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L’Église contre la famille ?

Jean Marensin

En deux mille ans, l’Église militante s’est répandue dans de nombreuses contrées présentant des modèles familiaux très divers. Il s’en faut en effet de beaucoup que l’organisation de la famille soit uniforme à travers les cultures : monogamie / polygamie, endogamie / exogamie, rôle plus ou moins grand de la femme, famille souche où cohabitent les générations ou famille nucléaire, égalité des enfants ou droit d’aînesse, etc. La combinaison de ces critères multiplie les types familiaux pour le plus grand bonheur des anthropologues. La typologie qu’on en tire n’est pas nécessairement une hiérarchie, même si, sur le plan de la dignité humaine, la monogamie est en général mise au-dessus de la polygamie (qui est généralement une polygynie) et, sur le plan de l’ouverture à l’autre ou de la santé, l’exogamie semble valoir mieux que l’endogamie.

L’Église n’a pas prétendu imposer un modèle familial idéal. Elle a, comme souvent, procédé moins par proposition positive que par interdiction : interdiction de la polygamie, du divorce, de l’endogamie, notamment. Elle s’est efforcée de faire évoluer les mœurs dans le sens le mieux compatible avec ses idéaux. Et c’est ainsi que, loin de sacraliser la famille, ou tel ou tel modèle familial, elle est apparue, au long de son histoire, plus souvent en rupture avec ce que la société dans laquelle elle se répandait tenait pour le modèle familial de référence. En d’autres termes, elle a plus souvent cassé les structures familiales préexistantes qu’elle ne les a consolidées.

Affaiblissement de la famille romaine

Dans la société gréco-romaine qui a constitué la première aire d’expansion du christianisme, comme d’ailleurs dans la plupart des sociétés indo-européennes, on ne saurait considérer que le modèle familial dominant dans les classes dirigeantes était tout à fait primaire, si l’on tient pour primaire la relative facilité de mœurs régnant dans les sociétés néolithiques. La monogamie est la règle aussi bien chez les Grecs que chez les Latins, et l’était aussi chez les Celtes avant la conquête. Elle l’est depuis longtemps chez les Indiens. Mais ce modèle s’éloigne de l’idéal chrétien au moins sous deux rapports : dans la société romaine au temps du Christ, à un stade déjà évolué donc, le divorce est répandu et la toute-puissance du pater familias continue de limiter la liberté des époux. Suétone nous montre Auguste, chef de la gens impériale, casser le mariage de son beau-fils Tibère dont la femme est pourtant enceinte pour le marier du jour au lendemain, pour des raisons politiques, à sa fille [1]. Que l’Évangile promeuve la monogamie ne constitue pas un problème dans l’Empire romain. Mais l’interdiction du divorce, introduite par Jésus lui-même (Mt 5, 31-32 et Lc 16, 18), en est un : elle représente de fait une promotion de la femme (car bien entendu le divorce, c’était d’abord la répudiation par l’homme et non l’inverse), une limitation au pouvoir, non seulement du mari mais du chef de la gens, et l’affirmation d’une autonomie nouvelle du couple. D’une certaine manière, c’est aussi l’autonomie de la personne que promeut saint Paul quand il déconseille aux veuves, au moins les plus âgées, de se remarier, car le remariage était jusque-là pour elles, non seulement un droit mais une quasi obligation. [2]

Le christianisme semble aussi avoir répandu dans les basses classes, et notamment les esclaves, le rituel du mariage, qui, jusque-là, était réservé aux classes les plus élevées, ce qui représente l’accès à une forme de dignité.

