Rechercher

L’Éternel retour selon Nietzsche : hypothèse scientifique, doctrine philosophique ou machine de guerre contre le christianisme ?

Didier Rance

Si L’Éternel retour évoque pour les cinéphiles le mythe de Tristan et Yseut revisité par Jean Cocteau, il constitue aussi un thème de Nietzsche, considéré généralement comme majeur pour lui.

En fait, Nietzsche emploie peu l’expression (ewige wiederkunft ou ewige wiederkehr) dans les œuvres qu’il a lui-même publiées : huit fois, mais cinq fois plus dans ses notes publiées à titre posthume (dont deux fois : le retour éternel du même). Dans le Gai Savoir (1882), on peut y lire cette parabole, qui dit clairement que ce que vous faites en ce moment ‒ par exemple, pour vous lecteur, lire cette page ‒, vous l’avez déjà fait une infinité de fois et le referez une infinité de fois) ; l’éternel retour est donc une théorie, une doctrine sur le temps :

Et si, un jour ou une nuit, un démon se glissait dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la vis et que tu l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; sans rien de nouveau, au contraire ; chaque douleur, chaque plaisir, chaque pensée, chaque soupir, tout ce qui existe d’ineffablement petit et grand dans ta vie doit revenir, et tout dans le même ordre et le même enchaînement – et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant et moi aussi. L’éternel sablier de la vie est sans cesse retourné, et toi avec, petite poussière des poussières ! ». Tu ne te jetterais pas à terre en serrant les dents et en maudissant ce démon ? Sauf si tu as déjà vécu un instant extraordinaire où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et je n’ai jamais rien entendu d’aussi divin »… Cette question posée à propos de tout : « Veux-tu ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » serait le poids le plus lourd sur tes actions ! … (341)

Ainsi parlait Zarathoustra (1883) présente deux fois clairement l’Éternel retour :

(Le nain) : Toute vérité est courbée, le temps lui-même est un cercle.
(Zarathoustra) : Esprit de lourdeur, ne simplifie pas trop les choses. . Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas être déjà arrivée, accomplie, passée ?... Et toutes choses ne sont-elles pas enchevêtrées de telle sorte que cet instant tire après lui toutes les choses de l’avenir ? Donc ‒ aussi lui-même ?... Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi, réunis sous ce portique, chuchotant des choses éternelles, ne faut-il pas que nous ayons tous déjà été ici ? (III, 2, extraits)

Ou, plus loin :

Tout va, tout revient. La roue de l’existence tourne éternellement… (III, 1, extraits).

Nietzsche le cite encore dans le Crépuscule des Idoles (1888), et plusieurs fois dans Ecce Homo (1888 – voir infra).

L’expression est plus fréquente dans les fragments posthumes, surtout de la période 1881-1884, puis dans la dernière année avant l’effondrement dans la folie, quand, sans y réussir, Nietszche tente d’écrire son magnum opus qui le rendra enfin célèbre. Mais l’utilisation qu’il fait de ces fragments est délicate : s’agit-il de notes de lecture, de réactions à une lecture, de pensée personnelle ?

D’où lui vient ce thème de l’Éternel retour ? Nietzsche raconte dans Ecce Homo que c’est à l’été 1881, alors qu’il est en villégiature à Sils-Maria qu’il fait une expérience d’où naîtra son Zarathoustra  :

Je veux raconter maintenant l’histoire du Zarathoustra. La conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de l’Éternel Retour, formule suprême de l’affirmation la plus haute qui se puisse concevoir, date du mois d’août 1881. Cette idée fut jetée sur une feuille de papier avec cette inscription : À 6 000 pieds par-delà l’homme et le temps. Je marchais ce jour-là dans la forêt, le long du lac de Silvaplana ; je m’arrêtai près d’un puissant rocher empilé comme une pyramide non loin de Surlej. C’est là que cette idée m’est venue.

L’expression « À 6 000 pieds par-delà l’homme et le temps » indique bien où Nietzsche veut en venir : il s’agit d’un dépassement de l’homme et du temps, et sa correspondance montre qu’il attribue à cette expérience du rocher de Surlej a un caractère de révélation.

