, a engagé dans cette Alliance jusqu’à la plénitude de sa divinité.

Alliance nuptiale

Ces notions si fortes ont été interprétées, notamment dans la tradition prophétique, sous le mode nuptial. La Bible insiste constamment sur le caractère exclusif, intraitable, de l’amour de Dieu pour son peuple. Le Dieu d’Israël est un Dieu « jaloux », non pas de la jalousie étouffante et possessive du conjoint paranoïaque, mais d’une exigence d’unicité, de totalité, qui soit, dans son ordre créé, à la mesure de la fidélité, de la profondeur de l’engagement divin. La relation de l’Époux à l’Épouse est maintes fois évoquée chez les prophètes et dans le Cantique des Cantiques. L’Écriture prend le risque, à ce stade, d’évoquer la nuptialité de Dieu avec sa créature, mais sous un mode radicalement opposé à celui des pratiques sexuelles des rites païens pratiqués par les voisins d’Israël. C’est justement parce que l’Alliance est à la fois intimité et séparation que la relation homme-femme dans le mariage devient authentiquement image de l’histoire du salut et peut donc être digne de la représenter. L’Ancienne Alliance, en fin de compte, a permis à l’homme de vivre de cette tension apparente entre l’intimité et la distance, tension qui seule peut fonder une véritable relation entre personnes.

Reste cependant une contradiction irréductible entre la figure de Dieu comme Créateur et Père et le caractère nuptial de son Alliance avec les hommes. Dans la sphère de l’humain, cette contradiction n’est résolue que dans la transgression suprême de l’inceste, contre laquelle la Loi d’Israël s’est toujours farouchement opposée. Il faudra bien apporter une vision nouvelle pour résoudre ce paradoxe intenable, et la solution ne pourra être trouvée que dans les relations intra-divines révélées par la Nouvelle Alliance.

Les pluriels divins

L’Ancien Testament n’apporte aucune révélation explicite sur une possible pluralité des personnes en Dieu. Ce n’est que par l’Incarnation du Fils que la vie trinitaire sera enfin dévoilée aux hommes parce que vécue au milieu d’eux. Mais certains indices laissent pressentir l’idée d’une dynamique, voire d’une certaine pluralité au moins de discours à l’intérieur même de Dieu. Remarquons tout d’abord que, dans certaines circonstances, Dieu s’exprime au pluriel : « Faisons l’homme à notre image » (Gn, 1, 26) ; « qui enverrai-je, et qui ira pour nous ? » (Is 6, 8). Ce « nous » divin n’est pas une survivance d’un polythéisme plus ancien : en témoigne l’usage simultané du « je » et du « nous » dans nombre de passages, à commencer par la citation d’Isaïe ci-dessus. En outre, cette intrication du singulier et du pluriel s’observe dans des passages essentiels de l’Écriture : à la création de l’homme, à sa chute (Gn, 3, 22), dans l’épisode de la tour de Babel (Gn 11, 7) ou dans la vocation d’Isaïe. Mais bien sûr, c’est dans le récit de l’hospitalité d’Abraham à Mambré que se manifeste de la façon la plus visible cette pluralité des intervenants divins ; la rencontre des trois « hommes » et d’Abraham a été d’ailleurs immédiatement comprise comme une préfiguration de la Trinité. Là encore, pluriel et singulier sont utilisés en alternance, aussi bien dans la bouche d’Abraham que dans le texte du narrateur : « Mon Seigneur, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter. Qu’on apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds et vous vous étendrez sous l’arbre » (Gn 18, 3-4). Mais on ne saurait faire dire à l’Ancien Testament plus qu’il n’en peut révéler. Au demeurant, à la suite de leur halte chez Abraham, les « hommes » se dirigent vers Sodome, et ne sont plus que « deux anges » en arrivant dans cette ville (Gn 19,1).

L’Ange du Seigneur

Une autre piste consisterait à répertorier les différentes médiations utilisées par Dieu (en-dehors de médiateurs humains) pour se communiquer à son peuple. Il s’agit essentiellement de « l’Ange du Seigneur », qui n’est pas un ange au sens commun du terme, mais un médiateur envoyé par Dieu pour secourir certains de ses serviteurs (Gn 24,7 ; Ps 33,8), annoncer les décisions divines, ou communiquer certaines prérogatives au roi (2S 14, 17-20) et au grand-prêtre (Za 3, 1-7). Souvent, il est l’instrument de la colère de Dieu (2S 24, 16-17). Il est en quelque sorte le « porte-parole » de Dieu, et c’est pourquoi la tradition patristique y verra une préfiguration du Logos. Il est vrai que dans certains passages, l’Ange du Seigneur s’identifie à Dieu lui-même : « L’Ange du Seigneur se manifesta à lui sous la forme d’une flamme de feu jaillissant du milieu d’un buisson… Le Seigneur le vit s’avancer pour mieux voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson » (Ex 3, 2-4). Mais rien ne permet de supposer une quelconque intuition d’une deuxième personne divine : de fait, l’Ange du Seigneur pourrait plutôt être considéré comme une représentation de l’action de Dieu dans l’histoire.