On comprendra que, dans un tel contexte, l’exaltation de la famille (à ne pas confondre avec le sacrement de mariage), si habituelle dans la littérature religieuse des XXe et XXIe siècle, ne se rencontre jamais dans le Nouveau Testament et chez les Pères de l’Église : dans une Église engagée dans la lutte contre les logiques claniques, elle aurait été comprise comme l’exaltation de la gens, équivalent ancien de la famille, ce qui aurait pu donner lieu à de redoutables malentendus. Presque tout au long de son histoire, ce n’est pas la famille en tant que telle, collectivité plus ou moins large gravitant autour d’un ou plusieurs couples, que l’Église a promue mais le mariage, comme sacrement de l’union d’un homme et d’une femme.

Autre élément de discorde avec la famille antique : l’Église par son enseignement et l’exemple de ses martyrs encourage les membres d’une famille à embrasser le christianisme, quel que soit l’avis du père, de la mère, du mari ou de l’épouse. Cette priorité donnée à la relation entre un individu et Dieu par rapport aux logiques du groupe, elle aussi clairement inscrite dans l’Évangile (Mt 11, 37 ; Lc 14, 26-27), constitue une nouveauté dans l’histoire des religions.

Après les invasions germaniques, à l’ancienne aristocratie romaine se substitue, en Occident, une nouvelle aristocratie issue des tribus germaines ayant envahi le territoire. Même si cette nouvelle aristocratie se convertit vite au catholicisme, les Francs d’abord puis, peu à peu, tous les autres, l’Église doit composer avec des mœurs encore plus éloignées de l’idéal évangélique que celles de la société gréco-romaine. La polygamie est répandue chez les chefs francs, même si généralement une seule épouse a rang officiel : Charlemagne lui-même, quoique tenu pour un empereur pieux et figurant même au calendrier des saints [3] en raison de l’appui constant qu’il apporta à l’Église, vécut entouré d’une sorte de harem.

Dès lors que les apparences sont sauves (une seule épouse officielle), l’Église ne s’attelle pas à la tâche impossible de contrôler la vertu des guerriers francs. Elle a déjà bien assez à faire à maintenir celle de ses évêques qui viennent des mêmes familles. Ce n’est qu’à partir des Carolingiens qu’elle s’oppose fermement à la répudiation des épouses, telle celle de Theutberge par Lothaire II en 869. Plus tard, trois des premiers Capétiens, Robert II le Pieux puis Philippe Ier et Philippe II Auguste sont excommuniés, le premier pour mariage incestueux, les deux autres pour bigamie de fait, l’Église refusant de reconnaitre leur séparation d’avec une épouse antérieure.

C’est aussi dans le courant du Moyen Age chrétien, que la dot change de sens. De temps immémorial, l’union de deux familles par le biais d’un mariage avait été accompagnée d’une transaction financière. Dans les sociétés primitives et musulmanes, la dot est le prix de l’épouse que paye le mari ou la famille du mari. Elle devient, sous l’influence du christianisme, ce qu’elle avait commencé à être dans la Rome païenne, une dotation que le père de la mariée fait à sa fille quand elle quitte le foyer paternel. Elle n’en aura certes pas la libre disposition, mais elle pourra revendiquer grâce à elle une certaine dignité patrimoniale. L’épouse était un bien que l’on vendait ; elle vient désormais avec du bien.

L’exogamie imposée au forceps

En revanche, l’Église catholique entre en guerre dès l’époque mérovingienne avec la société franque pour combattre la tendance des clans aristocratiques à pratiquer le mariage endogame [4]. L’endogamie était pratiquée dans les tribus germaniques non seulement par souci de pureté lignagère, mais aussi parce qu’elles ne voulaient pas abandonner leurs filles à des étrangers. L’endogamie signifiait que les clans vivaient repliés sur eux-mêmes [5]. Et c’est précisément cela que l’Église a tenté de casser. Au nom, moins de la génétique que de la charité et en se référant à saint Augustin qui, après Aristote, soutenait qu’un mariage avec une famille étrangère était le signe d’une ouverture plus grande à l’autre et la possibilité d’établir de nouveaux liens d’amour (caritas) à même d’étendre le lien familial au loin.