Une hypothèse scientifique ?

Nietzsche tente de donner à son Éternel retour une base scientifique. En 1886, il en fait « la plus scientifique de toutes les hypothèses possibles » (Fragments posthumes, [désormais FP] XII, 5, 61) et déclare que « le principe de la conservation de l’énergie l’exige » (id. 5, 54). Ailleurs, il le lie à l’atomisme ou à la finitude des possibles. Mais il se garde bien d’entrer dans une discussion scientifique et d’avancer des preuves : son attitude face à la science est d’ailleurs très équivoque, tantôt louée, tantôt vilipendée. Il s’appuie plutôt sur des vulgarisateurs à prétention scientifique, quand ce n’est pas sur des essayistes et sur des poètes. Ils sont nombreux car l’Éternel retour est alors dans l’air du temps. Le romantisme a remis le mythe à la mode (Hölderlin, Nerval, Heine), et les désillusions du progrès de même. Contrairement à ce qu’il écrit dans Ecce Homo (cf. ci-dessus), l’idée ne lui est pas venue au rocher de Surlej mais il la travaillait depuis des mois, comme ses notes le prouvent, surtout en lisant plume à la main des ouvrages qui présentent ou discutent l’Éternel retour : Blanqui, Lange, Buchner, Vogt, Von Mayer, Caspari, autant de noms aujourd’hui oubliés mais qu’il a lus ou qu’il connaît de seconde main ; tous présentent un matérialisme athée qui voit dans cette idée de l’Éternel retour une alternative à l’idée chrétienne du temps (sauf Von Mayer), en conférant l’éternité pour les uns à la matière, pour les autres à la force, dans des cycles éternellement répétés car les possibles, eux, ne sont pas infinis. De plus pour Vogt, suivi par Nietzsche, si le temps était fini, il le serait déjà.

Le paradoxe pour ces auteurs, et pour Nietzsche avec eux, est qu’ils proposent cette doctrine de l’Éternel retour comme scientifique alors que le second principe de la thermodynamique énoncé peu avant la rend scientifiquement impossible. Nietzsche en est conscient mais décide que, puisque la physique qui voit l’univers arriver à un état final (il cite Thomson, Lord Kevin, un de formulateurs de ce principe) incompatible avec l’Éternel retour, c’est elle (et l’irréversibilité du temps) qui est réfutée par lui et non l’inverse (Cf. FP, XIV, 14, 188).

Une doctrine philosophique ?

Ne pouvant y trouver un fondement cosmologique sérieux dans la science, Nietzsche en cherche un dans la pensée philosophique. Quoiqu’exaltant l’originalité de sa « révélation », il veut y voir une parenté avec la pensée des Anciens, tant Grecs qu’orientaux. Il évoque les lois de Mani (lues chez le romancier Jacolliot), le Bouddha, et surtout les présocratiques et les Stoïciens :

La doctrine de l’« éternel retour », c’est-à-dire du mouvement cyclique absolu et infiniment répété de toutes choses – cette doctrine de Zarathoustra, pourrait finalement avoir déjà été enseignée par Héraclite. Le stoïcisme, qui a hérité d’Héraclite la plupart de ses représentations de base, en garde des traces. (Ecce Homo, 2)

Mais outre que les Stoïciens ne dépendent que bien partiellement d’Héraclite, leur doctrine de l’Éternel retour, tout à l’inverse de celle de Nietzsche, est fondée sur la bonté et sur la rationalité de Dieu : selon Chrysippe, Dieu a créé le meilleur des mondes et le recrée toujours le même, puisqu’il veut pour nous le meilleur.