Parole et Sagesse

C’est peut-être dans des figures apparemment plus abstraites que l’on pourrait pressentir une sorte de « préparation » à la théologie trinitaire de la Nouvelle Alliance. En premier lieu, la Parole, initialement parole prononcée par Dieu, semble acquérir chez les prophètes une existence plus autonome. Parole créatrice, qui fait exister ce qui n’est pas par sa seule existence ; Parole qui fait du prophète « la bouche du Seigneur » (Jr 15, 19), et exige de sa part l’obéissance absolue qui n’est due qu’à Dieu (Jr, 20, 9) ; Parole qui est révélation de Dieu lui-même dans le don des « Dix Paroles » et de toute la Loi, qui communique à l’homme la sainteté divine (Lv 19, 2). Une autre figure se dessine peu à peu à côté de la Parole : c’est la Sagesse, présence et rayonnement de la gloire de Dieu au milieu d’Israël, et sorte d’instance délibératrice intradivine et pourtant distincte de Dieu. Le livre de la Sagesse est un résumé de toutes les actions de cette entité certes mystérieuse, qui semble jouer le rôle d’une « interface » entre le Dieu qui l’admet dans son intimité depuis les origines (Sg 7) et le peuple dont elle a dirigé l’histoire.

L’Esprit de Dieu

Plus explicite, en revanche, est la notion d’Esprit de Dieu, qui dans l’Ancien Testament n’est en rien une sorte d’âme immanente au monde, mais le souffle de vie donné par Dieu à toutes ses créatures, le dynamisme de son action dans l’histoire, le moteur des actions prophétiques ou des démarches de conversion. L’Esprit de sainteté est clairement différencié de Dieu dans nombre de passages (« ne retire pas de moi ton esprit saint » dit le psalmiste (Ps 50). Dans une perspective plus prophétique, le Messie et le Serviteur seront les véritables porteurs de l’Esprit (Is 11,2 ; Is 61, 1-2). Et à la fin des temps, tout Israël, puis toute l’humanité recevront cet Esprit divin (Ez 11, 19 ; Jl 3, 1). Le Saint-Esprit semble curieusement annoncé plus explicitement que les deux autres personnes de la Trinité dans l’Ancien testament. Mais là encore, il ne faut pas anticiper : aucun commentateur de la Bible hébraïque n’aurait vu, au temps du Christ, la moindre « personnification » de cet Esprit de Dieu dans le sens où s’est développée la théologie chrétienne de la Trinité.

Vers l’Alliance Nouvelle

En effet, le mystère trinitaire ne saurait se révéler sans que l’un des Trois ait expérimenté de manière incarnée la condition de Fils de Dieu. Si cette filiation n’avait pas été « manifestée dans la chair », nous en serions encore au stade vétéro-testamentaire de l’intuition, de la prémonition. Nous avons remarqué, au début de cette étude, que même la figure du Père était, dans l’Ancien Testament, largement en retrait de celles proposées par les religions païennes. Avant le Christ, l’Écriture s’est méfiée, avec raison, de cette représentation paternelle qu’elle a voulu projeter, dans un suprême paradoxe, dans l’eschatologie messianique. Car ce n’est que par le Fils que le Père peut être authentiquement révélé, et en même temps, l’Esprit.

Ce qui ne signifie pas que la figure du Dieu personnel que nous propose l’Ancien Testament soit caduque ou déficiente ; au contraire, c’est dans ce dévoilement progressif d’un Dieu exigeant et jaloux qu’Israël a découvert les conditions d’une relation personnelle authentique, et a ainsi ouvert la voie à la révélation du mystère trinitaire.

Remerciements : Je tiens à remercier particulièrement le Père Jean-Pierre Batut qui a communiqué aux membres du Comité de rédaction de la revue Résurrection son cours sur la théologie trinitaire. Une grande partie de cet article s’est largement inspirée de ce document.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] Paul Ricœur, « La paternité, du fantasme au symbole », dans Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 472.

[2] Walter Kasper, Le Dieu des chrétiens, p. 209.

[3] Paul Ricoeur, op. cit., p. 478.

[4] Pour un parallèle entre l’Iliade et les épopées irlandaises anciennes, voir Bernard Sergent, Celtes et Grecs/I / Le livre des héros, Payot, 1999.

[5] Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, Théologie, Ancienne Alliance, Aubier, Paris, 1974, p. 56.

[6] Hans Urs von Balthasar, op. cit. p.66. .

[7] Hans Urs von Balthasar, op. cit. p.61. .

[8] Sur cette question de l’anomie voir la remarquable préface d’Alain Besançon du livre de Vladimir Soloviev, Le Judaïsme et la question chrétienne, Desclée, Paris, 1992, p. 9-52.

[9] H-U. von Balthasar, op. cit., p. 166.

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