Les interdits des mariages consanguins par l’Église mérovingienne, puis carolingienne, allèrent très loin, jusqu’au septième degré. Comme les généalogies étaient parfois incertaines, la découverte fortuite (ou prétendue telle) d’un lien de parenté pouvait justifier l’annulation de certains mariages (ainsi celui d’Aliénor d’Aquitaine avec Louis VII).

Ce combat s’étendit à toutes les classes de la société. Dans les classes populaires, l’exogamie s’imposa mieux que dans l’aristocratie dans la mesure où l’éventail des choix possibles était plus large et les considérations patrimoniales plus réduites. La société européenne s’en trouva transformée. Elle était jusqu’à une date récente, selon Emmanuel Todd [6], la seule société sur la planète où, du fait des règles en vigueur, un homme (ou ses parents) avait la possibilité de choisir entre plusieurs épouses possibles.

L’Islam à rebours

Au moment où l’Église catholique s’efforce, siècle après siècle, de casser les logiques claniques primitives, l’Islam, apparu au VIIe siècle dans le désert d’Arabie, suit l’évolution inverse. Mahomet rationalise mais conforte et pétrifie les logiques claniques des sociétés primitives. Il instaure un système familial d’une particulière rigidité, fondé sur la toute-puissance du chef du clan, y compris sur ses enfants majeurs, la polygamie (ou polygynie), l’assujettissement et l’enfermement des femmes, l’endogamie stricte et donc la fermeture des groupes familiaux. Ce système consolide, à l’intérieur des familles musulmanes, l’attachement à l’Islam et y rend très difficile les conversions à d’autres religions. Il n’y a pas sur la surface de la terre de systèmes familiaux plus antithétiques que ceux que le christianisme, puis l’Islam, ont introduits à six siècles d’intervalle dans la périphérie méditerranéenne [7].

Tout en affirmant d’emblée, dans son rituel, le principe du libre choix des conjoints, homme et femme, l’Église resta plus prudente sur ce chapitre jusqu’à la Renaissance. Ce libre choix fut longtemps, on le sait, très théorique.

La liberté du mariage

Elle entama, au XVIe siècle, un nouveau combat pour affirmer le droit de son clergé d’administrer le sacrement du mariage à des fiancés majeurs (la majorité était alors de 25 ans !) sans l’accord de leur parents. Le Concile de Trente dit qu’« il est criminel de violer la liberté du mariage » (chapitre XXIX, 9) [8]. Le roi de France et le Parlement de Paris, soucieux d’abord d’ordre, s’opposent à cette prétention de l’Église et refusent de reconnaître ce droit des conjoints au regard de la loi civile. La position de l’Église est si révolutionnaire que Rabelais, que l’on croit souvent progressiste, critique vivement les ferments d’anarchie que contient cette prétention [9]. Luther et Calvin sont sur la même ligne. Comme au temps de l’empire romain, comme au temps de Charlemagne, il s’agit d’affaiblir le pater familias tout-puissant, de casser les clans et de promouvoir ce qu’il faut bien appeler l’individu, même si le lien matrimonial qu’il contracte l’engage pour la vie.

Au même moment les mariages et les naissances commencent à être enregistrés par écrit dans toutes les classes de la société.

Les guerres de religion

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, la France est ravagée par les guerres de religion. Le clivage n’est pas seulement spirituel, il est aussi sociologique. Le cœur du parti protestant, c’est la noblesse du Sud-Ouest où survivent les logiques claniques sous la forme que Todd [10], après Le Play [11], qualifie de famille autoritaire : cohabitation des générations autour d’un ancien disposant de l’autorité, droit d’aînesse strict. Ces patriarches supportent mal que le clergé se mêle de leurs affaires de famille ; les cadets lorgnent sur les biens d’Église pour compléter un héritage réduit à la portion congrue.