Nietzsche s’inspire surtout en ce domaine d’un penseur qui a décisivement marqué sa jeunesse, pour sa conception du temps comme pour le reste : l’américain Ralph Waldo Emerson. En le lisant et en l’imitant dans ses écrits, le jeune Nietzsche est passé de jeune chrétien pieux à jeune athée non moins pieux dans son athéisme. Il prend chez Emerson l’abandon de la pensée de l’Être au profit de la circularité du devenir, qui induit une relation étroite entre puissance et persistance. Cette circularité détruit la métaphysique et la logique et leurs polarités (être-néant, bien-mal, Dieu-homme, esprit-matière, forme-substance etc.) au profit d’un continuum dans un flux de devenir, et le jeune Nietzsche écrit, par exemple :

Peut-être que tout comme l’esprit n’est que la plus petite des substances, le bien n’est que le développement le plus subtil du mal, et la volonté libre rien d’autre que la potentialité suprême du destin. L’histoire du monde est alors l’histoire de la Matière, si on permet au sens de ce terme d’être infiniment large.

Nietzsche relie en 1881 l’Éternel retour à ses autres doctrines et en fait surtout une thèse psychologique et une base pour sa morale – vivre pleinement l’instant présent - , en lien avec la « mort de Dieu », le Surhomme et le nihilisme. Comme pour ces autres thèmes, il ne faut pas chercher à harmoniser ses positions (rappelons que comme le dit justement Karl Jaspers, « l’auto-contradiction est le trait fondamental de la pensée de Nietzsche »). Tantôt il voit dans l’Éternel retour le grand Oui à la vie, la grande affirmation de celle-ci, « la formule la plus haute du dire Oui qui peut être atteinte » (Ecce Homo, 2), tantôt, au contraire, il y voit « la forme la plus achevée du nihilisme : le néant, l’absence de sens éternel » (FP XII, 5, 71, 6). Tantôt il parle du poids le plus lourd à porter, tantôt il semble se jouer des mots.

C’est sans doute ces variations qui expliquent celles encore plus grandes de ses épigones du siècle suivant sur l’Éternel retour. Un bref échantillon : pour Ernst Bertram, Nietzsche fait de l’Éternel retour un mystère moqueur ; pour Heidegger il concerne non les existences mais l’exister ; pour Jean Beaufret il ne peut être distingué de la volonté de puissance ; pour Karl Löwith une pensée unifiante pour tenter de récupérer le monde, pour Gilles Deleuze, l’éternel retour est sélectif et chasse tout ce qui est négatif ; pour Patrick Wotling il a surtout une dimension morale et constitue une maxime de vie quasi-kantienne ; pour Monique Dixsaut ce n’est pas un fait mais une pensée, « savoir si nous voulons vivre encore » ; pour Paolo d’Iorio, c’est une parodie ; pour Didier Frank une surrésurrection etc. On s’éloigne toujours plus des prétentions « scientifiques » de l’Éternel retour de Nietzsche comme doctrine sur le temps au profit de « révélations » conceptuelles, ce qui faisait dire récemment à Philippe Nemo qu’il s’est lassé de ce temps où « les grands professeurs nietzschéens faisaient attendre leur magnum opus, où le Temps serait enfin dévoilé, la tromperie du temps linéaire déjouée, l’éternel retour prouvé, accomplissement qui déboucherait sur un grand “Amen” au monde, décrit comme le début d’une nouvelle ère ».

Une machine de guerre contre le christianisme ?

Quand on quitte les rivages de l’exégèse nietzschéenne pour jeter un regard naïf sur son Éternel retour, on est tout de suite frappé par la proximité structurelle avec le temps tel que le révèle la Bible : création, déroulement, plénitude, accomplissement dans la vie éternelle.

