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L’Écriture et le drame

Christophe Bourgeois

Une réflexion chrétienne sur la parole littéraire doit dépasser le stade platonicien de la représentation. Il me semble que nous considérons trop facilement une forme esthétique comme un objet qui nous fait simplement voir quelque chose d’absent, comme la photographie d’une maison nous permet de la regarder malgré son absence et de jouir à distance de sa beauté. L’objet esthétique n’est alors pour nous qu’un redoublement transparent d’autre chose, un objet limpide, qui ne résiste pas, que l’on peut posséder mais de rang inférieur parce que "non-réel" : bref, un joli simulacre.

Ce n’est pas seulement une querelle d’amateurs d’art. Elle concerne aussi l’attitude du chrétien devant les manifestations de Dieu, c’est à dire son expérience intime de la contemplation. Après tout, le christianisme a partie liée avec la représentation : le Fils représente Celui qui l’a envoyé, l’Église représente la Jérusalem céleste, la fraction du pain durant la Cène représente le sacrifice du Christ en Croix. La liturgie elle-même n’est-elle pas, à première vue, la représentation presque théâtrale du Mystère ? Il reste un paradoxe : le Tout-Puissant se donne à nous dans une forme, la Passion et la Résurrection de Son Fils, mais l’absolue liberté de l’être divin ne saurait être limitée à une représentation, quelle qu’elle fût.

Or, aucune parole un peu authentique ni, surtout, celle qui tente de contempler et de faire aimer le visage de Dieu ne peut prétendre à la transparente simplicité d’une parole-tableau. Elle se heurte à l’excès du mystère. Et il n’existe pas non plus d’univocité et d’évidence du langage. C’est en ce point que se dévoile une dramatique de l’écriture. Le théâtre, en effet, interroge l’écriture. Sa présence constante dans le champ littéraire torture l’esprit. Il semble faire partie de la littérature (après tout, Racine est peut-être d’abord un grand poète) et la nier en exigeant son dépassement dans l’absolu du geste et des passions. L’auteur dramatique inscrit ses propres mots dans quelque chose qui les dépasse, le jeu dialogal et scénique. Et si, malgré les conflits qui l’opposèrent jadis à l’Église [1], le théâtre permettait justement de penser en chrétien la création littéraire ?

Le drame du salut

L’histoire du salut s’inscrit dans un drame : la Toute-Puissance et la gloire divine s’y manifestent aux tout petits, l’infini s’y offre au fini et le convoque à un choix radical, un oui à l’Alliance scellée par Dieu, ou un oui à la mort. Un choix absolu qui se fait dans la vie, dans la durée de l’homme précipitée violemment dans le temps de Dieu. Un choix absolu donné, construit et accompli dans la finitude des hommes. Et pourtant un choix pour l’éternité.

Par conséquent, l’épiphanie - mot passé dans le vocabulaire esthétique courant - ne saurait désigner pour le chrétien une image surgie du Ciel et prudemment à distance des hommes. Il faut prendre cette rencontre au sérieux, reconnaître qu’on y est de toute façon engagé, qu’elle nous transforme de l’intérieur : le visage de Moïse porte physiquement la marque de ce face-à-face inouï. Et la découverte de la gloire de Jésus-Christ, sa présence, même discrète, dans une forme esthétique (un roman, un hymne, une icône ou une liturgie) n’ont donc rien à voir avec la contemplation platonicienne et ne s’achèvent jamais dans le principe de représentation [2]. On ne peut se contenter de regarder avec affection la Passion de Jésus sans s’apercevoir que nous en sommes acteurs et destinataires. Ce serait une dévotion simplement abstraite. Le surgissement de Dieu implique une rencontre entre un drame objectif - la vie, la mort et la résurrection du Fils - et un drame subjectif, car Dieu agit au cœur de mon expérience douloureuse.

La parole contre l’abstrait

Cette manifestation divine s’approprie la parole, une parole qui fait plus que représenter : elle exige une participation de l’âme. Car la victoire irrémédiable du Christ n’implique pas que la forme divine qui s’imprime en nous soit parfaitement transparente, lisible et évidente. Les signes ne sont pas transparents. L’écrivain utilise un matériau opaque, qui lui résiste, dont il doit par ailleurs combattre l’inertie provoquée par les emplois courants et stéréotypés qui en vident la substance et la beauté. Plus encore, il n’y a a priori aucune adéquation directe entre la parole proférée et l’existence. C’est précisément la douleur de tout acteur qui va au bout de son rôle, c’est aussi celle de tout écrivain qui ancre son œuvre dans une éthique un peu forte : peut-on découvrir une vérité des mots telle qu’elle révèle une adéquation entre la parole et l’existence ?