Le centre du parti catholique, c’est le Bassin parisien, autour de Paris qui est déjà une grande ville, bourgeoisie et peuple ensemble. La moitié nord de la France est le domaine de la famille nucléaire fondée sur le mariage, où les nouveaux époux vont habiter à part de leurs parents, où le droit d’aînesse n’existe pas : la liberté et l’égalité, déjà ! Libre choix du conjoint, égalité entre les enfants, séparation des parents et beaux-parents (« L’homme quitte son père et sa mère » Gn 1,24). Aussi curieux que cela paraisse à ceux qui confondent catholicisme et traditionalisme social, le modèle du Bassin parisien est à la fois le plus moderne et le plus conforme à l’enseignement millénaire de l’Église catholique, tendant à l’émancipation du couple. Les catholiques parisiens se retrouvent dans la Ligue, premier parti politique moderne, dit-on, sur laquelle l’autorité du duc de Guise est assez théorique. Pour les Parisiens, le protestantisme, identifié aux prétentions d’une petite noblesse rurale arc-boutée sur ses mœurs patriarcales, n’est pas le bienvenu. C’est la résistance de la ville de Paris en 1590-1594 qui oblige le roi Henri IV à rallier le catholicisme, maintenant ainsi le Royaume de France dans le giron catholique, même s’il réserve les meilleurs emplois à ses amis gascons restés huguenots.

On notera au passage que le clivage entre « les deux France » n’était pas nouveau. Il séparait déjà à peu près sur les mêmes lignes les Armagnacs, ancêtres des huguenots et les Bourguignons, ancêtres des Ligueurs. Comme quoi, certaines réalités familiales transcendent les divisions religieuses.

La victoire du catholicisme en France est bien celle d’un modèle familial, dit conjugal ou nucléaire que, depuis quinze siècles, l’Église s’évertuait à promouvoir contre les pouvoirs laïques. Il faudrait aussi examiner ce qui se passe dans les autres pays, mais la France joue alors en Europe un rôle de référence ; il est probable que si elle avait basculé vers la Réforme, celle-ci aurait triomphé dans la plus grande partie du continent. On ne s’étonnera pas que toute l’Europe luthérienne (Allemagne du Nord et Scandinavie) soit attachée au modèle familial autoritaire de type clanique, à moins que ce soit l’inverse, que cette Europe (sauf l’Allemagne du Sud et l’Autriche) ait été attirée par le luthérianisme qui renforce le chef de famille face au clergé.

Le temps des révolutions

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les questions familiales ne semblent plus être au cœur des préoccupations de l’Église ; d’autres questions, comme celle de la liberté et de la grâce, de la Bible et de la tradition, et bientôt, l’essor de la philosophie des Lumières, l’accaparent. Elle n’en continue pas moins son combat pour garantir la liberté de mariages. Fénelon (après Molière) fulmine contre les mariages arrangés entre vieillards riches et jeunes filles, où il voit, non sans motifs, un risque d’adultère.

La lutte pour l’exogamie, acquise désormais dans les mœurs populaires, n’est plus au premier plan, surtout vis-à vis des familles royales : Louis XIV épouse avec dispense une cousine deux fois germaine, ce qui, au temps d’Hugues Capet, n’aurait jamais été admis. L’extinction des Habsbourg d’Espagne n’est pas étrangère à l’abus de ces pratiques.

Au cours du XVIIIe siècle, la France du Bassin parisien, celle qui avait fait gagner la Ligue catholique deux siècles plus tôt, celle du mariage nucléaire et de l’héritage égalitaire, se déchristianise avant le reste du pays, sous l’effet d’une diffusion populaire plus précoce de l’impertinence philosophique et peut-être d’un jansénisme décourageant. La Révolution française instaure le mariage civil, mais, sous la réserve de l’introduction du divorce, il n’est pas très différent dans sa procédure du mariage catholique.