L’opposition semble pourtant totale quant à l’énoncé : « Dans le cosmos de l’éternel retour, il n’y a plus de place pour la création, la providence ou la rédemption » (Paolo d’Iorio) et Nietzsche entend substituer au temps judéo-chrétien une temporalité sans transcendance :

Quiconque refuse de croire à un processus circulaire de l’univers est tenu de croire en un Dieu qui fait souverainement ce qu’il veut. (FP V, 11, 312)

Pourtant, comme l’a bien montré Peter Berkovitz (Nietzsche, the Ethics of an Immoralist), Nietzsche se met dans une contradiction irrésolue : il rejette tout ordre transcendant et ne veut connaître que le chaos monstrueux de la volonté de puissance dans l’Éternel retour mais entend y établir un nouvel ordre, celui du Destin, que de plus il faut aimer, Amor Fati. L’Éternel retour nietzschéen, intenable au niveau de la science, est-il alors autre qu’une copie de la Révélation ? À un Dieu aimant, il substitue un Destin aveugle. Il sécularise la demande du Notre Père, « Que ta volonté soit faite », par une acceptation aveugle de l’ordre du monde, il substitue à la rédemption apportée par le Christ à la plénitude des temps, la rédemption que lui, Friedrich Nietzsche, apporterait tant au passé qu’au futur – il le dit explicitement dans Aurore. Et si le jeune Nietzsche encore pieux chrétien écrit cette prière la veille de ses 14 ans :

Que ta sainte volonté soit faite ! Je veux accepter joyeusement tout ce qui est, bonheur et malheur, pauvreté et richesse et même regarder avec audace la mort dans les yeux.

Le Nietzsche athée endurci du Gai savoir « prie » de même :

Je ne veux plus à partir de ce jour qu’être un affirmateur.

Enfin, tout comme le temps dans l’Évangile (par exemple en Matthieu 24, 42-51) est plus fondamentalement kaïros que chronos, car surplombé sans cesse par l’éternité qui peut fondre sur lui dans l’instant décisif, le « voleur dans la nuit » de la parabole, de même le temps nietzschéen se veut kaïros de possession de l’éternité dans une espèce de Jugement dernier immanent qui la fait « mériter » quand le moment présent est accepté et aimé, en réponse à la proposition du « démon » du Gai savoir qui peut se glisser dans le jour ou la nuit comme un voleur. L’éternité de Nietzsche se veut « une vie après la vie », éternelle tout comme l’éternité bienheureuse promise par le Christ. Entre l’original et cette copie dévoyée, il faut choisir.

Voilà pour sa doctrine de l’Éternel retour ; quant à Nietzsche lui-même, on découvre que le poursuit sa peur de jeune athée, que « dans ce combat indécis… des expériences finalement douloureuses, des événements tristes reconduisent nos cœurs à l’ancienne foi des enfants ». À mettre en relation avec cette étonnante confidence à Lou Salomé qui parle aussi d’un cycle du temps, mais bien différent de celui de l’Éternel retour :

Oui, la course commence et se poursuit ainsi, mais jusqu’où ? Où court-on quand toute la route a été parcourue ? Si toutes les combinaisons étaient épuisées, qu’adviendrait-il ? Et comment ? Ne devrait-on pas revenir à la foi ? Peut-être à la foi catholique ?[…] En tout cas, l’achèvement du cercle serait plus probable que le retour à l’immobilité,

ou encore avec cette remarque d’Erwin Rohde à un ami commun en 1886 :

Ce que je crains et prévois c’est que, dans les années à venir, Nietzsche rampera jusqu’au pied de la croix.

De fait, ses derniers ouvrages et sa correspondance avant l’effondrement dans la folie, tout comme son édiction d’un calendrier imposant une ère nouvelle anti-chrétienne le 30 septembre 1888, montrent un homme s’arc-boutant contre cette possibilité, jusqu’au blasphème furieux et dément contre Jésus et à l’affirmation qu’il est, lui, le créateur de l’univers et donc le maître du temps. Mais ensuite quelques indices troublants suggèrent qu’à force d’être contre Jésus, Nietzsche est peut-être arrivé, dans le temps de la folie, tout contre [1].

Didier Rance, diacre, historien, ancien directeur national de l’Aide à l’Église en Détresse (AED), auteur de nombreux ouvrages sur les martyrs et les Églises persécutées, et de Nietzsche et le Crucifié (Ad Solem, 2015).

[1] Cf. Didier Rance, Nietzsche et le Crucifié, Turin 1888, Ad Solem, Paris, 2015.

Réalisation : spyrit.net