La subjectivité de l’acteur de théâtre se laisse envahir par l’altérité de son rôle, jusqu’à être dépossédée d’elle-même et ainsi traduire fidèlement son personnage, d’une part, mais avec la conviction, d’autre part, que le personnage est plus qu’un individu ; il est une figure universelle, une forme que le spectateur peut reconnaître comme juste, comme vraie. Alors que l’acteur est apparemment en complet décalage avec ce qu’il joue. A moins de rejeter complètement l’univers dramatique dans la sphère du mensonge et de l’illusion (ce que n’auraient fait ni les tragiques grecs ni les auteurs de mystères), on peut parler d’une mission de la parole, où l’homme doit parcourir l’écart entre son propre vide et l’absolu d’une forme universelle.

La parole et l’être : le rêve littéraire

Le théâtre force les mots à aller au-delà d’eux-mêmes, à la recherche d’une expression vraie, où les mots ne sont pas simple outil de communication ou ornement superflu mais témoins de la richesse d’une vérité vécue. Une grande partie de la littérature tend en effet à cette recherche d’une parole lumineuse, où le langage retrouverait sa force originelle, en devenant précisément l’être. "Et tout le reste est littérature" comme dit Verlaine dans son Art poétique.

L’exigence d’une parole proférée sur la scène, répondant aux sentiments du personnage et où le mouvement du jeu et l’action scénique prennent leur source impliquent la possibilité d’une relation directe entre la parole et l’acte. Les amateurs du théâtre classique savent par exemple que le conflit entre les mots et l’action n’y a pas de sens, puisque, chez Racine comme chez Marivaux, c’est le langage qui est l’action : les premiers actes de Phèdre reposent sur ses aveux successifs et la progression dramatique du marivaudage s’articule autour des "non", des "oui" et des "peut-être" des divers personnages. De même, si la poésie lyrique cherche à livrer une émotion subjective, si certaines prédications cherchent à provoquer une conversion immédiate et violente de l’auditoire, accomplie dans la pénitence et les larmes, c’est qu’il est théoriquement possible de concevoir dans la sphère humaine une parole agissante. Le rêve dramatique ou le rêve baroque du "puissamment discourir" ne seraient-ils pas d’ailleurs l’espérance folle d’une parole active à la mesure de Dieu ?

Le Verbe et l’acte

Comment ne pas s’émerveiller en effet devant la majesté langagière du Christ-Verbe ! Lui qui dans l’Incarnation s’est livré aux paroles humaines en leur offrant le défi de l’incompréhensible. Comme l’écrit sainte Thérèse d’Avila, "les paroles du Seigneur sont paroles et actes [...]. Le Seigneur semble vouloir nous faire comprendre qu’il est puissant et que ses paroles sont des actes" [3]. La Parole de Dieu est une déflagration au cœur de l’histoire humaine, une voix qui retentit et peut secouer les cœurs les plus endurcis, une voix qui crée le monde ou guérit les pécheurs.

L’expression humaine doit aimer les mots de Jésus, la saveur et la force de son langage. Mais l’expression humaine, fût-elle celle des apôtres à la Pentecôte, ne saurait prétendre à la même équivalence absolue où l’Être-même se donne dans Ses paroles. Tout au plus les mots sont-ils soumis à une ascèse telle qu’ils retrouvent une signification inattendue, un symbolisme que l’on ne soupçonnait pas - comme un pressoir mystique du langage : l’auteur violente son outil pour parvenir, au terme d’un parcours harassant, à offrir quelques phrases qui portent alors son expérience, son humble sacrifice de chrétien qui tente de faire participer le cercle des créatures à la louange du divin.

Cette conception du drame littéraire n’a que peu de rapport avec les considérations issues de la linguistique anglo-saxonne sur le speech-act, la "force illocutoire" du langage ou la "parole performative" que goûtent volontiers nombre d’universitaires littéraires. On a cru en effet découvrir la force du langage derrière le formalisme juridique où la parole est directement agissante (l’effectivité du "je te condamne à..." commence à l’énoncé de la sentence) ou les théories de J.L. Austin. Celui-ci tente d’analyser comment chaque affirmation agit sur l’interlocuteur, par des interprétations, des avertissements ou des menaces implicites. Ainsi, la vérité d’une phrase ne serait pas liée au caractère vrai ou faux de l’affirmation et devrait être redéfinie autour d’une analyse du rapport à l’interlocuteur [4]...

Parler au nom de Dieu

La vérité de la parole chrétienne ne me semble avoir aucun rapport avec ces réflexions. En effet, elle est d’abord et avant tout dépositaire de la puissance agissante de la Parole divine. Elle s’en fait, malgré sa faiblesse, la messagère. On a d’ailleurs beaucoup trop facilement identifié le formalisme juridique du speech-act et les paroles sacramentelles. La vérité du baptême ne réside pas finalement dans l’énonciation de la formule. Les paroles prononcées par le prêtre le sont au nom de Dieu et cela fonde leur efficacité. Elles sont la Vérité à l’œuvre au plus profond de l’expérience humaine, elles témoignent de l’action de l’Autre dans une vie, c’est à dire d’une soumission absolue au souffle divin dans une vie consacrée à Dieu.