Le XIXe siècle est au contraire un temps de reconquête chrétienne. C’est ce qui permet de voir éclore de si nombreuses vocations de prêtres et religieuses, au point que, vers 1900, malgré l’anticléricalisme qui se déchaîne en France, la moitié des religieuses actives aux quatre coins du monde sont françaises.

Inutile de dire que dans les nouvelles terres de mission, l’Église s’efforce, non sans mal, d’implanter le modèle chrétien du mariage, au moins dans ce qu’il a de monogame et de stable. Cela ne va pas de soi dans de nombreuses contrées, en particulier en Afrique et en Asie. Cela va encore moins de soi en terre d’Islam où le modèle archaïque se trouve pétrifié : à tort ou à raison, les missionnaires contournent le massif musulman pour centrer leurs efforts sur les peuples encore païens situés au-delà. Faute de modifier immédiatement des modèles familiaux très éloignés de l’idéal chrétien, l’Église catholique doit s’y contenter souvent d’une évangélisation en surface qui laisse subsister des comportments païens, comme elle l’avait fait chez les Francs et autres barbares.

Changement d’alliance ?

Mais si l’on en reste à ce qui est encore alors le cœur de la chrétienté, l’Europe, l’Église catholique semble avoir, depuis quelque temps déjà, abandonné la lutte contre l’esprit de clan qui, sous différentes formes, l’avait occupée pendant près de 1800 ans.

Y a-t-il un rapport avec le fait que, en France et ailleurs, la reconquête catholique rencontre au XIXe siècle ses plus vifs succès dans les vieilles terres de familles-souches alors décrites par l’anthropologue catholique Le Play, à la périphérie de la France : Pays Basque, Béarn, Sud du Massif central, et dans une moindre mesure Bretagne, Savoie ? Plutôt protestantes aux XVIe et XVIIe siècles, ces terres deviennent les meilleurs terrains du catholicisme au XIXe siècle [12].

Au même moment, la famille, dont il n’avait jamais été question en tant que telle jusque-là [13], commence à devenir un thème de discours essentiel de l’Église catholique. En 1893 est instaurée la fête de la sainte Famille [14]. Certes la famille de Jésus, quoique atypique, est, selon l’Écriture, nucléaire, mais quel type de famille se trouve sacralisé aux yeux du peuple chrétien dès lors que l’Église n’est plus guère explicite sur les contours qui sont les siens ? Est-on sûr que, dans telles régions, dans tels milieux sociaux, certains n’ont pas compris que ce que l’Église proposait de tenir désormais pour saint, c’était l’antique famille clanique qu’autrefois elle avait combattue ? Une vision qui est en tous les cas celle des adversaires de l’Église, persuadés que cette institution est toujours du côté de l’autorité contre la liberté. On ne voit plus, en tous cas, aucun effort pour libérer la notion de mariage chrétien de sa gangue sociologique.

On peut considérer cette évolution autrement. Nous avons vu, au cours des siècles, s’imposer de plus en plus un modèle nucléaire et égalitaire de famille qui, à bien des égards était le plus conforme à la conception chrétienne, centrée sur le sacrement de mariage. Famille nucléaire, monogamie, exogamie, extension du libre choix des conjoints : d’une certaine manière, c’est cette famille conjugale qui triomphe aujourd’hui en Europe. Le XXe siècle a vu un peu partout, sous l’effet de l’urbanisation, la dissolution des familles hiérarchiques, là où elles subsistaient, et la généralisation d’un modèle conjugal.

Or, c’est au moment où il parait triompher que ce modèle révèle sa fragilité. Cette fragilité s’exprime principalement par la progression des divorces, d’abord aux États-Unis, puis en Europe. Elle s’exprime aussi par la dénatalité, phénomène européen au départ et qui, lui aussi, tend à s’étendre au reste du monde (Afrique noire exclue).