En fait, la seule modalité possible d’un verbe humain à la fois "efficace" et fidèle à Dieu nous est enseignée par les prophètes de l’Ancien Testament. La vocation de la parole y apparaît comme une sortie de soi-même et de son monde ordinaire, en un mot une expérience du désert. Son exigence est telle que Moïse, Élie, Jonas se révoltent souvent, crient "assez" à leur Dieu. Comme l’écrit Maurice Blanchot, "la parole prophétique s’impose du dehors, elle est le Dehors même, le poids et la souffrance du Dehors" [5]. Chaque parole prophétique proférée sur la scène du monde est un sacrifice de l’existence et une rencontre incompréhensible entre l’humble expérience, la pauvre parole d’un homme et le souffle absolu de Dieu, "une voix qui crie dans le désert".

Rencontre douloureuse parce qu’apparemment impossible : quels mots peuvent dire le Transcendant, Celui dont on n’ose prononcer le nom ? Qui saura écouter et entendre cette vérité de l’existence que jette le prophète à la face du monde ? Cette radicalité et cette souffrance associées à la vocation prophétique permettent d’approcher la dramatique d’une création littéraire authentiquement chrétienne. Il est vrai qu’il faut garder la mesure et distinguer les situations ; on parle trop facilement du prophétisme de Rimbaud, les paroles d’un écrivain n’ont pas le statut d’un sacrement... L’expérience des prophètes de l’Ancien Testament reste pour l’écrivain un horizon asymptotique.

Mais le drame existe. L’acteur qui essaye d’atteindre la grandeur d’un héros, la tragédie qui avec la misère des hommes laisse transparaître le sublime en sont la métaphore permanente. Ce drame de la littérature est celui de toute parole dite au nom de Dieu, c’est à dire d’une parole qui veut transcender son contenu strictement langagier pour devenir révélatrice de l’invisible. Ce drame est celui de l’incomplétude humaine, de l’écart extraordinaire à parcourir du péché à la sainteté. Ce drame est celui d’une parole qui travaille avec les mots des pécheurs, avec leurs vies et leur passion dans un domaine où l’insatisfaction est la seule chose dont l’écrivain soit sûr. Il sait qu’il doit tout donner, tout offrir pour se laisser embraser, jusqu’à la possibilité-même de maîtriser son talent, sans savoir pour autant l’exact aboutissement de cette voie. On touche ici à "ce pathétique sans lequel aucun art chrétien ne serait possible" [6].

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] L’initiative de cette lutte revient à Tertullien, dans son livre Sur les spectacles (vers 197), confirmé plus tard par la condamnation de tous les spectacles par saint Augustin. Les Constitutions apostoliques rappellent que si les acteurs ne cessent définitivement leur art, ils doivent être bannis de l’Église.

[2] C’est précisément ce qu’explique H.U. von Balthasar dans l’introduction à sa Dramatique divine, en rappelant le caractère sans doute artificiel de la division de son œuvre en triptyque (La Gloire et la Croix (théophanie), La Dramatique divine (théopraxie), La Théologique (théologie) : "celui qui a pris la rencontre au sérieux, comme l’esthétique la figurait, a dû reconnaître qu’il était déjà engagé dans ce phénomène de la rencontre [...] Au cœur de l’esthétique a donc déjà commencé la « dramatique théologique » ", La Dramatique divine, I- Prolégomènes, trad. André Monchoux, éd. Culture et Vérité, Namur, 1984, p. 13 (édition originale : Theodramatik, I- Prolegomena, Johannes Verlag, 1973).

[3] Œuvres complètes, "Autobiographie", chap. XXV, éd. M. Auclair, Paris, Desclée de Brouwer, 1985, p.170.

[4] On pardonnera, je l’espère, cette caricature un peu hardie qui peut sembler trahir l’échafaudage intellectuel très complexe du livre de J.L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970. [éd. originale anglaise How to do things with words, 1962].

[5] M. Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959, éd. Folio Essais p. 113. Maurice Blanchot n’oublie pas non plus de préciser l’épaisseur temporelle de la vocation prophétique et son ancrage historique. Cet article ne considère d’ailleurs pas l’analyse de Blanchot comme la plus juste sur l’esprit prophétique mais il est le seul critique contemporain de valeur, à ma connaissance, à avoir tenté de mettre en rapport la vocation littéraire et la vocation prophétique.

[6] H.U. von Balthasar, Le chrétien Bernanos. Cf. l’article de Cécile Reboul sur la vocation d’écrivain de Bernanos, "Bernanos, le vieux compagnon", dans ce même numéro.

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