Pour beaucoup, cette fragilité est l’effet d’un individualisme excessif, une opinion qui va assez bien avec la nostalgie des logiques claniques ou, à tout le moins, de celle des belles familles-souches qui ont soutenu le regain catholique du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Pour l’Église, l’heure ne serait plus à la promotion de la liberté individuelle mais, au contraire à la lutte contre les excès de cette liberté, afin de recréer le lien social autour de la famille.

Il y a pourtant d’autres lectures possibles des évolutions contemporaines : si parents et grands-parents se séparent géographiquement, l’allongement général de la durée de la vie assure à ces derniers une présence et parfois une emprise que la forte mortalité d’antan excluait. La coupure du cordon ombilical que nous enseigne la Bible et qu’a promue ensuite la tradition catholique, n’est pas seulement un phénomène physique, il s’agit aussi d’une coupure morale. Au cours des deux derniers siècles, la famille patriarcale de type périphérique s’est avérée en France plus féconde que la famille nucléaire du Bassin parisien, surtout à partir du moment où celle-ci a été touchée par la déchristianisation. Elle a donc exercé, par ses nombreux descendants, une influence beaucoup plus large que son origine géographique. Son fantôme, ou son « zombie », pour employer une expression mise à la mode par Todd [15], demeure à travers les influences diffuses des parents sur les choix de leurs enfants, des grands parents sur les parents, de l’esprit de la famille large sur les individus qui le composent. Si l’on considère par exemple le nombre de jeunes gens qui ne se marient jamais ou qui ne mènent pas à terme une vocation religieuse, sous l’influence de leurs parents, le nombre de couples où l’interférence de la génération précédente a mis la discorde ou, sur un autre registre, le poids des retraites sur le niveau de vie de jeunes ménages, il n’est pas certain que les couples dits modernes soient encore pleinement libérés, malgré les apparences, de l’emprise des clans que l’Église avait si longtemps et si vaillamment combattues, ce qui peut être aussi un facteur de fragilité.

Jean Marensin, historien, essayiste.

[1] Suétone, Vie des douze Césars, August, LXIII.

[2] Si, en 1 Co 7, 8, le conseil de ne pas se remarier (il ne s’agit que d’un conseil), semble s’adresser à toutes les veuves, en 1 Tm 5,14, il conseille au contraire le remariage aux jeunes veuves : « Je veux donc que les plus jeunes veuves se remarient, qu’elles aient des enfants, qu’elles tiennent leur maison, sans donner aucune prise aux insultes de l’adversaire ».

[3] La régularité de la canonisation effectuée par l’antipape Pascal III en 1165 est contestée.

[4] Sur 25 conciles mérovingiens, 17 se prononcent contre les mariages consanguins.

[5] En Irak, on parle encore de tribus, cinq mille ans après que la Mésopotamie soit rentrée dans l’histoire. C’est l’effet de l’endogamie musulmane.

[6] Emmanuel Todd, L’enfance du monde, Seuil, 1984.

[7] Cependant, l’émigration et la vie urbaine ont aujourd’hui considérablement affaibli le modèle familial traditionnel de l’Islam.

[8] Cité par Michel Rouche, Sexualité, intimité et société sous le regard de l’histoire, CLD, 2002, page 93.Cet ouvrage nous a beaucoup inspiré dans l’écriture du présent article.

[9] Rabelais, Tiers Livre, chapitre XLVIII.

[10] Emmanuel Todd, L’invention de la France, Hachette, 1981.

[11] Frédéric le Play, Paysans en communauté du Lavedan (Hautes-Pyrénées, France), 1864.

[12] Il est vrai que l’Église les avait surinvesties aux XVIIe et XVIIIe siècles pour y contrer le protestantisme.

[13] Il n’y a pas d’article « famille » dans le Dictionnaire de théologie catholique.

[14] Un culte qui avait commencé à être répandu au Canada au XVIIe siècle par François de Laval.

[15] Emmanuel Todd, Le mystère français, Seuil, 2012.

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